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Vers un droit administratif des biens communs ?

Le 7 octobre 2019

Les boîtes à livres et les jardins partagés s’implantent aujourd’hui avec un certain succès dans les villes et les communes. De nos jours, ces deux innovations obligent les administrations à envisager de nouvelles approches dans leurs relations avec le public et dans la gestion du risque juridique. Elles illustrent un mouvement de fond : le droit doit se mettre au service de l’innovation.

Résumé

Les nouvelles conceptions juridiques des usagers nécessitent de nouvelles solutions pour les administrations. Les nouvelles technologies ont un impact majeur sur notre façon de concevoir le monde et incidemment sur notre conception juridique du monde.

Ainsi, le droit de propriété traditionnel consacrait la notion première du droit de disposer de la chose (abusus) jusqu’à sa destruction si nécessaire. Or, depuis le début du siècle, c’est la notion du droit d’usage de la chose (usus) qui semble revenir en force au sein des nouvelles formes de partage de son bien. Poussées par l’économie collaborative, les personnes vont être davantage poussées à partager leurs biens et à offrir à une communauté des services collectifs. Ainsi, si cette économie informelle semble avoir toujours existé, son accompagnement par les nouvelles technologies l’a rendu beaucoup plus visible dans la sphère publique. Dès lors qu’il convient de repenser la notion du droit de propriété, par le prisme du droit d’usage, du partage de son bien, il revient à repenser la notion de propriété publique sur laquelle certaines activités de partage vont se manifester.

L’exemple récent de la verbalisation d’une femme qui venait de poser son livre, souhaitant laisser une autre personne le prendre au hasard, sur la voie publique, peut servir d’exemple symptomatique d’une innovation des pratiques sociales contraires au droit positif1. Cette femme, de bonne foi, souhaitait partager son livre avec autrui, alors que juridiquement il s’agit effectivement d’un dépôt sauvage, nécessitant une verbalisation.

Il incombe alors à l’administration d’accepter ces évolutions sociales et de répondre positivement par l’apport de solutions, afin, in fine d’assurer le bon ordre et la paix publique. C’est ainsi que les boîtes à livres2 ont vu le jour un peu partout dans les communes de France, soit à l’initiative des citoyens, de celle des communes, mais obligeant toujours les services à envisager de nouvelles approches dans leurs relations avec le public. Par ailleurs, le mouvement de végétalisation des villes s’accompagne d’une nouvelle vision de la rue, favorable à une forme d’agriculture urbaine. C’est ainsi que le mouvement des Incroyables comestibles3 promeut la mise en place de vergers urbains partagés en accès libre depuis la rue, à la portée de tous et sous la responsabilité de chacun.

Ce mouvement va également pousser les communes à différentes solutions juridiques, et nécessitera une nouvelle approche des cadres classiques du droit public que sont la convention et le règlement administratif, dans le respect d’une approche tournée exclusivement vers la gestion du risque juridique.

La gestion du risque juridique, un travail collaboratif au sein des services

Les nouvelles pratiques des citoyens obligent le décideur public à devoir trancher et à dégager une commande politique claire auprès de ses services. Sans une commande politique explicite, il appartiendra aux services de travailler avec l’élu pour affiner sa demande, quitte à redéfinir le projet. Le rôle du juriste, à ce stade, sera celui d’un explorateur, d’un chercheur d’exemples et de vérification de ce qui se passe ailleurs. Dans notre monde territorial segmenté, il existe toujours une collectivité qui est pionnière par rapport à la nôtre.

Le juriste va devoir travailler en étroite collaboration avec le service porteur de projet, mais également ne pas hésiter à mettre en relation ce service avec d’autres services qui ne sont pas a priori concernés par ces projets. Ainsi, de prime abord, le service de la police municipale ne devrait pas être sollicité pour mettre en place une boîte à livres portée par le service scolaire. Mais son expertise et la connaissance de la délinquance et des actes d’incivilités et de dégradations du mobilier urbain est essentielle dans la localisation des futurs emplacements et des matériaux utilisés. En outre, un service « vie associative » et les bibliothèques pourraient également être associés dans l’analyse de la vie de la boîte à livres. En effet, dans la mesure où seule la communauté d’usage doit faire vivre la boîte, il conviendra d’associer le plus large public possible et de veiller à ce que les livres proposés soient éventuellement variés et en nombre suffisant. En outre, puisque le denier public a acquis des livres pour nos bibliothèques, il semble naturel, pour une administration qui décide de les abandonner, de les offrir à ses administrés. L’ensemble de ces services interlocuteurs, qui disposent de leur propre point de vue, va non seulement permettre au service porteur de projet de mieux cerner les enjeux internes de sa collectivité mais assurer au juriste de pouvoir trouver la solution juridique la meilleure possible pour satisfaire la commande politique.

Enfin, ces nouveaux types de services nécessitent l’association du public pour leur bonne exécution. Il conviendra de définir avec le service porteur de projet les différentes formes d’association du public aux décisions de l’administration, soit par l’intermédiaire d’un budget participatif, d’une consultation locale, d’un conseil de quartier ou d’autres formes inédites mais qui répondent toujours à la commande politique. En tout état de cause, selon les nouveaux principes posés par les articles L. 131-1 et suivants du Code des relations entre le public et l’administration. Une nouvelle forme de codirection et du partage des risques entre l’administration et les citoyens est ainsi à définir.

Ainsi, après avoir recueilli les avis des services et défini avec le public l’horizon du projet, il appartient au juriste de voir si une réalité juridique s’applique. Car, en définitive, l’occupation du domaine public d’une boîte à livres n’est que la face émergée d’une réalité juridique qui recouvre plusieurs aspects.

L’adoption de la solution et son éventuelle généralisation à des problématiques plus importantes

Dès lors que les risques auront été identifiés, il conviendra de présenter la solution la meilleure aux décideurs politiques. En définitive, il apparaît que seules deux grandes options s’offrent à la commune qui souhaite mettre en place une boîte à livres ou répondre au besoin des Incroyables comestibles :

  • accepter de porter l’ensemble des risques juridiques ;
  • partager la gestion des risques, notamment en passant par une association avec un tiers.

Dans le premier cas, il s’agit de considérer la mise en place de boîtes à livres ou d’un jardin partagé accessible comme un service public offert par l’administration. Il appartient alors aux services d’entreprendre l’ensemble de la gestion de la conception jusqu’à l’exécution du service. Cependant, si, dans l’absolu, cette conception traditionnelle de la gestion du service semble sécurisante, elle emporte un risque majeur de voir ce service exister en dehors du besoin des habitants. Une boîte à livres implantée au mauvais endroit peut vite être hors sol par rapport aux souhaits de la population.

Reconvertir une cabine téléphonique désaffectée ou mettre en place une boîte à livres dans un quartier, sans l’avoir envisagé au préalable avec les commerçants ou les associations de ce quartier, voire même avec les habitants directement, peut conduire à un rejet ou à un échec de cette activité. Il conviendra alors au service porteur de projet d’envisager juridiquement une forme d’association des habitants au service. L’organisation d’un concours au sein des écoles, avec sélection des meilleures boîtes peut s’avérer être une bonne solution à terme. Ou encore, passer par une réunion publique ou un budget participatif permet de créer une stimulation collective et assure une bonne réception de ces nouveaux dispositifs. Il appartiendra alors au Conseil municipal de délibérer sur l’organisation d’une telle procédure d’association du public.

Reconvertir une cabine téléphonique désaffectée ou mettre en place une boîte à livres dans un quartier sans l’avoir envisagé au préalable avec les commerçants ou les associations de ce quartier, voire même avec les habitants directement, peut conduire à un rejet ou à un échec de cette activité. Il conviendra alors au service porteur de projet d’envisager juridiquement une forme d’association des habitants au service.

S’agissant d’un jardin partagé, le risque d’un accès libre oblige la puissance publique à la compromission avec les promoteurs des incroyables comestibles. Cela passera sûrement par la mise en place de permis de végétaliser4 ou d’un jardin partagé5 ouvert au public durant certaines périodes par les agents communaux, ou enfin par la mise en place d’un jardin pédagogique pour les élèves des établissements scolaires. Le risque juridique d’un accès libre à des plantations est en effet très élevé pour un maire, en charge de la salubrité publique ou du bon ordre. Arrivés à maturation, les plants pourraient être pris par n’importe qui, à commencer par le premier arrivé qui peut ne pas être celui qui a participé à la culture de ces plants. En outre, cette compétition au premier arrivé pourrait conduire à une course à l’échalote contribuant à terme à la détérioration des plants. Par ailleurs, mettre en place un tel service sans contrôle direct par les agents pourrait engager la responsabilité du maire, autorité de police de la salubrité. Sans contrôle administratif, il est possible que les plants utilisés soient illégaux, interdits à la consommation ou bien susceptibles d’être contaminés par un tiers malveillant. La solution du permis de végétaliser, délivré à une seule personne à ses risques et périls et le cas échéant pour cultiver uniquement un certain type de plants, semble alors être la solution la plus raisonnable à mettre en œuvre pour se rapprocher de l’objectif des incroyables comestibles. Toutefois, dans cette situation, l’administration ne gère plus directement le service mais le délègue.

La délégation à un tiers peut en réalité permettre l’aboutissement de projets beaucoup plus ambitieux. Tout d’abord parce que bien souvent, les services n’ont pas les connaissances techniques, le temps, ou les effectifs pour contribuer à la réussite du projet. Au regard de ces contraintes, une forme d’association avec un tiers semblera être la solution la plus acceptable pour partager la gestion du risque.

S’agissant des Incroyables comestibles, une autorisation d’occupation domaniale délivrée à une association sur une dépendance du domaine public sera la meilleure des solutions envisageables. Le terrain est borné, sous une garantie d’occupation par une personne morale regroupant en principe l’ensemble de la communauté d’usage, et demeure couvert par une assurance en cas de détérioration. En plus, s’agissant d’une occupation à titre précaire et révocable, elle permet à l’autorité domaniale de pouvoir y mettre fin sans discussion avec son occupant, la mettant dans une position très confortable. Pour ce qui concerne les boîtes à livres, la situation est légèrement différente, souvent ce
seront des associations qui demanderont à occuper le domaine public en vue d’y implanter une boîte, en leur permettant, parfois, de se faire un peu de promotion publicitaire (comme les boîtes à livres du Lions club6). Dans ce cas, il conviendra à l’autorité domaniale d’agir prudemment et de veiller à ce que cet acte de mécénat privé rende plus de services à l’intérêt général qu’à son donateur.

Toutefois, il convient de considérer que ces nouvelles formes d’action publique obligent à repenser le cadre de l’action administrative classique. En effet, la construction des boîtes à livres dans le cadre d’un concours et le transfert de propriété à la commune n’éteignent pas tous les droits de propriété intellectuelle des constructeurs sur leur œuvre. La commune ne pourra pas entreprendre leur désaffectation sans leur consentement.

Cette situation qui peut sembler mineure et finalement ne pas être trop attentatoire aux droits des usagers constructeurs, pourrait vite devenir un véritable obstacle lorsqu’il s’agira de constructions beaucoup plus importantes pour des mobiliers urbains plus conséquents. Ainsi, la construction, par le collectif En Rue7, de mobiliers urbains par les habitants pourrait être rétrocédée à l’autorité domaniale mais uniquement si celle-ci s’engage à les conserver tels quels, sans possibilité de désaffectation ou de déplacement sans l’accord des ayants droit.

S’agissant des jardins partagés, une délégation à un tiers d’un projet plus grand d’agriculture urbaine pose également le problème des droits de la communauté d’usage. Ainsi, l’agrocité R-urban a été expulsée du terrain qu’elle occupait de la commune de Colombes à la suite du changement de majorité en 20148. Malgré des investissements conséquents du conseil régional, la commune, en tant qu’autorité domaniale, a décidé de faire occuper le terrain par un parking, ne laissant d’autre choix à l’association que de trouver refuge dans la commune de Gennevilliers. L’ironie amère de cette histoire réside dans le fait que la commune de Colombes a relancé l’idée d’une occupation de ses terrains pour une ferme urbaine en 20199.

La communauté d’usage ne disposant d’aucun droit supérieur à celui d’un quelconque occupant du domaine public, elle ne peut pas demander en justice une quelconque réparation du fait de l’inconstance des décideurs publics. Pourtant, depuis 2008, le Sénat a adopté une proposition de loi permettant de codifier les jardins partagés, au sein du Code de l’action sociale et des familles, comme étant une nouvelle forme d’occupation des terrains par des jardins familiaux10. Le grand avantage d’une telle codification est de garantir un droit supplémentaire à l’occupant : celui d’être relocalisé à la charge de l’aménageur lorsque ce dernier récupère le terrain pour en faire une construction neuve. Un tel droit, appliqué à la ferme R-urban, aurait permis à la communauté d’usage d’être relocalisée aux frais de la commune et de pouvoir continuer à offrir ses prestations et ses innovations directement à la population colombienne.

Une nouvelle discipline du droit public doit ainsi voir le jour, permettant de repenser l’action administrative non plus comme une simple prestation de service, mais comme vecteur de la mise en commun de choses partagées. Il est ainsi temps d’oeuvrer pour l’émergence d’un droit administratif des biens communs.

Car en définitive, les règles d’association du public peuvent bien exister, les services administratifs peuvent bien mettre en œuvre la décision, les citoyens peuvent bien gérer directement le service ; tant que le Parlement n’aura pas pris la mesure de repenser le service public de demain comme une mission au service des habitants par les habitants et pour les habitants, plutôt qu’un service concurrent du service marchand et de l’initiative privée ; l’innovation publique restera bridée par des dispositifs normatifs inadaptés conçus pour laisser l’usager passif et non plus maître de son service, allant inexorablement vers une ubérisation des services publics. Les juristes territoriaux devront alors utiliser ces dispositifs inadaptés pour les marier avec les nouvelles pratiques des usagers et combler ainsi la passivité du législateur. Mais ce travail ne conviendra jamais totalement aux réels besoins des habitants et de leurs élus. Pour garantir à terme l’émergence d’une véritable coproduction des services publics et une mise en commun des missions d’intérêt général, l’administration devra bien travailler directement avec les usagers, pour partager non seulement l’exécution du service, mais aussi pour mettre en commun la direction des services publics.

Une nouvelle discipline du droit public doit ainsi voir le jour, permettant de repenser l’action administrative non plus comme une simple prestation de service, mais comme vecteur de la mise en commun de choses partagées. Il est ainsi temps d’œuvrer pour l’émergence d’un droit administratif des biens communs.

  1. Olivier N., « Verbalisée pour avoir voulu donner un livre : la mairie de Paris va annuler l’amende », francebleu.fr 16 févr. 2017.
  2. https://www.boite-a-lire.com/#decouvrir
  3. http://lesincroyablescomestibles.fr/
  4. https://www.paris.fr/permisdevegetaliser
  5. https://www.lille.fr/Que-faire-a-Lille/Envie-de-nature/Pratiquer/Participer-a-un-jardin-d-habitants
  6. http://www.lions-france.org/ouest/maj/upload/document/document_4951.pdf
  7. https://www.halleauxsucres.fr/chantier-collectif-en-rue
  8. Prudhomme M., « Chassée de Colombes, la ferme R-Urban renaît à Gennevilliers », enlargeyourparis.fr 23 nov. 2017.
  9. Daboval A., « La plus grande serre urbaine d’Europe va pousser à Colombes », leparisien.fr 26 juin 2019.
  10. Proposition de loi relative aux jardins familiaux et aux jardins d’insertion : http://www.senat.fr/rap/l02-376/l02-376.html
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