Revue

Dossier

Alain Lambert : « Avec la transition écologique, il ne faut recourir à la norme que lorsqu’il n’y a pas d’autres solutions possibles. »

Alain Lambert
Le 30 novembre 2023

Ancien ministre du Budget et président du Conseil national d’évaluation des normes (CNEN), Alain Lambert considère que la France produit encore beaucoup trop de normes. Le Code général des collectivités locales a triplé de volume entre 2002 et 2022 pour dépasser aujourd’hui le million de mots et le Code de l’urbanisme a enflé de 44 % en dix ans ! Pour endiguer cette inflation, il préconise notamment d’améliorer le dialogue entre l’État et les collectivités locales et de favoriser des guides de bonnes pratiques plutôt que d’imposer des textes réglementaires difficiles et complexes à appliquer. Le zéro artificialisation nette (ZAN) est « symptomatique d’une méthode normative catastrophique », explique-t-il.

Pourriez-vous rappeler brièvement le rôle, les missions et les chantiers prioritaires du CNEN ?

C’est une institution qui a été créée par la loi1 comme une instance de dialogue entre d’une part, les élus locaux et les collectivités territoriales et d’autre part, le Gouvernement et ses administrations centrales. Sa mission institutionnelle, fixée par le législateur, est d’évaluer les normes qui sont applicables aux collectivités territoriales. Donc s’agissant des missions, on agit plutôt sur deux niveaux. Le premier niveau est celui du flux des normes qui nous arrive chaque mois et celui du stock des normes sur lequel nous ne pouvons pas travailler suffisamment.

Concernant les chantiers prioritaires pour reprendre votre question, le premier d’entre eux est d’abord de garantir la permanence du dialogue. Et c’est vrai que nous sommes quasiment la seule instance qui, chaque mois, réunit à la fois des représentants des administrations centrales et des collectivités territoriales. Le deuxième principal chantier est de réévaluer le stock de normes qui s’impose à nous, même si je vous avoue d’emblée que nous ne sommes pas en avance sur ce sujet. En effet, lorsqu’on roule à la vitesse d’un texte par mois, il est difficile de pouvoir mettre à l’examen le stock de normes. Le troisième chantier prioritaire, c’est de servir de catalyseur pour l’amélioration du droit, ce qui nous conduit à avoir des relations permanentes avec le Parlement, avec nos homologues étrangers, avec l’Université ou encore avec les principales institutions publiques du pays, comme le Conseil d’État.

Le rapport public d’activité 2019-2022 du CNEN fait état à nouveau d’une inflation normative alors que la crise sanitaire avait réduit la production de normes. Quelles sont, selon vous, les causes profondes d’une telle dérive normative ?

Pour élucider, ou en tout cas pour énoncer ces causes, nous nous appuyons d’abord sur nos analyses en fonction des saisines que nous avons chaque mois, mais aussi sur les travaux d’autres institutions telles que le Conseil d’État, qui, je vous le rappelle, a déjà consacré trois études en vingt ans sur la problématique de l’inflation normative2.

Trois principales causes sont identifiées, que nous reprenons et partageons aisément au regard de notre expérience. Les facteurs sociologiques, techniques et administratifs constituent la première cause, avec trois explications majeures :

  • le progrès technique, la mondialisation et l’ouverture à la concurrence ;
  • une demande accrue de normes dans divers domaines : sécurité, santé et environnement (ZAN, zones à faibles émissions [ZFE]) ;
  • une spécialisation des producteurs de normes (raisonnement en silo des ministères sans concertation et vision d’ensemble).

Les facteurs politiques et médiatiques (les « lois de circonstances ») sont la deuxième cause. Les événements exceptionnels – les « faits divers » – entraînent, de la part des pouvoirs publics, un réflexe normatif qui entrave nécessairement la qualité et l’acceptabilité de la norme sur le terrain. Ce mauvais réflexe est couplé à la nécessité, pour chaque gouvernement, d’exister dans le paysage politique et d’imprimer sa marque qui les pousse à légiférer dans l’urgence. La conséquence est de créer une instabilité de la règle de droit, des lacunes en matière de légistique, une complexité du droit, etc.

Les facteurs juridiques et institutionnels constituent la troisième cause, avec une multiplication des normes de références internationales et européennes. Le CNEN observe une tendance française, de plus en plus prégnante, à sur-transposer les directives européennes. Les administrations rajoutent des dispositions juridiques allant au-delà des exigences formulées par les directives.

L’inflation normative est aussi liée aux nécessités de lutter contre les changements climatiques. Peut-on lutter contre les dérèglements climatiques sans contraindre ?

C’est une très bonne question. Elle est aujourd’hui au cœur de l’actualité. L’enjeu de l’adaptation climatique est l’une des plus redoutables questions que nous avons à traiter. Le CNEN en est tout à fait conscient. Mais cette question climatique n’échappe pas à la question éternelle de savoir quel dosage est le plus efficace entre l’incitation et la contrainte. Or, l’expérience nous enseigne que le « toute incitation » ou le « toute contrainte » ne marche pas. Il faut donc trouver une sorte de mixte appropriée entre l’incitation et la contrainte.

L’essentiel, à nos yeux, est de faire adhérer les destinataires de la norme aux objectifs poursuivis, de sorte que la contrainte soit perçue comme nécessaire et non pas comme punitive. Le CNEN joue le rôle de pédagogue pour faciliter, pour fluidifier le dialogue entre l’État central et les élus de terrain sur l’impact des nouvelles réglementations liées au réchauffement climatique. Il est important, à nos yeux, que les pouvoirs publics nationaux intègrent, pour que la transition écologique réussisse, que la condition préalable est qu’elle soit présentée et perçue de manière positive comme un défi collectif. Elle doit être encouragée, perçue comme vertueuse, et être le fruit d’une vision partagée du futur qui ne soit pas simplement un arsenal de contraintes.

La norme ne peut pas être l’alpha et l’oméga de l’action publique. Il est important, pour réussir cette transition écologique, d’embarquer les citoyens et de mobiliser la population en proposant des objectifs qui soient clairs et des instruments de mesure des résultats pour maintenir et encourager l’effort collectif dans la durée. En matière de transition écologique, nous recommandons généralement de recourir à la norme que lorsqu’il n’y a pas d’autre solution possible. Les collectivités territoriales doivent aussi pleinement jouer leur rôle, nous ne réussirons que si nous formons une équipe soudée.

Le ZAN fixée par loi dite « Climat et résilience » du 22 août 20213 n’illustre-t-il pas ce phénomène incontrôlé de l’inflation normative dans lequel la France est enlisée ?

C’est un cas assez symptomatique : à un rythme effréné, de nombreux textes d’application de cette mesure ont été soumis au CNEN (trois textes, le 22 févr. et le 3 mars 2022 ; 2 textes le 23 juin 2022, etc.). Ces textes ont été préparés dans la précipitation et présentés – au demeurant – dans un contexte politique incertain qu’était celui de l’élection présidentielle. Le CNEN a, à chaque reprise, prononcé un avis défavorable, non en raison des objectifs qui sont pleinement partagés, mais du fait de l’absence d’une stratégie globale, d’impacts financiers non renseignés et d’un manque de concertation avec les acteurs de terrain. Le ZAN est le prototype d’une méthode normative catastrophique pour la réussite de la politique engagée, et il aurait dû faire l’objet d’une concertation plus étroite et en amont avec les collectivités territoriales.

Fort heureusement, le Gouvernement a récemment fait aboutir une proposition de loi et ses textes réglementaires d’application aux termes d’un travail de concertation abouti avec les parties prenantes, notamment les représentants des collectivités territoriales (Association des maires de France [AMF] et régions de France). Preuve en est : le CNEN a récemment rendu trois avis favorables sur les projets de textes réglementaires d’application relatifs au ZAN (séance du 27 juill. 2023).

Quelles sont vos préconisations pour trouver un juste équilibre entre précision normative et liberté d’administration des collectivités locales, notamment face aux transitions ?

Il faut agir sur deux fronts. Tout d’abord, renforcer le contenu du principe de libre administration des collectivités territoriales. Ce principe de libre administration manque singulièrement de contenu, et le CNEN doit, en conséquence, fréquemment se référer à l’esprit du principe à défaut de pouvoir s’appuyer sur des dispositions constitutionnelles, organiques ou législatives. Ensuite, c’est en respectant la séparation du domaine de la loi et du règlement. Si ce principe gagnerait à être précisé, il ressort surtout que le simple respect de la répartition des compétences telle que posée par les articles 34 et 37 de la Constitution constituerait une avancée importante. L’excès de détails introduit dans la loi rend parfois sa mise en œuvre complexe, voire impossible ou excessivement coûteuse, à raison de circonstances locales particulières, en contradiction totale avec le principe de libre administration. L’encadrement du pouvoir législatif, notamment par le renforcement de la portée de la libre administration des collectivités territoriales, pourrait constituer un levier pour agir efficacement face aux transitions. Il est nécessaire « d’adopter plus systématiquement le point de vue des destinataires » pour reprendre les mots du vice-président Jean-Marc Sauvé.

Comment simplifier et réduire les normes en France pour redonner du pouvoir d’agir aux élus locaux ? Le recours au droit souple (« soft law ») peut-elle constituer une piste de solution ?

Il me semble que nous pourrions davantage fonctionner à partir de guides de bonnes pratiques, qui seraient édictés par les ministères en concertation avec les collectivités territoriales pour la mise en œuvre des politiques publiques. Ces guides seraient parfois plus efficaces que les lois et règlements qui apparaissent beaucoup plus comme une contrainte. La deuxième méthode, c’est la contractualisation : l’État pourrait contractualiser avec les collectivités territoriales sur un certain nombre de politiques publiques, par exemple, la lutte contre le changement climatique, de manière à proposer aux collectivités territoriales d’inscrire, dans le cadre de contrats, des actions qu’elles envisagent de mener pour servir cet objectif-là. Et ceci aurait une efficacité beaucoup plus grande puisqu’au lieu de résulter d’un texte qui s’imposerait comme une contrainte, cela résulterait d’une libre volonté ou appréciation et d’une adhésion des collectivités territoriales.

Ces vecteurs de droit souple permettraient de fixer de grandes orientations et de diffuser des retours d’expériences afin de mieux accompagner les collectivités territoriales dans la mise en œuvre des politiques publiques. Toutefois, j’attire votre attention sur le fait que ce recours au droit souple n’est pas l’unique solution : il vient en complément d’autres solutions.

Vous parlez de guides de bonnes pratiques qui pourraient être plus utiles et plus efficaces que la production de toutes ces normes. Est-ce que nous avons des pratiques inspirantes en dehors de nos frontières, dans d’autres pays européens ou même, pourquoi pas, aux États-Unis ou au Canada ?

Nous avons plus spécialement investigué l’Union européenne. En la matière, l’Allemagne est un pays modèle. En 2006, il s’est doté d’un organe spécifique de contrôle des normes : le Nationaler Normenkontrollrat (NKR). Nous avons publié un rapport conjoint en 2021 (voir encadré, p. 35). Le modèle allemand est une chance pour le CNEN et, plus largement, pour combattre l’inflation normative et la dégradation de la réglementation française. Le NKR jouit d’une légitimité incontestée dans le champ institutionnel allemand. Il collabore étroitement avec les acteurs associés à l’élaboration de la réglementation, notamment l’Office fédéral de la statistique (Destatis). L’utilisation de la méthodologie des coûts de mise en conformité et la règle du « one in, one out » (« un dedans, un dehors ») vise à la fois à connaître précisément les coûts financiers des nouvelles réglementations et à alléger l’ordonnancement juridique. Un contrôle ex post est par ailleurs pleinement assuré. Grâce à cette méthode, le NKR a rempli son objectif de simplification administrative, soit une réduction de 25 % du nombre de normes et des coûts administratifs. Or, notre Gouvernement, contrairement à l’Allemagne, ne s’est pas doté d’une vraie stratégie de maîtrise de la production normative. Je pense que l’exemple allemand pourrait pleinement inspirer nos décideurs publics. Si vous prenez d’autres pays européens comme l’Espagne ou l’Italie, les réglementations sont plus locales correspondant mieux aux situations respectives de chacun des territoires. Nous, en France, nous sommes encore trop dans un système extrêmement centralisé, ce qui fait que la règle doit être la même pour la ville de Paris et pour la commune de « Trifouilly-les-Oies ».

Quelques chiffres clés sur le CNEN

Le dernier rapport public d’activité du CNEN (voir ci-contre) porte sur les années 2019-2022.

Publié en février 2023, il contient un certain nombre de chiffres révélateurs de cette inflation normative.

Entre 2019 et 2022 :

  • 75 séances du CNEN organisées ;
  • 1 160 projets de texte examinés (loi, ordonnance, décret, arrêté) ;
  • 90 avis défavorables rendus.

Focus sur l’année 2022 :

  • 21 séances du CNEN organisées ;
  • 325 projets de texte examinés (18 en moyenne par séance) ;
  • 89 saisines en procédures exceptionnelles (urgence avis sous quinze jours ; extrême urgence avis sous soixante-douze heures) ;
  • 36 avis défavorables rendus (soit 9 %) ;
  • 2,5 milliards d’euros de charges nettes supplémentaires pour les collectivités territoriales (contre 791 millions d’euros en 2019 soit une hausse de 200 %).

Rationaliser et évaluer les normes :
regards croisés franco-allemands

Le rapport conjoint du CNEN et du Conseil national de contrôle des normes allemand, Rationaliser et évaluer les normes. Regards croisés franco-allemands, de septembre 2021, revient sur les similitudes et les différences existantes entre ces deux institutions et formule des recommandations à partir de leurs pratiques respectives. Il est notamment proposé l’amélioration de la méthodologie de calcul des coûts résultant d’une nouvelle réglementation par l’exploitation de l’intelligence artificielle ou encore la conclusion d’un partenariat CNEN-INSEE. Nous publions ici l’essentiel du rapport :

« Chaque système juridique comprend des failles inhérentes à son fonctionnement bureaucratique. En France comme en Allemagne, le phénomène de surproduction de réglementation a eu pour effet de se diffuser dans l’ensemble des branches du droit, rendant les politiques publiques illisibles et incomprises tant des citoyens et des entreprises que des collectivités territoriales ou des États fédérés. Cette dégradation de la qualité du droit a entrainé une hyperinflation normative, une bureaucratie exacerbée et une complexité ubuesque de la loi. Dans le courant des années 2000, la création de la Commission consultative d’évaluation des normes et du NKR a été motivée par la volonté d’endiguer ces phénomènes endémiques. Par le contrôle et l’évaluation, ces deux institutions partagent la même finalité : promouvoir une réglementation intelligible, claire et adaptée à ses destinataires.

Malgré un objectif commun, les deux organismes ont adopté des stratégies pouvant s’avérer divergentes qui s’expliquent par leurs différences notables tant sur le plan institutionnel que sur celui de la méthode d’évaluation mise en œuvre. Le positionnement institutionnel du NKR et son large périmètre d’intervention ont permis de conforter sa forte légitimité, renforcée par une méthodologie rigoureuse guidant son action. L’étude des coûts de mise en conformité, incluant les coûts bureaucratiques, ainsi que l’application de la règle du one in, one out et l’effectivité du contrôle ex post, constituent en effet des outils efficaces pour assurer l’évaluation et le contrôle de la réglementation allemande : le NKR a rempli son objectif dès 2011, soit une réduction de 25 % des coûts administratifs.

Contrairement à son homologue allemand, la spécificité du CNEN est relative à son périmètre d’intervention circonscrit aux normes applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics. Il est ainsi devenu le lieu de dialogue central et reconnu entre l’administration et les représentants des différents échelons territoriaux à un stade précoce du processus normatif. Toutefois, sur le plan de l’évaluation à proprement parler, tant ex ante que ex post, le CNEN pâtit largement d’un manque de moyens dédiés et de l’absence d’une culture de l’évaluation en France.

Poursuivant la logique du mieux légiférer, des recommandations ont été formulées à partir des pratiques respectives des deux institutions. La faible association des parlements nationaux et l’insuffisance persistante de l’évaluation des coûts appellent aujourd’hui à trouver des solutions durables pour l’avenir. À cette fin, une association plus étroite des acteurs participant à l’élaboration de la réglementation doit être encouragée. Le recours à l’expertise des organismes chargés de la statistique et des études économiques est primordial dans l’amélioration du calcul des coûts résultant d’une nouvelle réglementation. L’indépendance, l’influence et la transversalité du CNEN pourraient par ailleurs être renforcées par l’évolution de son statut juridique sur la base du modèle allemand.

Enfin, la politique du mieux légiférer doit s’inscrire inévitablement dans un cadre européen par une coopération active avec le réseau RegWatchEurope. S’inspirer mutuellement est aujourd’hui essentiel : la qualité de la réglementation étant devenue un enjeu majeur dans nos démocraties, assurer son contrôle et son évaluation de manière qualitative constitue une solution pérenne pour changer de paradigme. »

  1. L. no 2013-921, 17 oct. 2013, portant création d’un Conseil national d’évaluation des normes applicables aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics.
  2. Conseil d’État, Mesurer l’inflation normative, étude, mai 2018 ; Simplification et qualité du droit, étude, sept. 2016 ; Le droit souple, étude, oct. 2013.
  3. L. no 2021-1104, 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.
×

A lire aussi