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Changer d’ADN : une mue d’abord culturelle

Le 6 septembre 2022

Les questions que soulèvent les transitions viennent bousculer les manières de travailler. Du changement de posture nécessaire pour entrer en transition aux méthodes adaptées de management au quotidien, en passant par l’installation de nouvelles coopérations : une mue impérative qui impose un changement de pensée, de regard, de pratiques, bref un changement culturel sur le temps long.

La coopération ne se décrète pas, elle est le résultat d’un processus. Mais ce processus est propre à chaque territoire et surtout, à chaque individu. Aucune méthode « standardisée » ne pourrait, en soi et par automatisme, assurer un changement d’organisation. Et cela, car les changements de posture nécessaires et les nouvelles façons d’imaginer la coopération entre les services, les élus et les habitants passent par la formation progressive d’une culture commune. Cette culture est une nouvelle façon d’appréhender le jeu d’acteur et la reconnaissance de l’identité culturelle, managériale, professionnelle, héritée de l’histoire et qu’il faut faire évoluer. Remettre collectivement des mots et de la compréhension sur l’Histoire qui nous a conduit jusqu’ici est donc un prérequis.

Sandro de Gasparo est intervenant-chercheur au sein du laboratoire ATEMIS, allié de la Fabrique des transitions et intervenant dans le programme Territoires pilotes. Il étudie et analyse les formes d’organisations du travail et leurs évolutions. En prenant l’exemple d’une entreprise classique, il explique le modèle d’organisation du travail, dit « Taylorien » : un modèle industriel basé sur la production de masse, la standardisation, la division du travail et des rapports de pouvoir très forts et unidirectionnels entre les fonctions de direction et d’exécution. « Le même modèle taylorien s’est reproduit au sein de la puissance publique, à travers la bureaucratie, continue-t-il. Il y a quelques différences comme le revenu ou le rapport à l’emploi, mais le principe de la division du travail est le même, avec une spécialisation très forte, différents échelons hiérarchiques, avec des liens de subordination. La fonction publique a été structurée par une approche administrative du service public : un service standardisé (égal pour tous) et piloté de manière centralisée. »

Mais ce modèle n’est plus pertinent aujourd’hui. Il n’est plus à même de répondre aux enjeux contemporains de la transition. Au cours du xxe siècle, en promettant un progrès social, le taylorisme et la dynamique industrielle ont réussi à faire accepter des formes de travail « diminuées » du point de vue de la créativité et de l’autonomie des personnes. Aujourd’hui, selon l’intervenant-chercheur, cette promesse ne tient plus, « le modèle industriel patine depuis quarante ans, du fait en particulier de sa financiarisation, il n’est plus porteur d’une dynamique de développement et de progrès social ».

Dans le champ de l’action publique, les services publics ont suivi une dynamique similaire, de standardisation et de division du travail. Le principe d’égalité a construit un service égal pour tous les citoyens ; l’administration fixe des règles, des critères et des conditions permettant de fournir ce service, conçu de manière centralisée par la puissance publique. Cette conception pose aujourd’hui question, au regard d’un autre principe, celui de l’équité (à chacun selon ses besoins), ou d’une attention plus importante à la diversité des besoins et des ressources, notamment à l’échelle des territoires. L’action publique ne peut plus être centralisée et unique pour tous, mais doit s’adapter à des enjeux locaux, en fonction de besoins spécifiques, des ressources, des dynamiques d’acteurs.

Sandro de Gasparo développe : « Vous pouvez produire un même service pour tout le monde, mais si en face vous avez des acteurs qui n’ont pas les mêmes besoins ou la même capacité d’accéder à ce service, cela peut créer des inégalités de fait. La territorialisation de l’action publique signifie son adaptation, sa singularisation en fonction de la dynamique locale, des acteurs concernés, d’un dialogue à instruire avec eux. Les enjeux de transition se présentent de manière différente d’un endroit à un autre et s’élaborent différemment en fonction des acteurs impliqués. Pour cela, l’organisation du travail doit évoluer, pour répondre à ce besoin de co-construction locale. » Une évolution lente et récente se constate à ce sujet à travers les vagues de décentralisation, des acteurs territoriaux qui prennent de la force, un discours sur la dimension territoriale des politiques publiques.

C’est aussi ce que rappelle Laurent Fussien, engagé de longue date à la Fabrique des transitions et DGS de la ville de Malaunay depuis 2006. Conscient des enjeux futurs concernant le dérèglement climatique, il s’implique dès son arrivée dans le processus de transition de la ville, initié par le maire. En 2012, les choses s’accélèrent : « Nous ne pouvions plus faire comme avant, conduire l’action publique dans les mêmes postures, penser et engager ces transitions avec les points de repères habituels, traditionnels. C’était un changement culturel profond qui s’est approfondi au fil du temps, des échecs, des rencontres. »

Plusieurs points d’appui ont été nécessaires pour faire bouger les représentations, puis les pratiques professionnelles. « Au départ, ce n’est pas évident, il faut changer de manière de voir et de comprendre ce qu’il se passe », témoigne Laurent Fussien. Pour y parvenir, le DGS se souvient notamment de la diffusion de documentaires aux agents volontaires – une manière de partager le diagnostic, les enjeux, avec les agents. Sinon, toutes les actions en termes de management, de projet politique, de partage de valeurs communes ne prendront pas, selon lui.

Changer de modèle de production, c’est changer notre rapport au travail

Une fois le diagnostic partagé, « la meilleure école est d’expérimenter, d’innover, de favoriser l’initiative au sein des services autour de ces enjeux », assure Laurent Fussien. Cela implique de savoir l’accueillir. Car les démarches de transitions sont également déstabilisatrices pour les DGS, censés maîtriser les budgets, le programme politique, etc. Ils se retrouvent face à des situations où leurs pouvoirs, leurs prérogatives, leur échappent. Ils perdent de la maîtrise alors même que de nouveaux acteurs entrent dans la démarche (acteurs socio-économiques, habitants, etc.). Plutôt que d’adopter une posture très descendante et une figure d’arbitre, le travail consiste à augmenter les temps de construction collective.

Valoriser l’expérimentation et la prise d’autonomie des services a été une clé de réussite pour Laurent Fussien : « C’est sur l’apprentissage des causes des échecs que l’on s’améliore, on progresse. Cela nous a permis de nous améliorer tout en ayant une approche transversale et collective. » Collective, car les projets ne sont pas portés par un individu dédié mais de manière groupée. « Derrière, cela veut dire aller chercher des ressources comme la capacité de coopération, la question de la confiance, de la gestion des égos, etc. C’est vraiment une réflexion sur comment on travaille ensemble, comment on échange, comment on fait en sorte que les profils soient suffisamment hétérogènes pour créer de l’imagination, de la capacité de remise en question », précise le DGS.

Une perspective de transition sociétale et écologique doit poser la question de l’émancipation du travail et par le travail. La transition est une occasion historique de la remettre en jeu, au coeur d’un projet sociétal renouvelé.

Puis, la commune a mis en place des dispositifs pour reconnaître ce sens de l’innovation, cet engagement, des équipes. Cela est d’abord passé par une prime d’écoresponsabilité. « C’est un plus qui permet d’embarquer des collègues attentifs, préoccupés pour certains, intéressés pour d’autres, par les actions que la ville pouvait développer en matière de responsabilité environnementale et sociale. Reconnaître l’engagement c’est aussi dans la manière de manager », explique Laurent Fussien. Le droit à l’erreur a également été un préalable pour innover. Parfois même, la désobéissance, nous laisse-t-il entendre, « en tout cas, sortir des sentiers battus et accepter la prise de risque dans l’innovation et l’expérimentation ».

Une bonne chose pour Sandro de Gasparo qui analyse : « Nous héritons d’une figure abstraite du travailleur comme un être humain sans activité, qui serait là uniquement pour exécuter mécaniquement des ordres, des consignes ou des orientations politiques. Cela pose un problème politique majeur. C’est aussi pour cela qu’une perspective de transition sociétale et écologique doit poser la question de l’émancipation du travail et par le travail. La transition est une occasion historique de la remettre en jeu, au cœur d’un projet sociétal renouvelé. »

Après plusieurs années d’actions en ce sens, à Malaunay, les résultats sont désormais une ressource puissante pour embarquer de nouveaux acteurs. La démarche de transition devient une part de l’identité du territoire. « Nous arrivons à recruter des personnes alignées avec le projet politique autour de ces enjeux de transition(s) », précise Laurent Fussien. Une évolution positive pour ce territoire qui réunissait 27 volontaires (élus et agents) pour 140 personnes invitées dans son premier comité d’écocitoyenneté.

De nouvelles difficultés émergent

À Malaunay, la transition n’était pas négociable, car portée par le numéro 1 de l’exécutif (un prérequis avant d’entamer toute démarche de transition). Mais dans les collectivités où ce n’est pas le cas, les élus ou les chargés de mission dédiés à la transition souffrent parfois d’un manque d’écoute et de compréhension de la part de leurs collègues. Une situation qui entraîne un risque de surcharge de travail, car personne d’autre ne se préoccupe des enjeux de transition dans les projets.

Autre difficulté, collective : prendre toute la mesure et l’ampleur de la transition systémique. Laurent Fussien essaie d’éviter l’épuisement psychique et cognitif des personnes sous sa responsabilité. Il identifie aussi la surcharge de travail comme un aspect à surveiller : « Quand on a un maire très volontariste, audacieux, qui veut que ça bouge, obtenir des résultats, profiter des opportunités quand se présente un appel à projets, ça demande de faire attention aux impacts. »

Car les personnes, notamment lorsqu’elles sont engagées, ajoutent leurs appétences, leurs préoccupations, leur désir d’agir. Et cela s’ajoute au quotidien. Et la gestion du quotidien s’ajoute à un futur incertain. L’épuisement vient lorsque « malgré tous nos efforts, parfois on a l’impression que ça ne fait pas système, ça ne prend pas, des injonctions paradoxales se rajoutent. On nous demande de se concerter mais aussi d’aller vite, de préserver nos collègues et de transformer l’action publique, d’améliorer la qualité du service que les habitants attendent et sa pérennité dans le temps avec des baisses de dotation de l’État, la dématérialisation des procédures tout en maintenant la proximité, etc. Ajoutons les aléas, les crises », détaille Laurent Fussien. Il remarque que pour un certain nombre de ses collègues, cela peut être difficile. « Le fait d’en avoir conscience et d’être proactif fait que ce n’est pas l’absence de sens qui pourrait nous poser problème mais le surinvestissement par le sens. C’est pour ça qu’il faut s’autoriser des temps de déconnexion, de formation, de repos et savoir dire non. Des petits non permettent des grands oui. Cela vaut aussi pour nos agents. »

Essayer d’avoir une démarche systémique en prenant en compte plusieurs enjeux revient à faire des choix, à prioriser les actions. Et c’est aussi le rôle du manager d’accepter que tous les dossiers n’aillent pas aussi vite qu’il le voudrait, ou que les élus le souhaiteraient.

Le risque de vouloir tout mener de front : l’épuisement des équipes. Et si une personne flanche du côté professionnel et n’a pas de ressources du côté personnel, elle est en danger. Un aspect important qu’à bien en tête le DGS de Malaunay : « Dans nos vies personnelles, nous avons aussi des moments plus ou moins faciles. Parfois la charge mentale devient trop lourde. Nous avons déjà eu des surchauffes, car derrière il y avait un contexte familial, personnel, qui venait fragiliser quelqu’un qui avait déjà un rythme important. »

Or, la capacité à dire non ou renoncer à aller jusqu’au bout d’un dossier ou d’une action n’est pas chose facile. Comme l’affirme Sandro de Gasparo : « Les élus doivent aider les services à construire cette capacité collective à freiner l’activité quand c’est nécessaire, car il en va à la fois de la santé des personnes et de la faisabilité du projet politique. C’est un enjeu de coopération entre élus et services. »

Manager sans épuiser

Il n’y a pas de recette pour développer une culture commune ni pour modifier les organisations de travail. Il y a seulement des points d’appui, car « c’est une affaire d’hommes et de femmes », fait remarquer le DGS de Malaunay.

« Ce à quoi je résiste, c’est l’industrialisation de la coopération, par le déploiement de méthodes à appliquer, comme ça a été fait il y a cent ans par Taylor avec sa “one best way” de l’organisation du travail, exprime clairement Sandro de Gasparo. Je peux vous dire : il faut organiser une fois par semaine une réunion de réflexivité entre les agents pour faire des retours d’expériences, une mise en récits, cela participe à la professionnalisation des agents. Je peux vous dire : il faut mettre en place un système d’évaluation des bugs de la coopération, car on sait que dans la transition il y a plein de mésententes entre les acteurs qu’il ne faut pas laisser passer. Je peux vous dire : il faut instaurer des séances de retour d’expériences, qui permettent de tirer des apprentissages et éviter que les tensions se personnalisent, jusqu’à engendrer des risques psychosociaux… Mais si vous croyez qu’en écrivant cela, des personnes demain vont l’appliquer… C’est pour ça que j’insiste sur le fait que c’est d’abord un travail culturel, des concepts, des représentations, des postures subjectives et professionnelles. Ensuite viennent les méthodes, qui relèvent pour beaucoup de l’expérimentation en situation. »

Et quand certains « profils » de personnes permettent de faire en sorte que l’action collective soit possible, d’autres auront plus de difficulté. De coutume, ce phénomène est appelé « résistance au changement ». Mais quand Sandro de Gasparo interroge ce terme : « La “résistance”, ça nous vient de la physique : ce sont des matériaux qui ne se déforment pas, donc ils cassent. Le stress aussi est une métaphore énergétique. Ce n’est pas anodin. Depuis le xixe siècle, on pense le travail ainsi, le travailleur comme une machine humaine. Cet imaginaire ne nous aide pas à comprendre l’activité humaine : on risque de vouloir passer en force, pour vaincre la résistance, là où il y a surtout besoin de comprendre des difficultés et accompagner des évolutions très profondes. »

L’acteur public n’a pas le monopole de l’intérêt général et du changement culturel

Les élus et les agents ne sont pas les seuls à devoir faire ce changement culturel. Cela vaut aussi pour les habitants et les acteurs socio-économiques qui participent à ces processus de transformation territoriale.

Du point de vue des collectivités, les associations sont un monde un peu à part, leur fonctionnement est très différent, plus souple dans la plupart des cas. Et les acteurs socio-économiques ne se voient souvent pas comme acteurs de l’action publique, mais comme bénéficiaires de subvention. « Mais la transition a besoin que les entreprises aillent au-delà du respect des règles et d’orientations en fonction des incitations publiques. Il faut se questionner plus profondément sur leur modèle de production et leur rapport au territoire », ajoute Sandro de Gasparo.

Ce à quoi je résiste, c'est l'industrialisation de la coopération.

L’acteur public n’est aujourd’hui plus en capacité de tout gérer. Les besoins sociaux, les exigences de la transition dépassent la capacité de travail de l’administration publique. Les territoires pionniers comme Malaunay partagent : « Je dois être un DGS capacitant en interne et en externe. Je vais vers les partenaires du territoire et n’hésite pas à en sortir pour partager », confirme Laurent Fussien. D’autres territoires entament les réflexions nécessaires d’acculturation qui permettront une nouvelle gouvernance. Ces acteurs qui cherchent à penser des dynamiques territoriales en dehors du contrôle unique de la puissance publique se retrouvent au cœur de projets comme la Fabrique des transitions.

  1. Allié de la Fabrique des transitions et intervenant dans le programme Territoires pilotes.
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