Conduire la transformation systémique des territoires, le défi des dirigeants territoriaux

Alexandre Florentin, le président de la mission « Paris à 50 degrés, s’adapter aux vagues de chaleur », a fait le déplacement à Nantes pour présenter les mesures à prendre pour l'adaptation climatique de la capitale française.
©Laurent Badone
Le 22 mai 2024

En première ligne face aux conséquences du changement climatique, les dirigeants territoriaux (directeurs généraux des services [DGS], adjoints [DGA], des ressources humaines [DRH], etc.) ont un rôle de premier plan pour accompagner et accélérer les transitions écologiques et sociales. Face à l’ampleur du défi, mais aussi sa complexité et son ancrage dans le temps long, des formations pour les accompagner se multiplient. Gros plan sur l’une des dernières nées, « Transition écologique et sociale : conduire la transformation systémique des territoires », mise en place par l’Institut national des études territoriales (INET) et le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT).

Diagnostic de vulnérabilité du territoire pour savoir comment agir, recours aux sciences comportementales et à la « sociologie du climat » pour identifier et lever les freins au changement, capacités à mieux prendre en compte les émotions pour gérer les conflictualités qui peuvent naître du changement, expérimentation de nouvelles méthodes et outils (design fiction, portrait « donuts », concepts de « redirection écologique », sociologie du détachement, etc.) pour se projeter dans l’avenir : « La transition, c’est du changement. Et le changement, ça s’accompagne », scande le DGS de La Clusaz, Laurent Badone, à l’initiative avec l’ingénieure pédagogique Ute Tschepe de ce nouveau parcours de formation, lancé en novembre 20231.

Laurent Badone sait de quoi il parle : actuellement DGS de La Clusaz, station de montagne déja confrontée aux impacts du changement climatique, il a contribué à engager son territoire de montagne dans un plan d’adaptation, en ayant recours aux outils de diagnostic et d’intelligence collective pour faire émerger un « futur plus désirable », réussir à embarquer les parties prenantes, et élaborer un nouveau projet de territoire à l’échelle2 : « L’adaptation en montagne ne doit pas se limiter à une simple réflexion sur le développement d’activités hors neige, mais s’inscrire dans une réflexion globale et transverse, associant autant les questions économiques que sociales et environnementales », explique-t-il.

L’approche systémique, une condition de la réussite

Fort de cette expérience et convaincu que les dirigeants territoriaux ont besoin de nouvelles compétences en matière d’accompagnement au changement, de gestion de la complexité et de sciences comportementales, il a eu l’idée, avec Ute Tschepe, ingénieure pédagogique spécialisée dans les questions de transitions, et aussi la cheville ouvrière du cycle supérieur de la transition de l’INET, de lancer ce nouveau parcours.

« Nous avons 180 biais cognitifs dans la tête. Nous avons beau avoir une approche anticipatrice, mécaniquement notre cerveau ne nous incite pas a prendre des décisions adaptées aux enjeux écologiques », confie Laurent Badone.

Avec trois axes forts pour accentuer l’approche systémique : faire émerger les compétences, les outils et les coopérations nécessaires pour permettre aux dirigeants territoriaux de se saisir de leur pouvoir d’agir, questionner les conditions requises (gouvernance, leadership, organisation, postures, décisions, etc.) pour mettre en mouvement des transformations, et rendre opérationnelles de nouvelles pratiques et postures pour retrouver de la capacité d’agir dans les processus de transformation qui traversent les territoires.

Transformer les organisations et les habitudes de travail

Au moment où démarrait ce nouveau parcours avec une première promotion de 15 dirigeants territoriaux, le Sénat publiait son rapport d’information Engager et réussir la transition environnementale de sa collectivité3, dont plusieurs des recommandations formulées font écho au lancement de cette formation.

Première recommandation : les « fresques du climat », de la biodiversité, de la résilience, etc., sont des bons points de départ, mais doivent se prolonger par des « formations solides » comportant « des leviers pour passer à l’action ». La formation « doit lier les enjeux environnementaux aux dimensions sociales et économiques », et permettre de décloisonner les acteurs. Deuxième recommandation : construire progressivement une capacité d’action locale en s’appuyant sur une connaissance précise. Troisième recommandation : impliquer tous les acteurs dans l’approche territoriale : État déconcentré, collectivités territoriales, communauté scientifique locale à l’image des groupes régionaux d’expertise sur le changement climatique (GREC). Quatrième recommandation : mettre en récit cette transition.

TACCT : une démarche complète
pour s’adapter au changement climatique

La démarche Trajectoires d’adaptation au changement climatique des territoires (TACCT)4 a été mise en place par l’Agence de la transition écologique (ADEME). Dédiée aux collectivités, elle permet d’élaborer une politique d’adaptation au changement climatique de A à Z, du diagnostic de vulnérabilité jusqu’au suivi des mesures et à l’évaluation de la stratégie. TACCT s’adapte aux différents contextes des collectivités, quelles que soient leur taille, leur situation géographique ou les activités économiques présentes sur leur territoire. Conçue pour les personnes en charge de l’animation de cette thématique, la démarche propose pour chacune des trois étapes, un cadre d’analyse permettant de structurer le travail à mener avec les acteurs et partenaires extérieurs, en se posant les bonnes questions. 613 collectivités sont déjà engagées dans cette démarche.

Dépasser les constats, partager les vulnérabilités

La phase de diagnostic est souvent indispensable pour territorialiser la connaissance des impacts du changement climatique sur son territoire : « Le diagnostic de vulnérabilité est un outil essentiel pour acculturer, pour mobiliser le territoire et pour aider à la décision », explique Laurent Badone. Pour dépasser les constats et « designer » des politiques publiques à la hauteur des enjeux actuels, le premier module de formation a exploré de nouvelles clés de compréhension pour prendre le temps de renouveler ce diagnostic territorial : « Nous avons exploré le concept de « redirection écologique » 5, la cartographie des « attachements » et les différents types de protocoles pour y renoncer, avec Diego Landivar, enseignant, chercheur à l’École supérieure de commerce (ESC) de Clermont et co-auteur d’Héritage et fermeture6. Avec Olivier Zara7, franco-canadien, pionnier du management de l’intelligence collective, nous avons travaillé sur la gestion des situations complexes et l’hybridation des idées.

Pourquoi le territoire est-il le bon niveau d’action ? Comment retrouver de la capacité d’agir ? Avec qui ? Par quoi commencer ? Rien de mieux qu’une immersion terrain pour embarquer dans les transitions. Le deuxième module a conduit les participant·es sur le territoire de Nantes : « Alexandre Florentin, le président de la mission Paris à 50 degrés, s’adapter aux vagues de chaleur, est venu jusqu’à Nantes pour présenter les mesures à prendre pour l’adaptation climatique de la capitale française. » Michel Nicolas, DGA à la métropole de Nantes, a partagé son « donut » du territoire et rappelé l’importance des enjeux organisationnels. Le donut8, ou « Paris-Brest », c’est un outil expérimenté actuellement par plusieurs collectivités pour évaluer la soutenabilité sociale et environnementale des territoires.

Le comportement, clé du changement

La mise en œuvre de solutions se heurte parfois à la difficulté du changement. La prise en compte des comportements individuels et sociaux ouvre des perspectives intéressantes pour répondre à la complexité des enjeux. Le troisième module a porté sur l’acceptabilité sociale et politique du changement, et l’acceptabilité comme un facteur de réussite : « Nous avons 180 biais cognitifs dans la tête. Nous avons beau avoir une approche anticipatrice, mécaniquement notre cerveau ne nous incite pas à prendre des décisions adaptées aux enjeux écologiques », confie Laurent Badone. Pour ce troisième module, lui et Ute Tshepe ont ainsi invité Nicolas Fieulaine, chercheur en sciences du comportement et enseignant à Sciences Po Lyon, dont les travaux de recherche portent sur les changements de comportements et les conditions à réunir pour y parvenir : « Il montre bien que les comportements sont souvent irrationnels malgré les dangers. Sur le climat, il y a encore un décalage entre la conscientisation des enjeux et les changements de comportement. Ses travaux mettent en évidence que la charge cognitive conduit à l’inaction. » Pour provoquer le changement, il faut notamment changer le récit et les représentations sociales. Stéphane Labranche, sociologue du climat, a apporté un éclairage sur l’importance de créer un futur désirable, « ce qui marche, c’est de créer du désir et de la motivation, il faut passer par des affects, les représentations sociales, avec un message accompagné de solutions ».

Pour aller plus loin

  • Kaës R., Missenard A., Anzieu D., Guillaumin J., Kaspi R. et Bleger J., Crise, rupture et dépassement. Analyse transitionnelle en psychanalyse individuelle et groupale, 1979, Dunod.
  • Gilli F., La promesse démocratique. Place aux citoyens !, 2022, Armand Colin.
  • Hartmut R., Rendre le monde indisponible, 2023, La Découverte.
  • Hamant O., Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant, 2023, Gallimard, Tracts.
  • ADEME, « Qu’est-ce qu’une transition socialement juste ? », 2023 (https://infos.ademe.fr/article-magazine/quest-ce-quune-transition-socialement-juste/).
  • Badone L., Une fonction publique pour la transition écologique. L’importance de la gouvernance dans les processus de transition, fiche « Outils de la transition », 2023.
  • France stratégie, « Les enjeux distributifs de l’action pour le climat », webinaire, 2023 (https://www.strategie.gouv.fr/debats/revoir-video-webconference-enjeux-distributifs-de-laction-climat).

En clôture de la première promotion en mars 2024, Bernard Alix, président de la maison du travail, enseignant au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) ainsi qu’à l’université Paris X, et complice de ce dispositif de formation, a également cité Yves Schwartz, et particulièrement « Les ingrédients de la compétence : un exercice nécessaire pour une question insoluble », en faisant référence à l’article du philosophe français paru en 1997 dans Éducation permanente.

  1. Le parcours dure cinq mois avec trois modules en plénière et deux sessions à distance. La première promotion a embarqué 15 participants (DGS, DGA et directeurs de collectivités territoriales).
  2. Nessi J., « La transition écologique, le nouveau cheval de bataille du CNFPT », Horizonspublics.fr 20 mars 2023.
  3. Burgoa L., Martin P. et Benarroche G., Engager et réussir la transition environnementale de sa collectivité, rapport d’information, 2023, no 87, Sénat.
  4. https://tacct.ademe.fr/
  5. Nessi J., « La redirection écologique gagne les collectivités locales », Horizonspublics.fr 28 mars 2024.
  6. Négre A.-L., Bonnet E., Landivar D. et Monnin A., Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, 2021, Divergences.
  7. Zara O., « L’excellence décisionnelle : la clé du succès dans l’innovation publique », Horizons publics hors-série hiver 2023.
  8. La théorie dite du « donut » a été inventée en 2012 par l’économiste Kate Raworth. Elle définit un « espace sûr et juste » situé entre deux limites : un plafond environnemental définissant les frontières écologiques que l’Humanité ne doit pas franchir, et un plancher social, correspondant à la satisfaction des besoins fondamentaux de tous.
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