Des poètes de Parlement et de communes ? Et pourquoi pas ?

poetes au parlement
« Voici ce que propose l’IA Mindjourney quand on lui demande d’illustrer « un-e poète observant et écrivant un texte, au sein du Parlement Français »
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Le 8 février 2023

En janvier 2022, le Monde titrait : « Et si l’Allemagne se dotait d’un·e poète de Parlement ? ». L’article se fait l’écho d’une tribune publiée par trois auteurs allemands dans le Süddeutsche Zeitung, réclamant la création d’un tel statut au Bundestag, en s’appuyant notamment sur le modèle canadien. Nous avons interrogé Simone Buchholz, co-porteuse de l’initiative et la poétesse lauréate sortante du Parlement du Québec, Louise Bérénice Halfe, afin de comprendre la nature de cette fonction, ses enjeux, et de la mettre en perspective dans le contexte français.

Un concept méconnu qui remonte pourtant à loin

Un(e) poète de Parlement voilà une idée qui peut prêter à sourire et dans tous les cas intriguer. Cette notion vient du Royaume d’Angleterre, qui après une première expérience en 1616, s’en dote officiellement en 1668, sans interruption jusqu’à nos jours. Simon Armitage est ainsi le Poet Laureate du Royaume-Uni depuis 2019. Il s’agit d’un poste honorifique nommé par le Monarque sur les conseils du Premier Ministre. Son rôle est d’écrire des vers pour des occasions nationales importantes. Il reçoit actuellement 5750 £ par an et un baril de sherry, en rapport avec une tradition remontant à Charles Ier qui en 1630 livra un mégot de vin des Canaries à John Dryden premier poète du Parlement, en plus de son traitement.

En explorant ce sujet on s’aperçoit qu’il existe ou a existé des Poètes de Parlement en Nouvelle Zélande, Australie, Turquie, Sierra Leone, Somalie, Serbie, Corée du Nord, Nigéria, Jamaïque, Inde, Ethiopie, et Belgique.

L’Université de Paris a même décerné ce titre jusqu’à la fin du 18e siècle. Mais c’est en Angleterre, au Canada et aux Etats-Unis que le dispositif s’est le plus développé. Le Canada s’en est doté en 2001 par une loi sur le Parlement. Le poète est nommé pour deux ans par un jury de spécialistes et gouvernants. Son poste est rattaché à la Bibliothèque. Il est occupé en alternance par des poètes anglophones et francophones. Son rôle est de rédiger des œuvres de poésie pour les occasions importantes du Parlement, de parrainer des séances de lecture de poésie, de conseiller la Bibliothèque parlementaire pour les acquisitions d’assurer des fonctions ponctuelles à la demande du président du Sénat et de la Chambre des Communes. Le poste est rémunéré 20.000 $ assorti d’un budget de déplacement.

Des auteurs allemands re-politisent cette question en 2022

Ce sujet rebondit en janvier 2022, lorsque trois auteurs allemands ; Simone Buchholz, Mithu Sanyal, Dmitrij Kapitelman, publient dans le Süddeutsche Zeitung une tribune s’appuyant sur l’exemple Canadien, et réclamant la création d’une telle fonction au Bundestag. Le sujet prend une tournure plus solennelle et au fond politique. Ils écrivent : « Pourquoi ne pas avoir des poètes au Bundestag ? […] Et si la tâche principale de ces titulaires poétiques était de parler aux députés, de discuter des discours parlementaires, des verser les débats et les courants dans la poésie ou la prose ? ». Le texte les présente comme des « irritants, des perturbateurs », en bref des empêcheurs de faire de la politique en rond. Arguant que la politique doit être ce qui nous touche, nous affecte, ils proposent diverses idées d’installations lumineuses sur la façade du Bundestag, de processus d’éditions.

Ils se demandent « pourquoi la politique ne serait pas transmise dans les mots avec lesquels nous chantons et dansons l’amour ? ». Ils imaginent que le poste pourrait être successivement confié à un jeune poète turc, ou bien encore juif, puis un écrivain du Rwanda, un peintre Syrien.

« Certaines choses ne peuvent pas être transmises dans la langue des statistiques » expliquent-ils, « alors quelle puissance cela aurait. Quel signal à l’Europe et au monde aussi […] la politique gagnerait à être plus poétique et la poésie plus politique ».

Simone Buchholz est une romancière spécialisée dans la fiction criminelle. Elle publie en France chez l’Atalante. Originaire de Francfort, elle vit désormais à Hambourg. Elle nous décrit cette ville comme « un société ouverte, avec de nombreux mouvements de la société civile, où vous pouvez essayer et changer les choses », indépendamment de Berlin. En 2021 elle rencontre Louise B. Halfe, alors Poet Laureate du Canada, lors d’un salon du livre. Quand cette dernière lui révèle sa fonction, et la manière dont elle participe au débat politique à travers ses textes, elle n’en revient pas. Louise B. Halfe lui explique que certains textes portent sur les génocides culturels passés, des peuples autochtone (Indiens, Inuits, Métis). « Je me dis alors : bien, nous sommes un pays d’immigration aussi. Nous avons une responsabilité pour l’Holocauste, notre société est sous tension, il nous faut en parler », nous raconte Simone Buchholz. Elle en parle à des politiciens et sénateurs de Hambourg, des personnalités du monde de la culture. On lui répond que « l’idée est fantastique, que l’Allemagne en aurait bien besoin ». C’est alors que le 3 janvier 2022, elle co-signe la tribune Dichterin Gesucht avec Mithu Sanyal et Dmitrij Kapitelman.

poete femmes

Voici ce que propose l’IA Mindjourney quand on lui demande d’illustrer « un-e poète observant et écrivant un texte, au sein du Parlement Français

Le débat est lancé. Les sociaux démocrates (SPD) et les Verts (Grünen), réagissent immédiatement et positivement. Les conservateurs et l’extrême droite se moquent de l’initiative, en évoquant notamment un « gouvernement de troubadours ». Des discussions et débats s’engagent. Avec du recul, Simone Buchholz nous explique que l’appropriation politique aura été trop rapide, pas assez débattue en amont, ce qui a abouti au « crash de l’initiative » à Berlin. Elle envisage de relancer ce sujet auprès du Parlement de Hambourg.

« Avec des moyens, cela pourrait démarrer sur une logique de résidence artistique par exemple » explique t-elle. Elle estime par ailleurs que « La grande idée serait que l’Allemagne et la France avancent ensemble sur ce sujet » au sein de la Communauté européenne.

Quel espace de liberté et d’impertinence pour les poètes de Parlement ?

Pour Simone Buchholz ce poète doit être libre d’aller et venir dans le Parlement, de choisir ses textes. « S’il veut écrire sur les lobbies par exemple, c’est Ok. Il représente seulement un autre regard ». La proposition est-elle réaliste ? L’histoire britannique donne quelques indications sur ce sujet. En quatre cent ans au Royaume-Uni, trois poètes ont refusé le titre de Laureat, et le tout premier, John Dryden, fut le seul à avoir été démis de ses fonctions pour avoir refusé de prêter allégeance à Guillaume II et Marie II, alors convertis au catholicisme. C’est son successeur, Thomas Shadwell, qui introduit la coutume devenue depuis la règle, d’écrire un poème pour le nouvel an et l’anniversaire du monarque. Par la suite, les poèmes de Lord Tennyson comme "Ode à la mort du duc de Wellington" ou "La charge de la brigade légère" à la fin du 19e siècle donnent une autre dimension à ce personnage, et auraient été appréciés du public victorien. Mais ce même poète, dont l’œuvre la plus célèbre est In Memoriam A.H.H, composera par la suite sur commande, des vers jugés médiocres et complaisants notamment autour de la visite d’Alexandra du Danemark, future épouse du roi Edward VII. Si bien que Jean-Paul Sartre écrira dans Carnets de la drôle de guerre : « Cet écrivain anglais - dont je n'ai pas lu une seule ligne - avait vécu, selon des rapports crédibles, conformément à ma prédication : il avait écrit et il ne lui était jamais rien arrivé (…) Je ne voudrais pas avoir la vie de Tennyson ».

Au Canada, le contrat de Louise B. Halfe a démarré le 1er janvier 2020 et s’est achevé le 31 décembre dernier. Dans un entretien qu’elle nous a accordé, elle nous explique avoir milité et continuer de militer pour que l'on accorde la même valeur à ceux qui écrivent des romans de fiction et de non-fiction. « Je plaide également en faveur de l'alphabétisation autant que je le peux ». Par ailleurs, elle s’est attachée à la question « de l’impact historique de la colonisation » dans la communauté culturelle et après du grand public.

Pour appréhender son travail, elle préconise de lire notamment le texte Angels - the Past is always our Present et conseille aux européens qui souhaiteraient se lancer dans l’aventure d’être « ouverts d'esprit, d’écouter toutes les perspectives, de faire des recherches sur l'histoire, et de dire la vérité ».

Nous l’interrogeons aussi sur les pistes d’amélioration de ce dispositif. Louis B. Halfe souligne un budget encore trop serré. « J'aurais pu avoir recours à une aide administrative, mais il n'y avait guère de budget pour engager un assistant. J'étais complètement submergée par la programmation, la rédaction et le classement ». Certaines conditions juridiques furent aussi inattendues pour elle. « Malheureusement, je n'ai pas prêté suffisamment attention au contrat. Je n'ai pas réalisé qu'en le faisant, j'avais remis ma langue pour l‘usage exclusif du Parlement et que je ne pouvais pas utiliser les traductions sans leur permission ». En ce qui concerne la capitalisation sur le long terme, Louise B. Halfe pense qu’il serait bon d’avoir accès « à la sagesse et aux activités menées par les poètes précédents ».

Elle rappelle enfin que ce dernier est sous contrat. « Il ne peut donc pas être un activiste politique et dire quoi que ce soit qui pourrait apporter une publicité négative aux activités du gouvernement ».

Pertinence d’un·e Poète de Parlement en France

En France, chacun peut imaginer qu’un-e poète, sélectionné par un jury, payé par le Parlement, attaché à une Bibliothèque, issu d’un milieu culturel autorisé, aboutirait à un poste honorifique, un élément de décorum, plus qu’un levier stratégique de politique publique. C’est pourquoi la romancière allemande Simone Buchholz pense que tout futur nouveau poète de Parlement, doit être une sorte de passerelle entre la société civile et le Parlement. Le poète pourrait contribuer à expliquer « comment est née une loi, quel est le sujet qu’elle recouvre en réalité ? ». Pour ce qui est de la France, elle se demande :

« Que donnerait un artiste né en banlieue intervenant auprès de l’Assemblée nationale à Paris ». Et plus généralement, quel genre de travail « post moderne » il faudrait faire pour déconstruire le langage politique, administratif, de la communication.

Nous lui demandons en ce sens si le poète doit être un risque pour le Parlement. « Mais l’art c’est toujours le risque » répond t-elle.

Ce sujet semble se situer entre une idée plaisante mais anecdotique et une possible question fondamentale. Elle nous rappelle que la figure du Poète a pu jouer un rôle notoire dans la Cité. Homère auteur de l’Iliade et l’Odyssée, était surnommé « le Poète ». Ses textes sont indissociables de l’évolution de la Grèce Antique et la philosophie des Lumières prend en partie sa source dans la puissance des mythes qu’il aura composés. Les aventures d’Ulysse n’ont-elles contribué à prendre le large vis-à-vis de l’imaginaire chrétien ?

L’histoire de la France regorge de ces figures hybrides. Des écrivains et orateurs comme Mirabeau, Saint Just, Robespierre ont marqué la Révolution autant par leurs discours, leurs textes que leur action. Des poètes et écrivains comme Lamartine et Victor Hugo furent députés. L’intervention de Zola dans le débat public avec J’accuse sur l’Affaire Dreyfus est l’emblème de cette hybridation. Plus tard, l’appel du 18 juin du Général de Gaulle ne fait pas seulement appel au registre politique. « Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances n'empêchent pas qu'il y a, dans l'univers, tous les moyens pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd'hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l'avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là » annonce t-il via radio Londres. En 2016 Gallimard publie plus de 1200 lettres et poèmes écrits par François Mitterrand à Anne Pingeot. Dans une époque plus récente, Jack Ralite, ancien Ministre communiste et maire d’Aubervilliers fut surnommé le « poète politique » par Laurent Fleury dans une émission de radio France. Ses propositions poïelitiques, sur la culture proposées au Théâtre de Montfort en 2012 explorent ce croisement subtil. En 1998, Christiane Taubira propose un exposé des motifs liminaire très littéraire dans son texte sur la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Jean-Luc Mélenchon, enfin, se revendique comme un « artiste poète de la politique ».

Retrouver l’art et le langage vivant de la chose publique

À l’heure de Twitter, de Tik Tok, ou encore des IA telle que ChatGPT capable de composer des textes poétiques en quelques secondes, ces figures qui associent politique et poésie semblent appartenir à une époque révolue. Pourtant, le poète dans sa fonction la plus profonde, n’est pas seulement un producteur de vers. Il traquerait le langage, qui fait le lien entre les mots et un sens commun enfoui, occulté, édulcoré.

En ce sens, imaginer, des poètes de Parlement, ou de Collectivités, serait une manière de re-questionner les langages faisant à ce jour autorité : le techno-juridique, le langage idéologique, le langage de la communication, celui de l’image.

Des poètes de Parlement pourraient se demander par exemple : pourquoi le terme de « Politique de la ville » est si dissonant, si ambigu, si peu éloquent pour les premiers concernés ? Chercher, et trouver un terme plus adéquat, ne serait-ce pas un coup de tonnerre ? Les poètes pourraient traduire une loi, ou le compte rendu d’un conseil municipal dans un langage qui fasse qu’un citoyen non initié, s’y intéresse, le comprenne et en mesure les enjeux. Par ailleurs, pourquoi n’aideraient-ils pas à mettre en questions, la pandémie d’acronymes au sein de la sphère publique ? Par exemple, est-ce si anodin qu’un-e lycéen-ne perde le contact culturel avec ses aïeux, en expliquant faire HLP et HGGSP comme spécialité de Terminale ?

Le fameux supplément d’âme que l’on prête aux textes de grands orateurs et poètes de l’histoire, ne serait pas qu’un expédient du romantisme. Il reposerait aussi sur ce carrefour, dont on perd facilement la trace, qui relie la pensée, l’imaginaire et la chose commune brute. Dans cette perspective, et au-delà des expériences canadiennes et britanniques, des poètes de Parlement, de Communes, de Collectivités, de nouvelle génération, pourraient avoir pour fonction de contribuer à remettre du vivant dans le langage public.

Cette nouvelle « poétique publique », dont il reste à définir les contours, ne ferait pas tout, mais pourrait constituer un premier pas de côté, vers le fait de réaliser que la politique, est un art à part entière.

Un art, au sens d’une technique, et aussi d’une manière de construire sur la beauté de ces choses, dont on perd facilement la trace, et qui pourtant à la fin, si on sait les rapatrier dans l’entendement commun, remettent du sens au milieu du village.

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