Design, politique publique et collaboration

Figure 2. Photographies d’outils conçus par les designers du Lab’ Occitanie en situation, à différentes étapes des projets.
©Alice Martin
Le 5 août 2022

Quels sont les effets de la démarche de design pour les agents publics impliqués dans la conception d’une politique publique ? Quel est le rôle spécifique du designer qui accompagne ces projets collaboratifs ? La collaboration peut-elle être au cœur de la fabrique des politiques publiques ? Alice Martin a soutenu une thèse en juin 2022, fruit de trois ans d'immersion dans le Lab' de la Région Occitanie, intitulée « Design en collectivité : la collaboration au cœur de la fabrique des politiques publiques à la Région Occitanie ». Un travail qui s’appuie sur six projets de co-conception accompagnés par le Lab’ de la Région Occitanie pour tenter d'apporter des éléments de réponse à ces questions. Elle partage pour Horizons publics les principales conclusions de sa recherche et propose des pistes de réflexions et d’actions pour les années à venir.

Depuis une quinzaine d’années, les liens entre design et administration publique se développent. Les agents publics s’intéressent au design et à sa démarche de conception, les formations en design s’adaptent au contexte public, des appels d’offres sont proposés par les administrations pour recruter des agences et de plus en plus de postes de designers sont créés dans les collectivités.

Malgré cet engouement, les effets et les limites de l’intégration du design dans les administrations sont peu analysés. Afin de produire des connaissances nouvelles sur les apports du design de politiques publiques, j’ai rejoint une équipe d’innovation en interne d’une collectivité : le Lab’ de la Région Occitanie[1]. En tant que designer-doctorante en contrat CIFRE pendant 3 ans, j’avais pour objectifs d’apporter à la fois des connaissances théoriques pour nourrir la recherche en design, des résultats concrets pour les projets accompagnés et des apports nouveaux pour les agents publics et les designers intéressés par ces sujets.

Au sein de la Région Occitanie, l’équipe pluridisciplinaire du Lab’ accompagne des projets de co-conception de politiques publiques en impliquant les agents publics à toutes les étapes de la démarche de design. En complément, des partenaires institutionnels, des professionnels et acteurs de terrain, ainsi que des usagers, sont mobilisés pour concevoir collectivement les solutions les plus adaptées. Six projets ont été sélectionnés comme cas d’étude sur des sujets aussi variés que l’agriculture durable, les lycées, la rénovation énergétique ou encore l’orientation professionnelle. Afin de collecter des données qualitatives, j’ai réalisé une observation participante, c’est-à-dire une observation de ces démarches tout en participant en tant que designer. En complément, j’ai interrogé vingt agents afin d’identifier les conséquences de la co-conception sur leurs pratiques et sur les suites des projets.

Cet article de synthèse vise à transmettre les résultats de ma recherche afin d’ouvrir des espaces de dialogue, de réflexion et d’action. Les conclusions sont présentées en trois parties : les changements de pratique des agents, l’importance de la collaboration et le rôle spécifique du designer.

Malgré les freins administratifs, les agents publics s’inspirent du design

Des auteurs, tels que Christian Bason, le Design Council ou les professionnels de la 27e Région, mettent en avant un décalage entre la démarche de design et les tâches quotidiennes des agents tout en indiquant également des changements de pratiques pour ces agents acculturés. Mes données empiriques ont confirmé ces travaux puisque, d’un côté, les agents indiquent retrouver du sens dans leur travail et s’inspirent de la démarche de design sur d’autres projets. D’un autre côté, ils font face à des freins liés au contexte administratif.

Les agents mettent en avant trois plus-values de la démarche de design :

  • le lien avec les acteurs de terrain, avec bienveillance et humilité. Un directeur raconte : « C’est un moment rare qu’on n’a pas souvent dans sa carrière. Être simplement là à interroger les gens »[2] ;
  • l’approche créative favorisant le lâcher-prise. Les agents apprécient le « cadre qui favorise de sortir de ses postures habituelles » ;
  • le partage, la convivialité et le travail en collectif. « Je me sentais seul sur le sujet, maintenant je suis entouré. Je suis une brique dans un mur » indique un chef de projet.

Les changements de pratique sont de l’ordre du questionnement, de l’inspiration et des évolutions de posture de l’agent, plutôt que la remise en place de méthodes spécifiques. Les agents ont adopté la posture collaborative et s’inspirent de la démarche qu’ils ont expérimentée, tel que le raconte un chef de projet :

Ce qu’il en reste, c’est des références de méthodes de travail, qu’on évoque. On travaille sur l’animation du réseau, et parfois, quand on discute de comment on va faire, on dit : « comme fait le Lab’ ». C’est une référence méthodologique, collaborative, de co-construction. […] Ce qu’il en reste, c’est des méthodes collaboratives vivantes et efficaces ! Une référence qualité en fait.

Malgré leur motivation, les agents indiquent avoir besoin d’accompagnement complémentaire pour remettre en place une démarche collaborative parce qu’ils manquent de compétence et de légitimité. Trois types de blocages persistent, inhérents au contexte administratif : la charge de travail quotidienne et donc le peu de temps disponible pour s’engager sur de nouveaux projets ; la culture des procédures et des cadres inadaptés aux questionnements ; le peu de légitimité accordée aux chefs de projet loin des postes de direction. La transformation des pratiques administratives réduira ces difficultés au moyen de la reconnaissance de la part de la hiérarchie des démarches collaboratives, le développement de la formation des agents pour ce type de pratiques, ou encore l’évolution du management vers un fonctionnement plus collaboratif.

La collaboration comme résultat des projets

La conclusion majeure de mon travail concerne l’importance de la collaboration dans les projets. Ma recherche montre que la mise en place d’un collectif de travail, l’accompagnement de la collaboration, puis la pérennité des pratiques collectives lors de la mise en œuvre, ont favorisé l’adhésion des parties prenantes et le développement d’une politique publique adaptée.

Un directeur impliqué l’explique ainsi :

Pour moi la grande plus-value dans ce projet-là, c’est d’avoir créé l’adhésion autour d’une vision, d’une dynamique, d’un portage régional. Et c’est d’autant plus important dans ce projet parce qu’il y a un sacré paquet d’acteurs, très différents en plus. […] Donc il faut essayer d’accorder les violons de tout ce beau monde et faire un orchestre. Et je pense que ce n’est pas un rôle de chef d’orchestre, mais c’est vraiment aider tout le monde à s’accorder, à parler en s’écoutant et à respecter les points de vue.

Parmi les projets accompagnés par l’équipe du Lab’, aucun n’avait pour objectif d’établir une communauté de travail durable sur le sujet. Pourtant, des collectifs ont été constitués pendant ou après l’accompagnement, et se sont pérennisés. Lorsque les agents ont été interrogés sur des moments marquants au cours de l’accompagnement par le design, ils sont nombreux à raconter des temps collectifs, des rencontres sur le terrain ou des moments de convivialité.

L’un des chefs de projet évoque le sprint créatif, un temps de travail collaboratif de deux jours, organisé par l’équipe du Lab’ :

Le sprint c’est une belle énergie. Je pense qu’au niveau de l’équipe, on n’imaginait pas que ça fonctionne aussi bien que ça. Ça a vraiment été positif sur tous les plans, avec des gens qu’on peut avoir l’habitude de voir plutôt dans des relations conflictuelles, ou discordantes a minima. Là, il y avait une belle dynamique de groupe pour faire avancer ensemble un seul et même projet. C’était assez marquant.

La collaboration n’est ni une intention telle que la participation qui prend des formes variées, ni une étape d’un processus telle que la co-conception. Ann Marie Thomson définit la collaboration comme un processus dans lequel les acteurs interagissent par le biais de négociations afin d’aboutir à des bénéfices mutuels.

Pour développer le modèle du processus collaboratif, je me suis en particulier appuyée sur les écrits d’Ezio Manzini afin de proposer un découpage en quatre étapes (Figure 1) : la rencontre pour constituer un collectif ; la conversation qui nécessite une confiance réciproque entre les membres ; la décision, rendue possible par la représentation de l’intérêt commun ; l’action, c’est-à-dire la réalisation collective en vue de bénéfices mutuels.

Schéma de collaboration, Lab d'Occitanie

Figure 1. Représentation schématique du processus de la collaboration, réalisée par Manon Ménard et Alice Martin, d’après les écrits d’Ezio Manzini.

La collaboration est un processus qui débute par la constitution d’un collectif. Dans les projets de co-conception des politiques publiques, deux niveaux s’imbriquent : une équipe projet composée d’agents de la collectivité régionale et un collectif élargi constitué de parties prenantes variées, telles que des partenaires institutionnels, des professionnels du domaine concerné, des chercheurs ou des représentants des acteurs du territoire. Les spécificités de chacun des individus impliqués, ainsi que les jeux de pouvoir entre eux et l’environnement dans lequel ils interagissent, influent sur le fonctionnement du collectif. Le Lab’ intervient, en tant que tiers, pour favoriser la collaboration dans un environnement égalitaire.

Le rôle spécifique des designers

En ce qui concerne les designers, ma recherche apporte des précisions sur la spécificité de leur rôle et l’évolution de leur métier. J’ai proposé trois postures que ce professionnel prend tout au long du projet : le perturbateur extérieur qui questionne et remet en perspective ; le médiateur entre les parties prenantes à différentes étapes du processus ; l’interprète créatif qui utilise la matérialisation pour représenter des informations.

L’un des agents impliqués raconte :

Le Lab’ c’est un côté poil à gratter, il force à sortir de son jargon et reformuler. C’est un regard extérieur, les bonnes questions au bon moment, et des questions très ouvertes. On a réussi à sortir la substantifique moelle de ce qu’on voulait faire et des besoins. On change d’air, ça fait du bien, ça donne du sens parce qu’on se questionne sur du fond.

Alors que certains professionnels du Lab’ peuvent être perturbateurs et médiateurs, le designer est le spécialiste de l’interprétation créative. Il met en forme les données, les idées ou les propositions, en utilisant en particulier le dessin, afin de créer un langage commun compréhensible par tous les participants, à chaque étape de la co-conception. Enseignée dans la formation initiale des designers, la mise en forme rend visibles des idées et concrétise des concepts abstraits.

Un chef de projet précise :

« Globalement, notre cerveau il est figé sur des tableaux Excel et des mails, les dessins ça permet de réfléchir différemment. »

Les designers adaptent les outils qu’ils conçoivent et utilisent tout au long du processus. Ces objets interviennent à différents moments, ont des formes variées et visent divers usages et objectifs (Figure 2). J’ai référencé 26 outils conçus et utilisés par les designers du Lab’ afin d’en montrer la diversité et je me suis appuyée sur les travaux d’Alain Jeantet pour les décliner selon trois finalités : la traduction lors de la construction du collectif, afin d’accompagner la compréhension entre les individus et la définition d’une vision commune ; la médiation pour faciliter la collaboration grâce à des outils de débat et de co-création ; la représentation pour soutenir l’appropriation du projet et des propositions sous forme d’objets tangibles.

Figure 2. Photographies d’outils conçus par les designers du Lab’ Occitanie en situation, à différentes étapes des projets.

Cet intérêt pour les spécificités du designer m’a amené à questionner l’évolution du métier et de la formation en design, pour répondre aux problématiques rencontrées par les collectivités, et en particulier co-concevoir des politiques publiques. La création du réseau Dessein Public en juillet 2020, regroupant les designers intégrés en collectivité, confirme que ce métier se développe et se structure. Les membres de ce collectif construisent une définition partagée de leur métier, en s’appuyant sur la pluralité des pratiques. Des ajustements sont nécessaires afin que le designer formé s’adapte au contexte spécifique de l’administration publique. Pour ce faire, la formation des futurs professionnels du design doit également être questionnée, en mettant la collaboration au cœur de l’apprentissage.

Vers des pratiques administratives plus collaboratives ?

Cette expérience au Lab’ de la Région Occitanie montre, à travers plusieurs exemples de projets, que la collaboration peut être au cœur de la fabrique des politiques publiques. Et l’accompagnement par des designers, en valorisant cette collaboration, peut aboutir à une transformation des pratiques administratives.

Le développement de solutions pertinentes n’est alors plus le seul objectif du projet puisqu’il aboutit également à la constitution d’un collectif autonome, capable de poursuivre la collaboration lors de la mise en œuvre. Des recherches sont à mener pour comprendre l’évolution du collectif et les liens possibles entre politiques publiques et communs. Des actions sont également à réaliser pour poursuivre les changements en cours.

Afin de favoriser les approches collaboratives, il me semble important de poursuivre à la fois le développement d’un environnement favorable au sein des administrations et l’exploration des apports du design. C’est-à-dire recruter des designers afin d’accompagner les projets dans des équipes pluridisciplinaires, impliquer la hiérarchie et les élus afin de faire évoluer l’ensemble de la structure, former les agents publics aux pratiques collaboratives et généraliser l’implication des parties prenantes dans la conception des politiques publiques.

Pour aller plus loin

La thèse d’Alice Martin, intitulée « Design en collectivité : la collaboration au cœur de la fabrique des politiques publiques à la Région Occitanie » est accessible en ligne : http://www.theses.fr/2022NIME0001

Les projets du Lab’ de la Région Occitanie sont présentés sur le site Internet : www.lelab.laregion.fr

[1] Site Internet du Lab’ : www.lelab.laregion.fr

[2] Toutes les citations sont issues des entretiens avec les 20 agents impliqués dans des projets de co-conception avec le Lab’ de la Région Occitanie.

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