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Déserter et bifurquer : la technique seule ne répondra pas aux crises

Le 14 février 2023

Le 30 avril 2022, des étudiant·es d’AgroParisTech lançaient un appel retentissant à « déserter » les emplois auxquels leur diplôme d’ingénieur·es les promettaient et à « bifurquer ». Leur appel témoignait d’une certaine désaffiliation avec un système qui empêche la soutenabilité de la société, et invitait à « cesser de nuire ». Il engageait également à l’action et à la construction d’alternatives, de capacités critiques et d’une repolitisation nécessaire dans le rapport à la technique, à la science et à l’enseignement. Croisant leurs regards d’ancienne étudiante et de professeur d’AgroParisTech, Éléa Lascourrèges-Berdeü et Bruno Villalba reviennent sur cet appel pour interroger les conditions nécessaires à un enseignement dans les grandes écoles qui serait à la hauteur des enjeux et des crises.

Résumé

Éléa Lascourrèges-Berdeü est ingénieure agronome, spécialisée en sciences politiques, écologie et stratégie (SPES). Lors de sa remise de diplôme à AgroParisTech le 30 avril 2022, elle lançait avec un collectif d’étudiant·es2 un appel à « déserter et bifurquer » qui retentira fortement, s’ajoutant à ceux, similaires, des étudiant·es de Polytechnique, les Mines, l’école des hautes études commerciales (HEC) et tout récemment l’École nationale d’administration (ENA).

Bruno Villalba est professeur de sciences politiques, membre du laboratoire Printemps au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et auteur de plusieurs ouvrages3. Il enseigne à AgroParisTech depuis 2014 et avant cela, à Science Po Lille et à la faculté de droit. Ses travaux portent sur la théorie politique environnementale et analysent la capacité du système démocratique à reformuler son projet à partir des contraintes environnementales.

Qu’est-ce qui a motivé le choix, avec votre collectif, de lancer cet appel à la désertion au moment de votre remise de diplôme ? Quels messages souhaitiez-vous adresser ?

Éléa Lascourrèges-Berdeü – Le collectif est composé d’un ensemble de personnes qui se sont suivies pendant toutes leurs années d’études, ont partagé des engagements (manifestations, ateliers dans les associations), des revendications et des idées communes, notamment sur leur formation et sur la politique plus largement. Nous savions que nous avions la possibilité de cette prise de parole lors du discours de remise des diplômes. Nous avons décidé de le faire collectivement pour que notre parole ait plus de poids. La force de ces idées là c’est de les partager à plusieurs.

La plupart de nos enseignements sont essentiellement techniques et nous amènent à prendre des décisions techniques face à cette crise. Or, la technique seule ne résoudra pas le problème.

Nous nous sommes retrouvés sur une critique des enseignements et de la structure de l’école. D’une part, le fait que ce soit une grande école qui porte en elle tout « l’élitisme ». C’est-à-dire qu’avant une école ou des classes préparatoires – ou plus rarement un diplôme universitaire de technologie (DUT), ou encore la faculté –, il fallait être bon élève au lycée et être issus d’une famille avec des moyens. Tout en reconnaissant que nous faisons partie de cette élite, nous concluons qu’on enseigne à décider qu’aux gens qui sont riches.

D’autre part, sur le fond – et hormis quelques enseignements spécialisés comme le master SPES ou celui d’agriculture comparée – la plupart de nos enseignements sont essentiellement techniques et nous amènent à prendre des décisions techniques face à cette crise. Or, la technique seule – notamment celle qui ne s’inscrit pas dans les technologies douces (conviviales, low tech) – ne résoudra pas le problème. En outre, la part de l’enseignement qui nous amène à avoir un regard critique, que ce soit sur l’enseignement ou la société, est vraiment très faible.

Cet appel était aussi destiné aux personnes qui se questionnent, se sentent seules face aux attentes de la société quant à leur futur, leur profession, leur carrière. Il s’agissait de montrer qu’il y a des voies en dehors de ce qu’on attend de nous en tant qu’ingénieur·es et des voies qui permettent de penser la société autrement, de créer des alternatives pertinentes et à la fois reliées à toutes les luttes en cours. Notre appel n’avait pas pour but de dire « désertez pour déserter », mais « désertez pour faire société », avec la société telle qu’elle existe aussi mais de manière autre et autonome. En se réappropriant nos capacités matérielles de vie et réflexions politiques, que ce soit via les alternatives ou les luttes directes contre les ravages écologiques et sociaux en cours, sur tous les terrains, que ce soit en ville, à la campagne, dans divers mouvements de résistance.

Du côté du corps enseignant et de l’école AgroParisTech, comment a été vécu cet appel à la désertion très relayé, qui a beaucoup touché et même ému le grand public ?

Bruno Villalba – Il y a trois niveaux de réponses à cette question. Tout d’abord, une réaction institutionnelle de l’école qui se positionne en tant qu’établissement d’enseignement avec la prise de parole officielle du directeur d’AgroParisTech, Laurent Buisson, à travers un acte fort, celui de la publication d’une tribune4 signée par plusieurs personnes de l’école dans le journal L’Opinion (non neutre politiquement puisqu’il s’agit d’un journal très libéral, donnant ainsi signe à certains secteurs de l’activité économique à défaut de perspectives politiques). Dans cette tribune, l’école réaffirme la pertinence de son encadrement pédagogique, de l’excellence de son niveau de technicité et son poids dans la compétition internationale en termes de valorisation scientifique. On voit bien là la réaffirmation de la légitimité des orientations de l’école. Ensuite, une réaction du corps enseignant : lors d’une assemblée générale des enseignant·es qui a suivi la remise des diplômes, j’ai eu l’impression que nous avons assisté à une réaffirmation d’un positivisme scientifique classique, qui réaffirme le caractère indiscutable de la connaissance scientifique dans l’espace public, qui rappelle la hiérarchie des savoirs (celui de l’enseignant sur l’étudiant) et confirme son intention de développer l’axe technique (valoriser les orientations technologiques), etc.

C’est une accusation relativement grave, j’en ai bien conscience, qui n’engage bien sûr que mon avis. Mais j’ai le sentiment que c’est un bel exemple de défense et illustration du modèle académique actuel ! Puisqu’il affirme déjà produire des réponses techniques, proportionnées à la situation écologique dégradée (dérèglement climatique, biodiversité, artificialisation des sols, etc.), pourquoi le remettre en cause ? Ce tropisme (le positivisme scientifique) renforce l’idée que l’expertise technique, apanage de cette communauté scientifique – dont je fais partie – possèderait déjà en partie la réponse à ces difficultés écologiques. Enfin, on constate un soutien minoritaire aux étudiant·es déserteur·ses. Ce soutien reconnaît le droit à l’expression et à l’autonomie des déserteur·ses, refuse de les infantiliser (à l’inverse de ceux qui ont affirmé « quand ils seront grands, ils comprendront »), et refuse de les culpabiliser (face à ceux qui ont invité les étudiant·es à aller jusqu’au bout de leur démarche et à rendre leur diplôme – car ils méritent ce diplôme par leurs années d’études réussies et c’est à eux de disposer de la liberté de maintenir leur appartenance à la communauté des étudiant·es d’AgroTechParis tout comme on doit leur laisser la liberté, dans quelques années, de bifurquer à nouveau, d’avoir un autre choix de vie et de légitimement pouvoir mobiliser leur diplôme). Dans cette troisième position, il peut y avoir une communauté de vue profonde avec l’appel des étudiant·es. Bien sûr, on peut regretter qu’ils aient manqué de demi-teinte, notamment lorsqu’ils laissent supposer qu’il n’existerait pas de nuances ou de contre-propositions théoriques au sein même de l’école.

Nous sommes dans une situation extrêmement grave et cela doit nous interpeller dans la construction de nos enseignements pour que le diplôme d’ingénieur soit à la hauteur de ces enjeux.

Toute la communauté scientifique d’AgroParisTech ne pense pas que la seule solution est d’intensifier le capitalisme « vert ». Pour certain·es, poursuivre le modèle productiviste agricole est un leurre. Car développer l’agriculture connectée, l’innovation des process techniques pour intensifier la production agricole, accroître la compétitivité agricole, renforcer les positions dominantes, etc., participe à l’aggravation de la situation écologique globale. On peut mobiliser les arguments du « mieux » (on est plus économe de ressources, etc.), ou la justification élimée de l’objectif de « nourrir la planète » (en oubliant au passage les intermédiaires économiques et les jeux spéculatifs, etc.), tout cela ne suffira pas à construire des politiques agricoles proportionnées aux limites planétaires. Il est donc important de renforcer la réflexion collective, avec les étudiant·es, pour inventer le métier de l’ingénieur agronome de demain. Nous sommes dans une situation extrêmement grave et cela doit nous interpeller dans la construction de nos enseignements pour que le diplôme d’ingénieur soit à la hauteur de ces enjeux.

À quoi les grandes écoles et l’enseignement supérieur plus généralement doivent-ils former et préparer ? Qu’est-ce que cela implique dans le rapport à la science, aux controverses, à la production face aux limites planétaires, etc. ?

Éléa Lascourrèges-Berdeü – Cela pose la question du réformisme ou pas. Globalement, nous, étudiant·es, avons une position non réformiste, car nous avons envie de pouvoir inventer, créer d’autres manières de transmettre en dehors de ces systèmes d’école. En passant par la transmission orale de savoirs et savoir-faire, s’entourant de savoirs écologues, de savoirs autour de techniques respectueuses et éthiques, de formations auto-gérées, de séminaires, etc. Ce sont des formations et des formats à inventer depuis les collectifs, les communautés, les manières de vivre en expérimentation. C’est le cas de « Reprise de savoirs » 5 qui organise plusieurs séminaires en France qui couplent partage de savoir-faire (chantier) et temps de réflexion pour politiser les gestes appris lors des chantiers. C’est une façon de nous questionner sur les manières de transmettre et d’apprendre tout au long de la vie.

Réformer l’école nous semble compliqué, mais dans la mesure où l’école existe, il faut repolitiser tout ce qu’on y apprend et le remettre dans un contexte sociétal, le système de domination qui est aujourd’hui en place. La croissance verte qu’on nous apprend à l’école, repose sur une exploitation des ressources souvent hors de France, liée à des enjeux coloniaux. Cela ne nous est pas enseigné, et ne nous permet pas d’avoir une lecture critique pourtant nécessaire. Mais qui accepterait de mettre en place de telles formations ?

Nous avons eu, il est vrai, la chance d’ouvrir cette discussion avec des professeurs comme Bruno Villalba et d’autres professeurs écologues ou de sciences sociales qui nous amenaient à nous poser ce type de questions. Ces professeurs sont aujourd’hui un peu la « caution » de l’école pour assurer que cette possibilité de former à ces sujets-là existe. Mais le problème est que la grande majorité des étudiant·es continuera à étudier le management d’entreprise sans aucune dimension critique, ni discussion qui la permettrait. Ce sont autant de blocages internes qui font qu’il est trop compliqué de réformer l’école de l’intérieur et que ce sont aux étudiant·es de monter des groupes de réflexions, d’aller eux-mêmes chercher des professeurs. Avoir un regard critique est une charge qui repose sur les étudiant·es. C’est en partie normal mais ce n’est pas donné à toutes et tous.

L’enseignement et les professeurs ne peuvent pas être neutres, tout est politique, l’écologie est politique, nos quotidiens sont politiques. Si on ne commence pas à considérer ça, on ne pourra pas avoir une logique de vie et un point vers lequel aller en société. L’enseignement et la transmission ne peuvent pas être hors sol, coupés de nos manières de vivre, d’être, de ce qu’on va devenir. Alors qu’aujourd’hui, on nous propose le développement d’un projet professionnel et carriériste déconnecté des réalités sociales et environnemental. Nous croyons peu qu’une telle réforme puisse advenir car, de fait, elle irait à l’encontre des orientations de l’État, des entreprises qui sont à la tête de l’école et des financements dont elle dépend. L’école n’est pas impartiale, elle sait pertinemment quel·les ingénieur·es elle veut former et pour aller dans quel sens, sachant qu’un certain nombre d’entre nous va finir par être hauts-fonctionnaires, décideurs.

Nous savons que des personnes travaillent à ces changements depuis l’intérieur de l’école, les conseils de professeurs, les conseils d’administration, etc., et nous les en remercions. Mais notre choix à nous, c’est de construire quelque chose ailleurs en restant connectés et en gardant des portes ouvertes, pour continuer à échanger et tisser des alliances avec ces alliés de l’intérieur, sans s’épuiser sur des réformes qui ne passeront pas.

Bruno Villalba – Éléa pose ici une question très importante, celle de la responsabilité du savoir universitaire dans la construction de réponses qui pourraient être ajustées à la situation écologique. Il nous faut évidemment être modestes, en tant qu’universitaires nous n’avons pas toutes les réponses. Pourtant, nous disposons de cadres qui nous permettent de déconstruire des notions implicites qui continuent à dominer dans la manière d’élaborer des parcours académiques. Cela revient, par exemple, à questionner la prévalence du solutionnisme technique qui induit un combat entre l’hyper développement des high tech et la sous-représentation des low tech dans les enseignements agricoles.

C’est aussi interroger les conditions d’une politisation de la réponse, la responsabilité des conséquences des savoirs mis en place. En tant que politistes, politiser les pratiques ne nous effraie pas, mais pour certains collègues des sciences très appliquées qui n’auraient pas de formation épistémologique ou en histoire des sciences sociales, cela pourrait être plus perturbant. C’est ce qu’a très bien montré l’historien des sciences, Christophe Bonneuil, sur la controverse des organismes génétiquement modifiés (OGM) indiquant que de nombreux ingénieurs de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) n’y voyaient pas de problème politique et considéraient qu’ils n’étaient pas responsables des applications techniques, politiques ou économiques qui résultaient d’innovations scientifiques.

Notre choix à nous c’est de construire quelque chose ailleurs en restant connectés et en gardant des portes ouvertes, pour continuer à échanger et tisser des alliances avec ces alliés de l’intérieur, sans s’épuiser à des réformes qui ne passeront pas.

Je suis d’accord avec Éléa sur le fait que nous devons élaborer une parole partagée parce que nous sommes concernés à équivalence par une situation de dégradation écologique, et non par sa temporalité. Pour autant, je ne mettrais pas en équivalence les savoirs et les paroles. En revanche, qu’on mette en discussion les contenus, les modalités d’application de ces savoirs et leurs finalités, cela est tout à fait louable.

C’est ce que nous essayons de faire dans les deux formations auxquelles je participe à AgroParisTech dont la spécialité de troisième année que je co-dirige pour laquelle l’offre théorique est construite autour de deux grandes idées principales :

  • la reconnaissance des limites planétaires : l’expertise et la décision s’élaborent désormais dans un cadre contraint par les limites environnementales ;
  • et une approche interdisciplinaire qui mêle les sciences sociales et les sciences du vivant (notamment l’écologie) : en posant le principe que face aux problèmes environnementaux, la réponse sociétale et la réponse de l’expertise scientifique ne sont pas suffisantes. Donc il faut créer les conditions d’une « confrontation hybride » (Bruno Latour), en amenant les étudiant·es ingénieur·es en dernière année à prendre en considération les enjeux des sciences sociales confrontés à leurs savoirs d’experts (experts de la décision agronomique), pour réfléchir à la façon de décider en situation de contraintes environnementales.

Ainsi, nous proposons un cadre d’analyse et nous le mettons en débat à condition qu’il y ait un effort d’appropriation d’un certain nombre d’outils, de briques qui permettent aux étudiant·es d’approfondir une opinion. D’une volonté de comprendre, on tisse ensemble un début de réflexion et de réponse. C’est ce que nous essayons de proposer, par tâtonnements car il n’y a pas de prétention doctrinale définitive. On ne fait pas d’écoles du marxisme comme ce fut le cas dans les années 1970, pas plus qu’on fait une critique nihiliste du capitalisme existant. On donne la possibilité de voir que des alternatives existent, qu’il faut les construire et qu’elles doivent faire système. Je pense que c’est en partie ce qui a légitimé les étudiant·es déserteur·ses, bifurcateur·ses, lesquel·les ont pu se saisir d’un espace de critique légitime. Notre objectif en tant qu’enseignant·es est d’étendre cet espace critique. Eléa a bien rappelé que l’inertie institutionnelle freine beaucoup cette capacité de transformation du projet pédagogique.

Finalement, répondre aux crises et construire des capacités critiques et politiques via l’enseignement implique de se former et se déformer, que l’on soit étudiant·e ou enseignant·e. La ministre de l’Enseignement supérieur, Sylvie Retailleau a annoncé, pour donner suite au rapport dit « Jouzel et Abbadie » 6, qu’il serait désormais obligatoire d’être formé à la transition écologique pour être diplômé de l’enseignement supérieur à partir de 2025. Qu’en pensez-vous ? Que faut-il vraiment pour préparer les étudiant·es aux enjeux de demain ?

Éléa Lascourrèges-Berdeü – Se former aux enjeux écologiques ne s’adresse pas soit aux étudiant·es, soit aux professeurs. Ce n’est pas l’un ou l’autre. Il y a un enjeu de transmission des savoirs, pour rétablir un dialogue entre toutes et tous et comprendre comment avancer. Les professeurs et technicien·nes de l’environnement ont une expertise qu’il est important de mettre en regard des sciences sociales et des réalités matérielles et politiques d’aujourd’hui. Pour cela, il est nécessaire d’ouvrir une discussion entre toutes ces parties. Rendre obligatoire la formation aux enjeux écologiques, oui, mais dans quelles conditions et comment ? Il faut pouvoir discuter du changement sociétal que cela implique car les enjeux écologiques partent d’enjeux sociaux, de la façon dont nos sociétés se sont organisées, de dominations. Il y a besoin de poser des cadres et de permettre des moments hors école, en remettant les mains dans la terre, en appréhendant et en se réappropriant la réalité de nos existences.

Bruno Villalba – Évidemment, dans les sciences appliquées et humaines, il y a beaucoup de compétition et de rapports de forces disciplinaires. Et si je n’ai pas pour habitude d’avoir une vision très positive de l’avenir, je trouve qu’il y a ici un élément plutôt intéressant car ces questions sont aujourd’hui devenues légitimes dans l’espace universitaire. La première formation que j’ai créé en développement soutenable à Science Po Lille a nécessité que je me batte contre les réticences de certain·es collègues. Il a fallu imposer progressivement l’idée que l’écologie politique pouvait être un référentiel de réflexion aussi légitime que le libéralisme ou le marxisme. Maintenant, toutes les grandes écoles ont au moins un petit horaire consacré à ces questions-là, même si on peut discuter de leurs contenus et finalités politiques et qu’il faut se méfier de « la pédagogie écolo-washing ». Il s’agit donc d’une évolution positive, marquée par un nombre croissant de publications et de revues spécialisées dans lesquelles on peut désormais parler sereinement d’écologie sans se faire taxer d’« anti-humaniste ». Est-ce que ces appropriations, comme ce fut le cas du développement durable, vont être réinsérées dans le modèle pédagogique dominant ou est-ce que ce sera un modèle qui va perturber le modèle dominant ? Je pense que nous n’aurons pas le choix ! La question va surement se régler avec l’obligation de former les élites administratives et scientifiques à ces enjeux.

L’enjeu positif, c’est également que l’interdisciplinarité peut être un cheval de Troie pour décloisonner les savoirs et amener à une confrontation des disciplines. Notamment pour permettre une confrontation « violente », c’est-à-dire questionner la finalité d’un système technique s’il est contre-productif sur le plan écologique.

Il y a comme un sentiment de désillusion dans vos constats et propos, quels sont les changements que vous appelez de vos vœux ?

Bruno Villalba – Je retiens l’idée d’alliance évoquée par Éléa. Il appartient d’ailleurs aux ex-étudiant·es de construire ces alliances étudiant·es et enseignant·es, nous avons un intérêt mutuel et réciproque, mais peut-être pas toujours au même moment. Nous n’avons pas non plus le même degré de responsabilité. Nous avons la charge d’une vingtaine d’étudiant·es, là où un·e déserteur·se n’engage que sa propre conscience. Parfois on aimerait aller plus loin en tant qu’enseignant·e pour accélérer la transition, mais on a le souci de ne pas se transformer en directeur de conscience. La limite c’est celle-là. Si un·e de mes étudiant·es veut travailler chez Total, il·elle est libre de le faire. Mais qu’il·elle le fasse en pleine conscience car aujourd’hui, on sait la gravité de la situation. Je suis étonné de voir depuis quelques années, des cadres de grands groupes industriels postuler à nos formations (surtout le groupe de travail sur l’enseignement supérieur [GTES]) pour bifurquer dans leur projet professionnel afin de lui donner plus de sens…

Éléa Lascourrèges-Berdeü – Nos projets de désertions nous remplissent d’une énergie positive car à ces échelles là au moins, nous arrivons à nous défaire de ces modèles que le système dominant porte, nous avons envie de pouvoir les partager et les ouvrir au plus grand nombre. Il est vrai que nous sommes chargés de désillusion par rapport au système dominant qui finira par faire face à ses blocages et sera obligé de se transformer, que ce soit l’enseignement, sa gouvernance, etc. Finalement, dans nos vies propres on y voit beaucoup de positif et de possibilités, notamment dans les alliances. La seule limite est l’énergie qu’on peut y mettre. Cela est valable dans n’importe quelle lutte, que ce soient les enseignant·es, leurs positions et l’énergie qu’ils mettent à former ou encore à faire résistance au sein des corps professoral, des écoles, etc. Tout comme nous mettons beaucoup d’énergie à créer ces alliances, à tenter de faire passer nos messages. Toutefois, cette énergie est aussi une envie et une charge que nous partageons. Là où certain·es s’investiront pour tisser des alliances, d’autres se mobiliseront dans des luttes ou dans la construction d’alternatives. Le but est que chacun·e trouve l’endroit où il·elle est bien, en gardant ce vers quoi on veut aller et en veillant à ne pas tomber dans des travers qui fragiliseraient ensuite toute une chaîne d’alliances et de résistances. Notre chaîne de résistance doit être assez forte pour que l’on puisse se nourrir, se mobiliser et ouvrir des espaces d’alternatives et de subsistance bienveillants dans lesquels se ressourcer.

  1. Élisabeth Dau est également membre du comité d’orientation de la revue Horizons publics.
  2. https://universiteouverte.org/2022/05/12/des-agros-qui-bifurquent-le-discours/
  3. Villalba B., L’écologie politique en France, 2022, La Découverte, Repères.
  4. Buisson L., Cuisinier J.-B., Trystram G. et Viné P., « Une expertise au service de la société. Par les dirigeants d’AgroParisTech », L’Opinion 18 mai 2022 (https://www.lopinion.fr/economie/une-expertise-au-service-de-la-societe-par-les-dirigeants-dagroparistech).
  5. https://www.reprisesdesavoirs.org/
  6. Abbadie L. et Jouzel L., Enseigner la transition écologique dans le supérieur, rapport, 2020, Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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