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Et si on ralentissait ?

Face au culte de la vitesse, le mouvement slow food a débordé de sa thématique d’origine pour se transformer en une alternative générale.
©Crédit : Pascal Van de Vendel
Le 16 février 2021

Alimentation, déplacements, information, urbanisme, etc. Face au culte de la vitesse qui traverse tous les secteurs et engendre des problématiques sanitaires, environnementales et sociales, le mouvement slow propose de nombreuses alternatives et invite à ralentir.

Rome, Italie. 1986. Un nouveau mode de consommation alimentaire déjà très en vogue outre-Atlantique déferle sur l’Europe : la restauration rapide, plus communément nommée dans sa version anglaise, fast food. Symbole de ce type de restauration, McDonald’s vient d’ouvrir un an plus tôt son premier établissement en Italie, à Bolzano. En 1979, il avait déjà ouvert son premier restaurant chez le voisin français. Mais c’est désormais aux portes de Rome que frappe la chaîne américaine. Et au cœur du berceau de la civilisation occidentale, certains ont du mal à accepter le déploiement d’une restauration de si mauvaise qualité – et son succès, notamment auprès des populations les plus pauvres.

Un groupe d’amis se rassemble alors pour défendre une alimentation plus traditionnelle et moins standardisée. Baptisée « Arcigola », cette association, née dans le nord de l’Italie, élit Carlo Petrini comme président. « Notre objectif était de réduire la fracture entre les consommateurs fortunés qui recherchaient de bons produits authentiques cultivés par des gens pauvres, et ces mêmes gens pauvres qui s’appauvrissaient encore plus en perpétuant leurs pratiques traditionnelles, tout en étant, par ailleurs, contraints d’acheter des aliments de mauvaise qualité peu chers, produits par des industriels immensément puissants », se souvient le dirigeant italien, qui fêtera en 2021 ses 72 ans, dont la moitié engagé dans ce combat.

Face à l’ampleur de la tâche, l’association se professionnalise et obtient le soutien de milliers d’Italiens avant de franchir les frontières. En décembre 1989, le mouvement change de nom et s’internationalise avec la signature de son premier manifeste, à l’Opéra comique de Paris.

En réponse au marketing surpuissant des fast food, le slow food était né.

Des enjeux sanitaires, environnementaux et sociaux

« Il ne s’agit pas de défendre la bonne chère et le vin, les traditions de la table et ce qui va avec, explique Lucie, adhérente de la branche française. C’est un vrai engagement militant autour de questions sanitaires, environnementales et sociales. » Car la restauration rapide cumule les effets néfastes.

Sur la santé d’abord, puisqu’elle favorise l’obésité et les maladies cardio-vasculaires. Ses répercussions diététiques catastrophiques ne sont plus à prouver, mais en piqûre de rappel, on peut (re)visionner le documentaire Super size me1, dans lequel Morgan Spurlock prend onze kilos et frôle l’infarctus au bout de trois semaines d’alimentation du genre. Quelques temps après la sortie du film, une étude prouve que la présence d’un restaurant rapide dans un rayon de 150 mètres autour d’une école augmente de 5,2 % les cas d’obésité chez les enfants.

Sur l’environnement ensuite, dans la mesure où ces restaurants utilisent quasi-systématiquement des couverts à usage unique, multiplient les emballages plastiques et gaspillent encore plus que la restauration collective en entreprise ou en milieux scolaires (175 grammes de nourriture par repas et par personne en moyenne selon un rapport du Syndicat national de l’alimentation et de la restauration rapide, ce qui représente 315 tonnes par jour juste pour les McDonald’s français – sans compter les autres marques… et le reste du monde).

Enfin, les chaînes de restauration rapide se distinguent par leur propension à multiplier les contrats précaires et à maintenir les salaires à leur niveau minimum – jusqu’à générer un bras de fer historique aux États-Unis en 2013 – et mettent parallèlement tout en œuvre pour limiter le paiement de leurs impôts, notamment grâce à un montage financier visant à réduire artificiellement les bénéfices. Plusieurs fois soupçonné de fraude fiscale en France, et déjà redressé en 2016, le siège social francilien de la plus célèbre des enseignes du genre a encore été perquisitionné récemment dans le cadre d’une enquête pour blanchiment de fraude fiscale.

Autant d’enjeux qui font dire à Carlo Petrini, comme à Lucie, que « ce n’est pas seulement une question gastronomique, il y a aussi un esprit militant sur les questions sociales. Le droit au plaisir et à la gastronomie ne doit pas être réservé à ceux qui en ont les moyens financiers. » Et sur la question environnementale, le président du mouvement slow food souligne que « dans le monde entier, la situation de la biodiversité est dramatique. La vraie raison, c’est que notre économie est mauvaise : elle privilégie les espèces les plus productives. Résultat, le siècle dernier, nous avons perdu 70 % des espèces génétiques des légumes, fruits et races animales. »

Parfois, la vitesse est positive. Parfois, elle est nécessaire. Pas toujours. La clé est de savoir quand ralentir. Il ne s’agit pas de tout faire lentement, mais d’être capable de changer de vitesse. C’est cela, la slow révolution.

Vivre plus vite

Reste que le fast food rencontre un succès incontestable. À lui seul, McDonald’s sert 70 millions de repas par jour à travers le monde, dont deux millions en France. « Cela correspond à une demande : celle de la rapidité, de l’efficacité à tout prix, analyse Lucie. La restauration rapide est à l’image de nos vies : il faut aller vite, quelles que soient les conséquences, autour de nous, ou pour nous-mêmes. »

Car le phénomène ne touche pas que l’alimentation. Au cours des trente dernières années, d’autres domaines ont été frappés par une soudaine accélération. Fatma Kahoui, qui écrit une thèse sur le sujet depuis trois ans, note que « la vitesse s’est emparée de tous les pans de la vie moderne. On travaille, on consomme, on se déplace plus et plus vite ». Il ne s’agit pourtant pas seulement de gagner en efficacité et d’améliorer notre quotidien. La preuve, pour Fatma Kahoui, c’est que la vitesse a également grignoté nos loisirs. « Le constat s’applique aussi clairement à notre consommation de culture – films, séries, musiques, etc. – ou à nos voyages. Or, il est difficile d’établir comme règle qualitative le fait d’enchaîner les épisodes d’une série (quitte à les regarder en accéléré comme on lit un livre en diagonale), ou de “visiter” cinq pays en deux semaines dans un tour d’Europe. »

On pourrait cependant estimer que chacun est libre de jouer au touriste comme il l’entend. Seulement voilà, cette accélération chronique ne détériore pas que la qualité – subjective – de nos vies. Elle a aussi, une fois de plus, de graves conséquences sanitaires et environnementales.

En effet, ce rythme systématiquement élevé engendre un stress psychologique qui peut contribuer à élever de façon anormale les maladies coronariennes et cardio-vasculaires, ou la morbidité en général. Le stress au travail reste l’une des premières causes d’arrêt maladie selon la sécurité sociale, et un stress chronique « peut causer des anomalies de longue durée dans la médiation de l’adaptation du système neuroendocrinien ». Ces anomalies « contribuent à la génération de troubles psychologiques comme l’anxiété, la dépression, l’hostilité et à des comportements tels que la toxicomanie, la violence, voire des actes criminels dans les cas les plus graves », selon des études dirigées par le docteur Richard V. Barnes aux États-Unis.

Quant à l’impact de ce mode de vie sur l’environnement qui nous entoure, on comprend aisément en quoi il est dangereux, tant il fait exploser l’utilisation des ressources disponibles et détruit l’écosystème qui nous accueille.

Une alternative : la lenteur

Face au culte de la vitesse, le mouvement slow food a débordé de sa thématique d’origine pour se transformer en une alternative générale. « Chaque activité de nos vies est infestée par la maladie de la vitesse, alors que la solution est simple : il suffit d’apprendre à ralentir, explique le journaliste canadien Carl Honoré. Il y a beaucoup de choses que nous pouvons tous mettre en place, dès aujourd’hui, pour aller dans ce sens, et la première est tout simplement de faire moins de choses. Nous essayons tous, chroniquement et obsessionnellement, de faire trop de choses, de remplir chaque petite minute de notre agenda. Prenez tout ce que vous avez prévu de faire cette semaine ou ce mois-ci, classez cela par ordre de priorité, et commencer à couper en partant du bas. »

Né en Écosse, élevé au Canada, diplômé au Royaume-Uni puis recruté pour travailler au Brésil et en Argentine, Carl Honoré a publié en 2004 Éloge de la lenteur2, qui deviendra un best-seller et contribuera à la construction du mouvement slow : « À l’époque, on ne parlait pas de mouvement slow, se rappelle-t-il. J’ai dû voyager et rencontrer beaucoup de monde pour trouver des personnes qui partageaient l’idée qu’il n’est pas nécessaire d’aller toujours plus vite, et que la lenteur a un rôle à jouer dans tous les domaines de l’activité humaine. »

Aujourd’hui installé à Londres après avoir énormément bougé, il se souvient précisément du jour où il a compris que la vitesse s’était emparée de lui. « Lorsque vous êtes coincés en mode avance rapide, il faut un choc pour se réveiller et comprendre que l’on doit freiner. Pour la plupart des gens, cela prend la forme d’une maladie : le moment où le corps et l’esprit disent simplement ‘‘je ne peux plus supporter ça”. Dans mon cas, c’est arrivé un jour où je lisais une histoire à mon fils, et je me suis vu de l’extérieur, en train de lire rapidement, vite, pour pouvoir passer à autre chose. Je me suis surpris à trouver formidable l’idée d’un livre que j’avais vu en vente, qui résumait tous les contes pour enfants en une minute. Il me fallait ce livre, il fallait que je l’achète en un clic sur Amazon, et qu’il me soit livré immédiatement en drone. Et tout à coup une lumière s’est allumée dans mon esprit, je me suis rendu compte que j’étais en train de traverser ma vie en courant au lieu de la vivre. Alors j’ai réfléchi, je me suis demandé pourquoi j’allais si vite. Puis je me suis posé les bonnes questions : est-ce possible de ralentir ? Est-ce souhaitable ? Les réponses étaient : oui et oui. »

Le mouvement slow trouve des adeptes dans tous les domaines. L’alimentation donc, mais aussi l’urbanisme, les voyages, la mobilité, la finance, la culture, l’éducation, la parentalité, la mode, les médias ou encore les rencontres.

« Nous sommes tous si impatients aujourd’hui que nous voulons tout accélérer, y compris les relations humaines, note Carl Honoré. Mais c’est impossible ! Vous ne pouvez pas faire tomber quelqu’un amoureux de vous plus vite parce que vous voulez vous marier en juin. Vous ne pouvez pas forger une amitié profonde plus rapidement parce que vous avez besoin de quelqu’un pour votre voyage en sac à dos en Asie le mois prochain. Ces choses-là prennent du temps, elles ont une temporalité propre, un rythme naturel, et ce tempo est complètement en désaccord avec notre besoin permanent d’instantané, illustré par Internet et les réseaux sociaux. Je pense que cette incompréhension explique pourquoi nous sommes si nombreux à nous sentir complètement seuls alors que nous n’avons jamais été autant reliés aux autres virtuellement. »

Loin de la caricature, le journaliste n’invite pas pour autant à une déconnexion complète. « Les outils technologiques sont omniprésents dans nos vies : smartphones, ordinateurs, tablettes, etc. Ce sont des gadgets formidables, je les utilise tous et je les adore, je ne dis pas de s’en débarrasser. Mais ils ont tous un petit bouton rouge, off, et on doit absolument apprendre à l’utiliser. On peut ainsi se créer des moments dans notre journée pendant lesquels on évolue dans un espace qui va à notre rythme, pas à celui du web ou des réseaux sociaux. »

Fort de son expérience, il multiplie les conseils simples à mettre en place pour chacun. « On peut aussi intégrer dans notre quotidien une activité lente. Ça peut être n’importe quoi : du jardinage, du yoga, de la cuisine, du dessin, de la lecture. Quelque chose qui vous protège contre le virus de la hâte, ne serait-ce que quelques minutes dans la journée. »

Car vivre slow n’implique pas de grands chambardements. Ce n’est qu’une révolution intime, portée par un idéal simplissime : ralentir le rythme. Il suffit de renouer avec la simplicité, de prendre du temps pour soi, d’en donner à ses proches. Comme si savourer l’instant présent n’était plus un cliché mais une règle de vie.

Face au culte de la vitesse, le mouvement slow food a débordé de sa thématique d’origine pour se transformer en une alternative générale.

Parfois, la vitesse est positive. Parfois, elle est nécessaire. Pas toujours. La clé est de savoir quand ralentir. Il ne s’agit pas de tout faire lentement, mais d’être capable de changer de vitesse. C’est cela, la slow révolution.

1. Spulock M. (réal.), Super size me, 2004.

2. Honoré C., Éloge de la lenteur. Et si vous ralentissiez ?, 2013, Marabout.

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