Revue

Dossier

Japon : un système de récupération d’eau a l’échelle d’une mégalopole

Mégalopole de plus de 14 millions d’habitants, Tokyo développe depuis quarante ans un système de récupération d’eau de pluie adapté à l’environnement d’une ville.
©Crédit : DR
Le 16 février 2021

Grâce au travail d’un fonctionnaire, Makoto Murase, Tokyo développe depuis quarante ans un système de récupération d’eau de pluie adapté à l’environnement d’une ville de près de 14 millions d’habitants. Une politique dont les bénéfices sont multiples, et parfois inattendus.

Les systèmes de récupération d’eau ne sont pas nés de la dernière pluie. On ne compte plus le nombre de particuliers ayant équipé leur maison. Ou plutôt si, on les compte, et c’est ainsi que l’on sait qu’un récupérateur d’eau est installé toutes les 5,3 minutes en France. L’engouement est tel que la loi1 a dû encadrer l’utilisation de cette eau. En France toujours, seules les eaux « issues de toitures non accessibles » sont récupérables, selon l’arrêté du 21 août 20082. En outre, si l’eau de pluie est librement utilisable en extérieur, son emploi à l’intérieur de l’habitation n’est autorisé que pour alimenter les toilettes ou laver les sols. À titre expérimental, l’eau récupérée peut servir à la lessive, à condition d’être préalablement filtrée par un dispositif devant être déclaré auprès du ministère de la Santé.

Mégalopole de plus de 14 millions d’habitants, Tokyo développe depuis quarante ans un système de récupération d’eau de pluie adapté à l’environnement d’une ville.

À l’échelle du particulier, cet enjeu majeur du xxie siècle a donc été en partie appréhendé. En revanche, peu d’initiatives à l’échelle d’une ville sont recensées. À Tokyo cependant, il y a près de quarante ans, un homme a pensé un système adapté à l’échelle d’une mégalopole. Un système qui, à l’heure où la pollution des nappes phréatiques et les problèmes d’approvisionnement des grandes métropoles pendant les saisons chaudes inquiètent, permet d’alimenter la ville en eau pour les sanitaires, les jardins publics et les pompiers, sans utiliser une seule goutte d’eau traitée. Cet homme, c’est Makoto Murase.

Ce Japonais diplômé de l’université de pharmacie de Tokyo intègre la direction sanitaire de Sumida, dans la banlieue de la capitale, en 1976. À l’époque, les constructions en béton poussent partout dans la ville, rendant difficile l’écoulement naturel de l’eau. Or, à Tokyo seulement, il tombe environ 2,5 milliards de tonnes de pluie chaque année, notamment lors du « tsuyu », la première saison des pluies qui peut durer jusqu’à six semaines, puis lors de l’« akisame », la saison des pluies d’automne. L’eau de pluie vient ainsi engorger les égouts qui finissent par déborder et provoquer d’importantes inondations. C’est dans ce contexte que le Dr Skywater (« Dr Eauduciel »), comme on l’a surnommé plus tard, a développé un dispositif de collecte des eaux de pluie adapté à l’échelle urbaine.

Avec une équipe d’experts, il a imaginé un système de gouttières équipées de filtres et reliées à des réservoirs souterrains. Dans ces immenses cuves, l’eau stagne et les impuretés se déposent. Makoto Murase comprend rapidement que ce procédé peut répondre à plusieurs enjeux. Propre, mais non-potable sans traitement, cette eau peut être utilisée pour les chasses d’eau, les machines à laver, l’arrosage des plantes et les cas d’extrême urgence, comme les incendies ou les tremblements de terre. « Ce que nous avons fait à Tokyo a commencé comme un moyen d’éviter les inondations, explique Makoto Murase. Finalement, on s’est aussi rendu compte que l’on pouvait utiliser l’eau stockée comme ressource. »

Avec une équipe d’experts, Makoto Murase a imaginé un système de gouttières équipées de filtres et reliées à des réservoirs souterrains.

Des avantages multiples

Le dispositif protège donc non seulement des inondations, mais permet par ailleurs de faire des réserves pour répondre à une éventuelle pénurie ou limiter l’utilisation de l’eau potable pour les usages autres que la consommation. « C’est une alternative à notre système d’exploitation des eaux qui devrait certainement attirer davantage l’attention, d’autant qu’elle est simple à mettre en place, précise Makoto Murase. Un tel système, installé à l’échelle urbaine, répond à plusieurs enjeux : le contrôle des inondations, l’atténuation des pénuries d’eau, la sécurisation de l’eau pour des besoins en cas d’urgence, et enfin la protection de l’environnement. »

Pour autant, l’ingénieux système peine à convaincre les responsables locaux, méfiants à l’égard de la viabilité économique du projet. Il faut dire que si le système de récupération d’eau de pluie n’est pas nouveau, Makoto Murase est le premier à le concevoir à l’échelle urbaine. « J’étais très déçu, car je croyais à ces idées, mais il me fallait convaincre autrement. » Difficile mission pour un simple inspecteur sanitaire, bien seul face à toute la complexité d’une grosse machine de service public. « À l’époque, il n’y avait aucun organisme en charge de la coordination de ce type de projet, se rappelle-t-il. C’était très compliqué de promouvoir mon idée dans une administration très cloisonnée et parfaitement étanche. Heureusement, le maire de mon arrondissement a accepté ma proposition, et a pris des mesures fortes pour l’accompagner. Il a demandé à tous les directeurs des départements concernés par mon système de réfléchir à un moyen de mettre en place mon projet en coopérant les uns avec les autres. C’est devenu un programme transversal, qui concernait le génie civil, l’urbanisme, la protection de l’environnement, la prévention des catastrophes, etc. »

Au bout du compte, la ville se laisse séduire par l’opportunité de disposer d’importantes ressources en eau quasiment neutres pour l’environnement, peu d’énergie étant nécessaire pour la rendre disponible, aucun combustible fossile n’étant utilisé pour l’acheminer et aucun gaz à effet de serre n’étant émis. Le système est finalement testé pour la première fois lors de la construction du Ryōgoku Kokugikan, le plus grand stade de sumo de Tokyo, au début des années 1980. Le tank alors installé – le plus grand d’Asie – peut contenir 1 000 tonnes d’eau. L’investissement de départ est rentabilisé en cinq ans grâce aux économies de factures. Depuis, le système génère plusieurs millions de yens de revenus chaque année…

Une popularité croissante

Convaincu par la réussite, les bâtiments publics s’équipent à leur tour, mais Makoto Murase voit plus grand. « Les experts de l’urbanisme me disaient : “C’est un bon départ, mais des installations limitées à quelques bâtiments n’auront qu’un maigre impact quant aux enjeux sur lesquels nous travaillons.” Alors, j’ai réfléchi à l’extension du projet à plus grande échelle, avec des systèmes adaptés à d’autres types de bâtiments. Les études montraient que si l’on parvenait à étendre le système à 30 % des constructions de la ville, on diviserait par deux les rejets des égouts dans la rivière, faisant ainsi chuter le risque d’inondation. Par ailleurs, en temps de sécheresse ou en cas de catastrophe, la ville pourrait fournir 11 litres d’eau par jour et par personne à ses habitants, simplement en utilisant les réserves d’eau de pluie. »

Quelques années plus tard, Makoto Murase a réussi son pari. Constatant l’efficacité du système face aux inondations et les retours sur investissement extrêmement favorables, Sumida-ku (l’un des 23 arrondissements de Tokyo) établit en mars 1995 les lignes directrices pour la promotion de l’utilisation des eaux de pluie, qui impose notamment la construction de réservoirs souterrains pour chaque nouvel immeuble. En outre, tout promoteur ayant un projet de développement à grande échelle doit être conseillé par l’équipe de Murase. Enfin, en octobre de la même année, un programme de subventions est lancé pour aider les particuliers souhaitant installer un réservoir chez eux. Ces mesures s’étendent quelques mois plus tard à l’ensemble de la capitale japonaise, et ce sont désormais plus de 1 000 bâtiments au Japon qui sont équipés, dont cinq stades ayant accueilli la Coupe du monde de football en 2002. Cette réussite a valu à Makoto Murase de nombreux prix, dont il s’est servi pour promouvoir son idée à l’extérieur du Japon. Ainsi, pour les jeux Olympiques de 2008, l’immense Nid d’oiseau de Pékin a, à son tour, adopté l’alternative.

Aujourd’hui, Makoto Murase continue de parcourir le monde pour étendre son modèle à d’autres villes. Il a notamment travaillé avec la municipalité de Séoul, mais également au Bangladesh, où son idée permet de favoriser l’accès à l’eau potable. Partout où il passe, il continue de répéter en boucle que l’eau de pluie est une formidable ressource que l’on ne peut pas se permettre de gaspiller dans un contexte de pénurie à l’échelle mondiale. « Les rivières, les bassins et les lacs sont pollués et impropres à la consommation. Les nappes phréatiques sont polluées. L’eau la plus potable est désormais l’eau de pluie, insiste-t-il. Quand l’eau de pluie s’écoule dans les égouts, elle se transforme en inondation. Si vous la collectez, elle devient une ressource. » Ne pas la recueillir revient donc à la gaspiller.

Makoto Murase : « Pour avoir un réel impact sur la planète, il faudra généraliser ce fonctionnement. »

Makoto Murase, à l’initiative du système de récupération d’eau de pluie à l’échelle d’une mégalopole mis en place par Tokyo, nous raconte l’origine de son idée, les obstacles rencontrés et les actions nécessaires selon lui pour développer ce type de projets.

« J’ai commencé ce projet pour que les eaux de pluie soient mieux utilisées. J’ai réalisé que notre existence dépendait de la pluie. Au cours du xxie siècle, nous aurons de moins en moins d’eau “saine”. Les rivières, les étangs et les lacs sont pollués et non-potables, tout comme les eaux souterraines. L’eau de pluie est ainsi en passe de devenir l’eau la plus saine à utiliser.

Or, partout dans le monde, beaucoup de citadins pensent que la pluie est une nuisance, qu’elle est désagréable. C’est particulièrement vrai au Japon, mais c’est le cas presque partout ailleurs. C’est, à mon sens, le principal obstacle auquel on est confrontés. Il s’agit de changer cette façon de penser. La pluie c’est quelque chose de formidable. Le plus important est de se rendre compte que c’est la pluie qui nous fait vivre. Pour que le système se généralise, il faut beaucoup d’actions locales, d’initiatives citoyennes, de pédagogie. Il faut multiplier les groupes citoyens locaux et il faut que ces groupes soient associés à la politique de gestion des eaux par les responsables publics.

Ce travail de prise de conscience passe par l’implication. Par ailleurs, pour que ces pratiques se diffusent, il manque aussi un courage politique pour lancer des investissements forts. En effet, ce type de système nécessite un développement à grande échelle pour être réellement efficace. Les promoteurs de ces systèmes sont également confrontés à un autre obstacle : le cloisonnement de l’administration publique. Il faut bien comprendre qu’un tel projet ne concerne pas un service unique, qui peut travailler dans son coin, mais un ensemble de services, qui doivent coopérer : l’urbanisme, l’environnement, le génie civil, la gestion des eaux, etc.

À cet égard, les responsables politiques ont un rôle clé à jouer. Dans mon cas, c’est lorsque le maire de mon arrondissement a lancé un programme de coopération entre tous les directeurs des départements concernés que la situation s’est débloquée. Il est indispensable d’avoir une action publique forte pour que chacun d’entre nous se rende compte que l’eau est une ressource rare qu’il faut économiser, et que ce type de solution simple, sans contrainte pour l’utilisateur, et économe, permettra d’améliorer considérablement notre vie et celle de nos enfants. Mon rêve, c’est que les habitants du monde entier utilisent localement cette “eau du ciel”. Parce que les bénéfices à petite échelle sont une bonne chose, mais pour avoir un réel impact sur la planète, il faudra généraliser ce fonctionnement. »

  1. L. n2006-1772, 30 déc. 2006, sur l’eau et les milieux aquatiques, art. 49.
  2. A., 21 août 2008, relatif à la récupération des eaux de pluie et à leur usage à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments.
×

A lire aussi