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Dossier

Les conflictualités au cœur d’une action publique des soutenabilités

Le 12 février 2023

Interpellées par le mouvement des Gilets jaunes puis par les multiples crises (sanitaires, économiques, énergétiques, etc.) de ces deux dernières années, les équipes de France Stratégie1 ont interrogé la façon de fabriquer les politiques publiques à travers le concept de « soutenabilités ». Johanna Barasz et Hélène Garner2 ont publié, en mai 2022, un rapport Soutenabilités ! Organiser et planifier l’action publique3, fruit de séminaires et de travaux collectifs. Ce rapport de référence propose une méthode pour organiser et planifier l’action publique. Elles nous partagent cette manière d’aborder les problématiques, ou comment construire des choix face à des enjeux vitaux et dessiner démocratiquement des trajectoires qui reflètent les préférences collectives.

Quelle est l’origine du rapport Soutenabilités ! Organiser et planifier l’action publique ?

Hélène Garner – L’étincelle a été le mouvement des Gilets jaunes fin 2019 et la nécessité d’interroger la manière dont on fabrique les politiques publiques. France Stratégie conduit de nombreux travaux d’évaluations, de prospective et de propositions de politiques publiques, dont certains relativement transversaux comme « France dans dix ans » 5 ou « 17-27 » 6 en amont de l’élection présidentielle de 2017. Mais leur traitement restait assez cloisonné portant sur des grandes thématiques (comme le modèle social, le modèle productif, etc.) ou des objets plus précis de politiques publiques (la croissance, le numérique, la stratégie climatique, l’emploi, etc.). Pour nous, les Gilets jaunes étaient vraiment la démonstration de l’impossibilité de poursuivre un objectif, d’élaborer une politique, sans regarder ses impacts sur l’ensemble des dimensions environnementales, sociales, économiques et même démocratiques. L’avènement de la crise a également souligné la nécessité de politiques engageant le moyen et le long terme.

Nous sommes aujourd’hui face à des conflits qui ne sont pas solvables dans la quantification, la monétarisation, dans le signal-prix, car ils nous engagent à la fois sur le long terme, éthiquement et démocratiquement.

Nous avons l’habitude de dire que nous analysons cette crise comme le constat d’un triple épuisement : écologique (la taxe carbone), social et démocratique. Et ce fût le départ d’une réflexion en interne autour d’un petit groupe de chef·fes de projets qui s’est spontanément auto-saisi, comme le permet France Stratégie. La question de la légitimité de cette démarche « méta », prospective et propositionnelle ne s’est pas tellement posée du fait de la dimension interministérielle de France Stratégie. Nous avons toujours été soutenus par notre direction, même si au départ quelques interrogations se sont exprimées du fait de l’envergure de ce travail. Mais nous partagions tous le sentiment qu’il fallait faire quelque chose. Le montage du projet a pris du temps. Une fois qu’on s’est dit « il faut repenser de manière systémique la fabrique des politiques publiques », la question suivante était « comment fait-on ? ». La problématique était tellement large qu’elle nécessitait de travailler autrement. Le choix d’associer à nos réflexions des expert·es venant de disciplines diverses (économistes, historien·nes, philosophes, vétérinaires, biologistes, juristes, experts du numérique, politistes, etc.) a été de ce point de vue très fécond mais aussi très consommateur de temps car la pluridisciplinarité nécessite de s’acculturer à d’autres grilles d’analyse, d’autres outils que celles qu’on utilise habituellement. Mais c’était indispensable pour conduire cette réflexion et traiter ces questions multidimensionnelles et complexes. Et nous avons beaucoup appris les un·es des autres. C’est ce qui nous a tou·tes fait bouger et nous incite aujourd’hui à poursuivre sur des enjeux de formation, de ressources humaines pour travailler de façon plus collaborative et sortir de nos cadres. Le rapport publié en mai 2022 est donc l’aboutissement de cet investissement de deux années de travail7.

Johanna Barasz – Le récit de ce projet s’est aussi construit progressivement sur le fond. Au début, il y avait deux mots que nous n’avions pas le droit, ou que nous ne nous autorisions pas, à prononcer autrement que par paraphrases : « planification » et « sobriété ». Le soutien politique s’est construit avec un travail d’acculturation de ces notions qui est passé par un travail de convictions, qui allait de pair avec un travail d’appropriation. Il n’y avait pas d’hostilité particulière envers ces concepts, mais ils nous interrogeaient et nous nous sommes nous-mêmes convaincu·es en même temps que nous sommes – nous croyons – parvenu·es à convaincre largement de leur légitimité et de leur opportunité.

Le travail s’est également déroulé en dehors de France Stratégie. Nous nous sommes ainsi retrouvés alignés avec les évolutions du débat public. À l’issue de nos travaux, ces sujets étaient devenus d’intérêt général, y compris au plus haut niveau de l’État. Ce soutien politique s’est donc construit par un travail d’acculturation collective, interne et externe à France Stratégie.

Nous observons qu’il est généralement difficile de reconnaître, de mettre au cœur et de gérer la conflictualité dans nos sociétés, tant dans notre organisation démocratique ou sociale, que dans le traitement des controverses scientifiques. Or, le rapport Soutenabilités part précisément d’un contexte de conflictualités (Gilets jaunes) et place ces dernières au cœur de ses constats et propositions. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Johanna Barasz – Non seulement nous parlons de conflictualités, mais nous parlons de conflictualités entre des sujets qui sont, à proprement parler, incommensurables en ce qu’on ne peut pas les comparer les uns aux autres. C’est ce que nous avons évoqué en parlant des épuisements, qui sont derrière les concepts de « soutenabilité » et d’« insoutenabilité ». Il s’agit de dépassements des limites, de ce qu’on peut supporter que ce soit au niveau de la planète, de la société ou de nos corps. Les soutenabilités sont à replacer au cœur des sujets vitaux. Nos manières d’arbitrer et de décider ne permettent pas aujourd’hui de résoudre cette tension entre nos besoins et les limites imposées par la finitude (ressources, changement climatique, effondrement de la biodiversité).

C’est le cas du nucléaire, par exemple, qui a été traité lors d’une de nos séquences du séminaire. Nous montrons justement que, entre les risques associés au nucléaire (gestion des déchets, probabilité à terme d’accident majeur, etc.) et en face, l’impératif du changement climatique et la possible contribution de l’énergie nucléaire à son atténuation, il n’y a pas de signal-prix, de solution de bons sens, ni de solution scientifique qui apporteraient une réponse évidente ou toute faite : il s’agit d’une question éthique et politique sur laquelle il n’y a pas d’autre choix que de trancher démocratiquement. Pour cela il faut mettre à plat des controverses techniques, temporelles, et éthiques. Or, on ne sait pas encore bien le faire. La notion de conflits de soutenabilités renvoie à cela. Il ne s’agit pas seulement de l’idée qu’il y a des conflits car tout le monde le sait, les élu·es et les acteurs publics y sont confronté·es. Mais c’est le fait que nous sommes aujourd’hui face à des conflits qui ne sont pas solvables dans la quantification, la monétarisation, dans le signal-prix, car ils nous engagent à la fois sur le long terme, éthiquement et démocratiquement.

Hélène Garner – Le terme de « conflits de soutenabilités » est beaucoup repris aujourd’hui et notamment dans le contexte de travaux impliquant les collectivités territoriales. La notion de conflits de soutenabilités parle vraiment aux élu·es et acteurs locaux. Nous travaillons, par exemple, sur les questions liées à l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN), lesquelles soulèvent des conflits d’usages essentiels. Si, du fait de notre positionnement, le rapport de 2022 est très centré sur l’État, notre idée est de poursuivre la réflexion et d’en creuser la déclinaison territoriale, notamment sur l’articulation entre planification nationale et déclinaison locale.

Dès lors que l’on reconnaît ces conflits de soutenabilités, quelles sont les voies, et notamment démocratiques, pour les gérer ?

Hélène Garner – Un des enjeux du rapport est de montrer que l’État n’a pas aujourd’hui les bons outils et les bons processus pour gérer ces conflits. En tout début de séminaire, la séance dédiée aux controverses a souligné combien nous ne savons pas les intégrer à la fabrique de la politique publique. Nous engageons à justement assumer davantage l’existence de conflits dans l’élaboration des politiques. Cela suppose des conditions claires pour organiser le débat (exemple du nucléaire ou des énergies renouvelables [ENR]) et en afficher les débouchés. Mais surtout, ne les mettons pas sous le tapis ! Plutôt que de parler de « pédagogie » pour répondre aux désaccords des citoyen·nes, visons plutôt à entendre leurs points de vue divergents, à les intégrer dans le processus de décision pour accroître ainsi la légitimité de l’action publique. Car les gens comprennent souvent très bien les enjeux de ce qu’on leur propose, ou sentent quand ils ne sont pas clairement posés. Ce qu’ils veulent c’est avoir voix au chapitre et que toutes les options soient clairement débattues. Mais pour cela nous manquons d’arènes, de méthode et aussi souvent de temps. Car cela nécessite d’entrer dans des débats complexes, qui touchent parfois à l’éthique, à des choix de société qui engagent l’avenir mais qui sont indispensables si l’on veut collectivement avancer.

Johanna Barasz – Reconnaître la conflictualité est effectivement une transformation quasi-culturelle qui fait intervenir les imaginaires politiques autant que nos manières de faire et de décider (voir, en ce sens, le sous-chapitre qui renvoie au rapport TINA. There is No Alternative ! 8). Cette reconnaissance de la conflictualité est incontournable démocratiquement pour accompagner les enjeux de la transition. On voit bien que nous nous trouvons dans des trajectoires extrêmement inquiétantes, que nous rencontrons des limites infranchissables, et qui pourtant sont franchies au péril de la survie de notre espèce. Ce constat devrait constituer un cadre très rigide, nous obliger et nous contraindre (en matière de décarbonation notamment, mais pas uniquement). Il y a un cadre, mais dans ce cadre plusieurs chemins sont possibles : nous sommes absolument convaincu·es que s’inscrire dans une trajectoire unique n’est pas possible. Il n’est ni juste, ni souhaitable d’imaginer qu’il n’y a qu’un seul chemin de la transition, de la décarbonation. Il y a en a plusieurs qui impliquent des contraintes et des équilibres (sociaux, économiques, technologiques, etc.) variés. Les critères de choix sont multiples et parmi ces critères – c’est très important – il y a les enjeux éthiques, politiques, idéologiques qui doivent être pris en compte mais surtout faire l’objet d’un débat en soi. L’Agence de la transition écologique (ADEME) l’a fait, par exemple, en prenant en compte la dimension idéologique, des différentes visions du monde qui sous-tendent les quatre scénarios qu’ils ont construits. Plus ou moins de sobriété, un pari plus ou moins fort fait sur les innovations technologiques, ce n’est pas qu’une question technique mais une question politique au sens fort. Pour nous, il est très important d’affirmer que la conflictualité a une dimension politique au sens noble, idéologique et profond du terme, à laquelle il faut laisser sa place. « Comment fait-on récit là-dessus ? » Ces constats doivent permettre de construire un récit, dans lequel inscrire l’action de l’État. Il s’agit notamment de reconnaître que si nous sommes d’accord sur la cartographie des limites qui nous permet d’acculturer les citoyen·nes et les décideur·ses aux impératifs qui sont aujourd’hui les nôtres en matière de soutenabilités, à l’intérieur de cette cartographie, nous pouvons prendre les chemins que nous dessinons démocratiquement à partir des trajectoires qui reflètent les préférences collectives. La construction de ce récit devrait reposer sur un cadre de référence, souple et démocratique dans lequel on inscrit l’action publique. Un cadre qui permet des choix lourds, structurants, mais démocratiques. Et l’État joue un rôle fondamental dans la construction de ce récit, en particulier dans celui de l’intégration des limites et de ses contraintes dans la manière dont il fabrique des politiques publiques.

Hélène Garner – Le troisième pilier des politiques publiques soutenables, avec la durabilité et l’approche systémique, c’est la légitimité. Nous ne rendrons pas l’action publique légitime sans cette vision partagée, sans cette discussion, sans cette « dispute démocratique » sur les chemins, les contraintes et les choix qu’on fait collectivement. Nous insistons beaucoup sur la notion de « préférences collectives » et ce n’est pas à nous de les définir. Pour exprimer des préférences collectives nous avons besoin de débat démocratique. C’est pourquoi, il était important pour nous de publier le rapport entre l’élection présidentielle et les élections législatives de 2022. L’élection présidentielle est le moment où s’affrontent différentes visions du monde, que ce soit dans le rapport à la nature, à la sobriété, à la technologie, etc. Un choix est fait, même si on peut interroger sa légitimité du fait de l’abstention. Nous abordons ces questions-là sans prétendre résoudre le sujet. Bien sûr, la légitimité se construit dans les processus de la démocratie représentative, et d’abord par les élections. Mais face à la nécessité de nous transformer radicalement, nous invitons à considérer qu’il faut toujours remettre cette légitimité sur l’établi, tout au long de la fabrique de l’action publique : au moment des décisions, des déploiements, de l’évaluation… Il faut nous mettre en situation de s’assurer que les chemins que l’on emprunte reflètent toujours la volonté de nos concitoyens.

Conflits de soutenabilités9

« Malgré la prise de conscience de l’impératif d’une transformation profonde de nos manières de produire et de consommer, malgré les efforts entrepris pour limiter notre pression sur notre environnement et préserver l’habitabilité de la planète, nous butons sur des « conflits de soutenabilités » extrêmement difficiles à surmonter. Non seulement les défis environnementaux, sociaux et économiques sont gigantesques, non seulement ils sont interdépendants, mais ils amènent à confronter des enjeux à proprement parler vitaux entre lesquels il n’est pas question de choisir. Plus encore, les armes dont nous disposons pour les affronter sont parfois à double tranchant : les leviers politiques que nous activons pour atteindre les objectifs de soutenabilités révèlent, voire aggravent parfois ces conflits. Comment concilier « fin du monde et fin du mois » ? Croissance et limitation de nos émissions de gaz à effet de serre et plus généralement de notre impact environnemental ? Financement de notre modèle social et de la transition écologique ? Et comment engager les transformations majeures dont nous avons besoin dans le contexte de grande défiance démocratique qui est le nôtre ? »

Nous sommes absolument convaincu·es que s’inscrire dans une trajectoire unique n’est pas possible.

Comment a été reçu le rapport et l’usage du mot « soutenabilités » ? A-t-il favorisé sa bonne réception ?

Johanna Barasz – Nous avons en effet choisi d’employer le terme de « soutenabilités » au pluriel, car il s’agit d’un mot qui n’est pas institutionnalisé, à l’inverse de celui de « développement durable ». Il n’a pas de traduction institutionnelle, contrairement au développement durable qui a son commissariat, son ministère, ses délégations diverses et variées, européennes et onusiennes. Il y a d’abord un intérêt conceptuel et une hypothèse de travail, mais aussi une dimension un peu tactique dans le fait de ne pas s’inscrire dans des institutions pré-existantes à qui on dirait « y’a qu’à-faut qu’on ». Cela compte parmi les éléments qui ont favorisé la bonne réception du rapport, sans être dans la critique ou des injonctions à des institutions ou des collectifs existants.

Hélène Garner – Le terme de « développement durable » est très institutionnalisé, mais ce qui distingue aussi ce concept de celui de « soutenabilités » c’est qu’il gomme la notion de conflictualité entre ces différents composantes. Le développement durable laisse entendre qu’on peut toutes les concilier, là où la soutenabilité met l’accent sur les tensions entre ces dimensions lorsqu’on cherche à les tenir toutes ensemble. C’est répondre vraiment à ce que vivent les acteurs de terrain lorsqu’ils déploient les politiques publiques (par exemple, la ZAN), et c’est sûrement ce qui explique que le rapport leur ait tant parlé. Il y a d’ailleurs une demande très forte des collectivités territoriales et des acteurs locaux pour la suite des travaux, d’une part sur les relations État-collectivités et sur les collectivités elles-mêmes.

La publication du rapport entre l’élection présidentielle et les élections législatives nous a permis d’alimenter utilement le débat et le rapport a reçu un bon écho médiatique et au sein de la sphère publique. Le décret de création du secrétariat général à la planification écologique du 7 juillet 202210 reprend le terme de « soutenabilité » 11 ainsi que d’autres apports du rapport. On peut penser que ce rapport a concouru à l’acculturation de ces thèmes.

Soutenabilités12

« Le concept de “soutenabilités” nous a paru adapté pour concevoir une nouvelle grille d’analyse et de conduite de l’action publique de long terme. Traduction de l’anglais sustainability, il désigne non seulement les processus de production qui n’épuisent pas les ressources qu’ils utilisent, mais aussi plus généralement les configurations systémiques de la société humaine qui lui permettent d’assurer sa pérennité. Dans la langue commune, est soutenable ce qui peut être supporté, enduré, ce qui résiste au passage du temps mais aussi ce qui peut être défendu, appuyé par des arguments sérieux. Le terme renvoie donc non seulement à l’exigence de durabilité, mais aussi à celle de transversalité et de légitimité13. Il offre ainsi « plus de plasticité [que celui de développement durable] et permet de mieux parler de la question des limites.

Le concept de “soutenabilités” invite à penser des réponses plurielles et imaginées collectivement pour « prendre en charge » les défis d’une complexité et d’une ampleur inégalées qui sont face à nous. La notion est ainsi utile pour penser la prise en compte simultanée – d’une manière qui en permette la cohérence – des questions sociales, environnementales, économiques, mais aussi démocratiques et institutionnelles.

En l’utilisant au pluriel, on prend au sérieux les interactions entre les crises, entre les défis, entre les risques et on souligne la nécessité d’intégrer dans chaque étape de la fabrique des politiques publiques des paramètres qui pourraient au premier abord en paraître éloignés. Le concept présente enfin l’intérêt de baliser un champ des possibles : ce qui n’est pas soutenable économiquement, écologiquement, socialement, démocratiquement devrait, au-delà de certaines circonstances exceptionnelles et transitoires, être écarté de nos choix collectifs. L’approche par les soutenabilités porte ainsi l’ambition de construire un référentiel d’action publique qui soit à la fois durable, systémique et légitime. Durable en ce qu’elle intègre à la fois le long terme et l’épuisement et la finitude des ressources. Systémique parce qu’elle repose sur une vision multidimensionnelle et transversale des enjeux et arbitre des conflits potentiels entre dimensions. Légitime car elle se construit sur de nouvelles modalités délibératives. »

Nous manquons d’arènes, de méthode et aussi souvent de temps. Car cela nécessite d’entrer dans des débats complexes, qui touchent parfois à l’éthique, à des choix de société qui engagent l’avenir mais qui sont indispensables si l’on veut collectivement avancer.

Johanna Barasz – Nous avons évoqué la question des conflits de soutenabilités, en se rendant compte qu’il s’agissait vraiment d’une manière d’aborder les problématiques de politiques publiques. En ce sens, nous rencontrons un écho important chez les étudiant·es et les acteurs locaux. Il y a d’ailleurs une demande très forte des collectivités territoriales et des acteurs locaux pour la suite des travaux, d’une part sur les relations État-collectivités et sur les collectivités elles-mêmes. Ces deux axes font l’objet d’une demande sociale et politique importante. Un des intérêts du concept de « soutenabilités » c’est qu’on comprend bien son contraire : ce qui n’est pas soutenable est insoutenable. On peut imaginer – et même engager – des politiques publiques qui soient ne sont pas durables, soient sont peu transversales, soient n’ont pas fait l’objet d’un débat démocratique pleinement satisfaisant… Ce n’est pas optimal, mais c’est possible. En revanche, on ne peut pas construire des politiques publiques qui sont insoutenables. On entend bien ici la notion de limites, dont nous avons beaucoup parlé. Nous sommes convaincues que ce concept de « soutenabilités » peut aider à penser politiquement et administrativement la transition. C’est en tout cas ce que nous renvoie la réception du rapport. À l’issue de ce travail, les questions qu’on nous pose tournent autour de ces notions avec cette idée de « comment construit-on des choix à l’intérieur d’un cadrage qui pose des enjeux vitaux ? ». Nous sommes très sollicité·es sur cette façon de poser les problématiques.

Quels seraient les changements à opérer de la part des administrations ?

Hélène Garner – Ce travail est avant tout un rapport de méthode d’organisation de l’action publique, et il s’adresse d’abord à celles et ceux qui l’organisent. Il était à cet égard très intéressant que la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) nous invite à le présenter au sein de son réseau de laboratoires d’innovation publique, ou Bercy devant le comité des directeurs financiers de l’État. Repenser la fabrique des politiques publiques amène à une réflexion sur la manière de calculer les indicateurs de performance, d’intégrer ces questions de long terme dans la conduite des affaires courantes, de concilier des dimensions monétisables avec des considérations physiques comme lorsqu’on parle de biodiversité. Cela pose de nombreuses questions méthodologiques mais aussi de fabrique de l’action publique. On développe dans le rapport l’exemple des études d’impact ou des budgets verts qui sont sur le papier des outils au service de politiques plus soutenables mais qui, dans les faits, restent trop souvent à côté de la prise de décision publique. Nous disons que tant que ces outils ne sont pas « pluggés » dans la prise de décision, ils auront un effet transformateur très limité.

Johanna Barasz – Par exemple, le rapport annuel du Conseil économique social et environnemental (CESE) sur l’état de la France fait une évaluation à l’aune des nouveaux indicateurs de richesse. Donc aujourd’hui, y compris dans les institutions de la République, nous avons une approche et une analyse des politiques publiques par d’autres indicateurs que le produit intérieur brut (PIB), y compris des indicateurs utiles dans une approche en termes de soutenabilité. Ce que nous regrettons, c’est que ce rapport très intéressant et d’envergure du CESE sera lu, mais n’aura aucun impact et aucun rapport avec la discussion budgétaire en cours. Il montre qu’on a développé des capacités d’analyse et des indicateurs qui permettent de construire ce récit, cette vision du monde, ce cadre commun, mais qu’ils ne sont pas assez utilisés, mobilisés. Ils ne servent pas tout à fait à rien : ils servent à l’acculturation, à la compréhension du problème mais pas à l’élaboration du budget et à fonder des arbitrages soutenables.

Hélène Garner – Et même pire, ils contribuent, selon nous, à une dilution des énergies. Les analyses, les études d’impacts, les budgets verts, les nouveaux indicateurs de richesse, etc., sont de gros travaux conduits par les acteurs publics. Ils prennent du temps et consomment des moyens alors qu’ils ont un effet très limité. Donc pour nous c’est un gage d’efficacité de l’action publique que de mettre ces indicateurs au cœur des critères de l’action publique et du processus de décision.

Une des difficultés à laquelle les démocraties comme la France sont confrontées, c’est que structurellement, ontologiquement, par nature, la démocratie n’est pas armée pour faire face au temps long.

Johanna Barasz – Prendre tout ce temps et cette énergie dans les administrations pour finir par prendre des décisions politiques au mieux indifférentes, au pire orthogonales avec leurs conclusions, n’est pas très respectueux du travail des agent·es et de l’investissement réalisé. Et du coup, cela limite fondamentalement la portée de ces exercices, au-delà de la pure communication.

Il faut que la planification soit compatible avec cette gestion de l’urgence et des crises. Et pour ça, il faut qu’il y ait une vision de long terme qui reste la boussole de l’action publique !

Hélène Garner – Il s’agit à la fois d’une question de maturité et de courage politique. Et ça va aussi pour nous avec une nouvelle manière de faire de la planification. Ce qu’on encourage n’est pas un cadre rigide. En effet, la question de l’articulation des temporalités est très importante. Il y a des mesures d’urgence qu’il faut prendre à des moments, qui peuvent faire dévier des trajectoires de moyen long terme. Il faut le faire et l’assumer si on pense que c’est nécessaire, mais il faudrait aussi être capable de raconter – en même temps – comment on va revenir, après les crises et les chocs inévitables, à la trajectoire prévue. Ça, on ne sait pas le faire aujourd’hui. Par exemple, on sait très bien que le bouclier tarifaire ne va pas aider à réduire les émissions de gaz à effet de serre à court terme. Tout le monde l’a compris, élu·es et citoyen·nes. L’assumer reviendrait à dire que, par rapport à notre trajectoire de décarbonation, on va s’en éloigner un peu, le temps de cette crise, mais qu’on se donnera les moyens collectifs de revenir à la trajectoire, de rattraper ça ensuite. Ainsi nous serions dans un exercice de responsabilité collective. Pour nous, la planification est vraiment de ce point de vue un moyen de revivifier la démocratie. C’est prendre tout le monde au sérieux et responsable, en exposant les contraintes, en présentant les choix que l’on a fait et les raisons qui y ont conduit car il y avait une urgence. La planification doit pouvoir être agile et s’adapter. On le voit bien, en deux ans nous avons eu le covid-19, la guerre en Ukraine, les crises économique, énergétique, etc., il faut donc que la planification soit compatible avec cette gestion de l’urgence et des crises. Et pour ça, il faut qu’il y ait une vision de long terme qui reste la boussole de l’action publique !

Pour aller plus loin

  1. France Stratégie est un organisme d’études et de conseil en politiques publiques, placé auprès du/de la Premier·ère ministre. Cette institution autonome engage ses travaux par saisine du Gouvernement ou par auto-saisine. Par ses analyses, propositions et évaluations, elle anime le débat public et éclaire les choix collectifs sur les enjeux sociaux, économiques et environnementaux.
  2. Hélène Garner dirige le département Travail, emploi, compétences de France Stratégie. Elle a co-coordonné et co-rédigé le rapport Soutenabilités ! Organiser et planifier l’action publique (https://www.strategie.gouv.fr/).
  3. Barasz J., Fosse J., Viennot M., Prouet E., Gervais É. et Faure A., Soutenabilités ! Organiser et planifier l’action publique, 2022, France Stratégie (https://www.strategie.gouv.fr/projets/seminaire-soutenabilites).
  4. Élisabeth Dau est également membre du comité d’orientation de la revue Horizons publics.
  5. https://www.strategie.gouv.fr/publications/france-10-ans
  6. http://francestrategie1727.fr/
  7. Ses analyses reposent – sans pouvoir les restituer dans leur intégralité – sur les enseignements tirés du séminaire pluridisciplinaire intitulé « Soutenabilités » qui s’est tenu de février 2020 à novembre 2021.
  8. Blanmailland L. et Gelin R., “TINA. There Is No Alternative ?”, rapport, 2014, GRESA échos.
  9. Extrait de Barasz J., Fosse J., Viennot M., Prouet E., Gervais É. et Faure A., Soutenabilités ! Organiser et planifier l’action publique, op. cit.
  10. D. n° 2022-990, 7 juill. 2022, relatif au secrétariat général à la planification écologique.
  11. « Il veille en particulier à la soutenabilité de ces stratégies et à leur différenciation, afin de s’adapter aux particularités de chaque territoire et d’intégrer les enjeux économiques et sociaux. »
  12. Extrait de Barasz J., Fosse J., Viennot M., Prouet E., Gervais É. et Faure A., Soutenabilités ! Organiser et planifier l’action publique, op. cit.
  13. Carnoye L. et Petitimbert R., « Entretien avec Valérie Boisvert : “La durabilité forte : enjeux épistémologiques et politiques, de l’économie écologique aux autres sciences sociales” », Développement durable et territoires 2020, no 11(2).
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