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« Les territoires de montagne ne doivent pas être résumés à la montagne alpine aménagée. »

Le 12 mars 2025

Mikaël Chambru, Kirsten Koop et Jean-Baptiste Grison travaillent au laboratoire d’excellence « Innovations et transitions territoriales en montagne » (Labex ITTEM) implanté à Grenoble. Ce labo vient de lancer un nouveau cycle de recherche axé sur la soutenabilité des transitions territoriales des territoires de montagne.

Mikaël Chambru

Coordinateur scientifique du Labex ITTEM, il est maître de conférences en sciences sociales à l’université Grenoble Alpes. Ses recherches portent sur les changements socio-environnementaux en montagne, les controverses autour de la transition écologique et les modalités de mises en public des sciences.

Nous favorisons tout particulièrement la recherche collaborative aux côtés de partenaires territoriaux (parcs, collectivités territoriales, associations, etc.).

Pourriez-vous nous rappeler le rôle de votre laboratoire ? Ses missions, son périmètre d’action, ses spécificités ?

Mikaël Chambru, Kirsten Koop et Jean-Baptiste Grison – Le Labex ITTEM rassemble des scientifiques issus de douze laboratoires de recherche des sites universitaires de Grenoble et de Savoie. Nous finançons des projets de recherche en sciences humaines et sociales portant sur les territoires de montagne, en France et dans le monde, depuis 2011. Afin de contribuer à apporter des réponses concrètes aux enjeux de ces territoires, nous favorisons tout particulièrement la recherche collaborative aux côtés de partenaires territoriaux (parcs, collectivités territoriales, associations, etc.). Nous soutenons aussi des formations portant sur les enjeux de montagne via des ateliers terrain de master et nous organisons annuellement une école d’été pour les doctorants.

Kirsten Koop

Coordinatrice scientifique du Labex ITTEM depuis 2022, elle est enseignante-chercheuse à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine de l’université Grenoble Alpes. Elle a été directrice de l’équipe « Villes et territoires » du laboratoire Pacte de 2020 à 2022 et est présidente de l’association Modus Operandi qui œuvre pour une approche constructive des conflits sociaux.

Il nous semble important d’accompagner, en tant que chercheurs, les processus de gouvernance liés en apportant nos analyses. Il y a aussi un énorme enjeu de justice sociale et environnementale.

Vous avez lancé en décembre dernier un nouveau cycle de votre programme de recherche (2025-2032). Quels sont les axes de travail que vous allez privilégier ?

Le nouveau projet (2025-2032) approfondira l’analyse de la soutenabilité des transitions territoriales en montagne dans un contexte d’amplifications des incertitudes socio-environnementales liées au réchauffement climatique et d’autres crises. De nouveaux axes thématiques structureront ce projet. Ils reflètent des questions scientifiques majeures dans les études contemporaines des transitions. Tout d’abord, nous continuerons à étudier les transformations des systèmes territoriaux à partir d’une grande variété d’objets d’étude (l’eau, les forêts, l’économie du tourisme, les initiatives citoyennes, etc.), en tentant d’identifier des leviers et obstacles à la transition social-écologique. Un deuxième axe de recherche porte sur les controverses et conflits qui naissent dans les territoires soumis à des « pressions », comme la raréfaction de l’eau ou encore la fermeture d’une station de ski. Il nous semble important d’accompagner, en tant que chercheurs, les processus de gouvernance liés en apportant nos analyses. Il y a aussi un énorme enjeu de justice sociale et environnementale. Enfin, nous tenterons d’aborder les relations entre humains et « nature » de manière nouvelle. Partant de l’idée que nous devrons nous sentir concernés non seulement par nos propres capacités à produire et à nous reproduire, mais aussi par le maintien de bonnes conditions de reproduction de la faune et de la flore, nous nous intéressons aux nouveaux récits, perceptions et pratiques qui relèveraient d’un changement dans notre rapport (de domination) avec le vivant.

Quelles sont les principales menaces liées au changement climatique qui affectent les territoires de montagne ?

Dans les régions montagnardes du monde, l’augmentation des températures est plus accentuée par rapport à la moyenne, avoisinant + 2 °C. Ce réchauffement a des conséquences importantes sur tout ce qui constitue la montagne : les roches, la faune, la flore, les installations techniques et sur nous, les humains ; nous sommes en face d’une véritable métamorphose de la montagne.

Tout d’abord, nous observons la transformation des écosystèmes, visible dans l’espace, comme la montée de la limite de végétation, l’apparition de nouveaux paysages péri-glaciers et de nouveaux lacs suite à la fente des glaciers, le déplacement de certaines espèces animales en altitude, etc. Ensuite, les variations plus accentuées dans les régimes de précipitations peuvent mener à des sécheresses, d’un côté, et à des inondations, de l’autre. La diminution de l’enneigement en hiver a d’ores et déjà des conséquences drastiques sur de nombreux villages en moyenne montagne se voyant privés de leur principale activité économique, le tourisme de ski.

Nous observons aussi une augmentation importante de ce que nous appelons communément les risques naturels, dont des chutes de blocs qui ont leur origine dans la fragilisation des roches par les variations plus extrêmes de températures. Les éboulements et glissements de terre sont causés par des inondations et par le dégel du pergélisol. Ils peuvent détruire localement nos habitats, nos infrastructures, l’agriculture et les écosystèmes locaux.

Ces changements, seuls ou combinés, touchent tous les territoires de montagne. Or, il est difficile de raisonner d’une manière homogène par rapport à l’ensemble des territoires.

Chaque territoire est spécifique et nécessite des réponses adaptées. D’une manière générale, les questions portent sur l’adaptation à l’évolution des ressources en eau, à l’accroissement des risques naturels, à la raréfaction de certaines autres ressources. Cette adaptation se pose en termes de changement d’activités, de modèles économiques, mais aussi de manières d’habiter, de fréquenter et de se comporter dans les territoires de montagne.

Quels sont les impacts du changement climatique sur les ressources en eau et les écosystèmes montagnards ?

La pression sur les ressources en eau a indéniablement augmenté dans les montagnes françaises, et notamment dans les Pyrénées qui ont enregistré une diminution de 12 % de leur ressource en eau depuis 1980, avec des projections allant jusqu’à 40 % de réduction. Étant donné que le Labex ITTEM est un programme de recherche en sciences humaines et sociales, nous n’étudions pas les changements des écosystèmes, ni du climat, ni de l’hydrologie. En revanche, nous nous intéressons aux conséquences de l’évolution des ressources en eau pour les habitants. Elle impacte sur les activités économiques et sur les modes de vie, et nécessite de repenser la gouvernance de l’eau.

Les questions portent sur l’adaptation à l’évolution des ressources en eau, à l’accroissement des risques naturels, à la raréfaction de certaines autres ressources.

Jean-Baptiste Grison

Géographe de formation, il a rejoint le Labex ITTEM en 2017, après un parcours de chercheur à l’université de Clermont-Ferrand et une formation initiale à l’université Paris 8. Il a exercé alternativement des activités d’enseignement, de recherche et de coordination de projets autour de questions de développement territorial et d’innovation sociale.

Co-construire un savoir partagé entre toutes les parties prenantes, donc entre habitants, décideurs politiques, acteurs économiques et scientifiques, travailler ensemble sur des visions partagées du futur de « son » territoire nous paraît très important.

La question est notamment celle du partage équitable de la ressource, entre des activités agricoles, touristiques, industrielles, énergétiques, mais aussi les consommations individuelles et le besoin des écosystèmes. Donc, la pression sur la ressource en eau pose des problèmes d’économie, de gestion, mais elle interroge aussi nos rapports sociaux. À l’évidence, les effets du changement climatique sur la ressource en eau sont aussi source de controverses, de conflits d’usage et d’oppositions entre des visions divergentes des manières d’habiter et d’occuper les territoires de montagne.

Comme on peut le lire dans notre dossier, les territoires de montagne sont des sentinelles du réchauffement climatique, à la fois très exposés et laboratoires à ciel ouvert. L’enjeu aujourd’hui, c’est d’embarquer les acteurs de la montagne dans l’adaptation. Quels sont les leviers, les outils et les méthodes qui vous semblent importants pour faire atterrir cette transition écologique dans les territoires de montagne ?

La question de la transition sociale-écologique est ce que les scientifiques appellent un « wicked problem », c’est-à-dire un problème particulièrement complexe qui ne peut être résolu par une approche disciplinaire simple, par une seule réponse. Engager un territoire dans la transition écologique nécessite une réflexion transversale, d’une part entre tous les types d’acteurs (politiques, socio-économiques, associatifs, institutionnels, civils) et d’autre part avec des scientifiques de multiples disciplines, en sciences de l’environnement, comme en sciences humaines et sociales. Co-construire un savoir partagé entre toutes les parties prenantes, donc entre habitants, décideurs politiques, acteurs économiques et scientifiques, travailler ensemble sur des visions partagées du futur de « son » territoire nous paraît très important. Pour cela des méthodes collaboratives existent, qui vont de la cartographie participative à l’intelligence collective. Elles sont importantes à tous les stades de la démarche, de la définition des objectifs à la mise en pratique. Ces dynamiques collectives « d’anticipations territoriales partagées » sont souvent chronophages, complexes et suscitent des controverses. Or, elles nous semblent incontournables si les territoires souhaitent bien se munir par rapport aux changements socio-environnementaux à venir.

Comment les territoires de montagne doivent-ils adapter leur modèle touristique face au changement climatique ?

Une partie importante des territoires de montagne français dépend en effet du tourisme, le modèle dominant étant celui du ski alpin. Dans les réactions à la diminution de l’enneigement, deux postures semblent co-exister : l’adaptation et la transformation. L’adaptation consiste à trouver des solutions pour maintenir le système économique en place. La diversification ou le tourisme « quatre saisons » tentent, par exemple, de déplacer une partie du chiffre d’affaires des stations sur la période estivale pour réduire la dépendance au ski, mais sans remettre en question le principe d’un modèle économique fondé sur le tourisme. Quant à la transformation, elle suggère une remise en question plus profonde des modes de vie contemporains et de leurs ressources. Certains des projets de recherche du Labex ITTEM ont montré que cette idée de transformation sociétale est portée par de nombreux collectifs en montagne. Dans de nombreux territoires, des initiatives citoyennes collaborant en réseaux ont vu le jour. Ils expérimentent de nouveaux modes d’habiter et de produire selon des normes et principes écologiques et sociaux, et méritent attention. Par ailleurs, ces deux logiques ne s’excluent pas l’une et l’autre. Nous avons constaté qu’elles co-existent souvent dans un seul territoire.

Certains des projets de recherche du Labex ITTEM ont montré que cette idée de transformation sociétale est portée par de nombreux collectifs en montagne.

Quelles sont les actions qui vous semblent emblématiques pour observer, partager et adapter les territoires de montagne face au changement climatique ?

La création de dispositifs mixtes à l’échelle locale permettant à tous types d‘acteurs territoriaux – incluant habitants, citoyens et usagers – de travailler ensemble avec les scientifiques est précieuse pour avancer dans le sens de la transformation social-écologique dans les territoires de montagne. Plusieurs plateformes auxquelles le Labex ITTEM participe ont déjà acquis une certaine expérience dans l’observation et l’analyse des changements, et la création d’espaces de travail collectif sur les diagnostics et scénarios des territoires : la Zone atelier Alpes et ses différents dispositifs « Sentinelles des Alpes », ou encore le Pôle alpin des risques naturels (PARN), par exemple. Plus récemment, le développement des living labs ou « laboratoires vivants », qui regroupent un panel mixte d’acteurs autour d’une problématique et un but partagé, est intéressant aussi de ce point de vue. De manière plus concrète, des outils d’intelligence collective développés ces dernières années se sont montrés très utiles pour faire progresser des visions partagées : frises chrono-systémiques, écoutes citoyennes, arènes de transformation, enquêtes citoyennes, etc. Enfin, la contribution de l’art et de la culture n’est pas à négliger, particulièrement s’agissant de la sensibilisation aux effets du réchauffement climatique.

Les acteurs des territoires en montagne ont le choix entre deux voies : essayer de résister et de maintenir le statu quo aussi longtemps que possible, ou se mettre en mouvement, en métamorphose, tout comme le font déjà la faune et la flore.

Quel est le rôle des acteurs locaux, des techniciens territoriaux, et des experts dans l’adaptation des territoires de montagne au changement climatique ?

Ces acteurs sont incontournables dans la construction de la connaissance fine des problématiques propres à chaque territoire de montagne et dans l’anticipation. Ils jouent surtout un rôle dans la conception et l’expérimentation des nouvelles politiques et actions publiques qui sortent des chemins battus. Dans ce rôle, nouveau, il s’agit moins d’affirmer un savoir-faire qu’un savoir-être : le plus grand défi est d’accepter l’incertitude, d’oser et de ne pas craindre l’échec. Il nous semble important de donner l’exemple, dans cette tâche collective, d’apprendre à renoncer au maintien du statu quo, à repenser fondamentalement nos modes d’habiter et à être prêt à changer de normes ; c’est du moins ce que nos partenaires territoriaux ont relevé récemment dans une séance de travail au Labex ITTEM. Ainsi, comme les problèmes sont complexes et imbriqués, il est important de sortir d’un raisonnement « en silo », de ne plus penser les différents domaines de l’aménagement (infrastructure, gestion des ressources, habitat, etc.) de manière séparée. Pour citer un exemple : repenser la gestion de l’eau à l’ère du changement climatique nécessite de ne plus se cantonner à la mise à disposition d’eau potable pour une consommation donnée, mais de prendre également en compte les risques des crues et les conséquences des sécheresses (pour les humains, la faune et la flore). Les conséquences de ce « raisonner autrement » afin de répondre aux nouveaux défis peuvent aller loin. Elles peuvent, par exemple, mener à des réorganisations des liens fonctionnels et organisationnels des collectivités territoriales.

Quel rôle peuvent jouer les chercheurs pour accompagner les transitions écologiques dans les territoires de montagne ?

Les chercheurs en sciences humaines et sociales ont vocation à travailler aux côtés des acteurs des territoires de montagne pour les accompagner dans ces transitions socio-écologiques. Leur rôle est de concevoir et de mettre à disposition des outils et des clés de lecture et de compréhension de leurs pratiques, de leurs environnements, du fonctionnement de leurs communautés. Ensemble, acteurs et chercheurs peuvent construire et proposer de nouveaux récits, de nouveaux imaginaires, tester de nouveaux modèles, en respectant au mieux les intérêts communs, pour améliorer l’habitabilité des territoires de montagne.

Si on se projette à cinq ans, à quoi ressembleront les territoires de montagne en 2030 ?

La montagne est d’ores et déjà en mouvement, en métamorphose. Des récits comme le livre Fragments d’une montagne. Les Alpes et leurs métamorphoses du chercheur Nicolas Nova1 le décrivent très bien. Les acteurs des territoires en montagne ont le choix entre deux voies : essayer de résister et de maintenir le status quo aussi longtemps que possible, mais au détriment de nos ressources, de l’environnement et de la capacité à s’adapter, ou se mettre en mouvement et métamorphose, tout comme la faune et la flore le font déjà.

Dans les Alpes françaises, 2030 est l’année annoncée pour la tenue de Jeux olympiques d’hiver dans les régions Auvergne-Rhône-Alpes et Sud. Il est vraisemblable que la perspective de ces jeux va amplifier les controverses et la confrontation entre ces deux postures. D’un côté, la création d’infrastructures et l’optimisation des aménagements de l’industrie des sports d’hiver et, de l’autre côté, la montée en puissance de mouvements porteurs d’alternatives allant dans le sens d’une meilleure préservation des ressources et de l’environnement, voire de la décroissance.

Enfin, il est important de rappeler que les territoires de montagne ne doivent pas être résumés à la montagne alpine aménagée. Dans les autres vallées et les autres massifs, l’alternative se jouera entre une accentuation des fragilités provoquée par de nouveaux évènements climatiques et/ou économiques, et une amélioration des résiliences à la faveur de meilleures intelligences collectives et d’innovations sociales.

Il est important de sortir d’un raisonnement « en silo », de ne plus penser les différents domaines de l’aménagement (infrastructure, gestion des ressources, habitat, etc.) de manière séparée.

Le projet scientifique du Labex ITTEM

Si la montagne a longtemps constitué un territoire en crise, à l’écart des pôles de développement et nécessitant des politiques compensatoires, elle est aujourd’hui à l’avant-poste de la mise en place d’une société de la durabilité.

Du point de vue environnemental, la montagne est particulièrement exposée aux effets du changement climatique. L’économie fondée sur le tourisme rend les régions montagnardes vulnérables. Les spécificités du milieu naturel conduisent à augmenter les risques liés au réchauffement ou au dérèglement : inondations, mouvements de terrain, fonte des glaciers, pour les habitants mais aussi pour les régions environnantes. La montagne représente de ce fait un observatoire du changement global, mais aussi un possible démonstrateur de mesures préventives, protectrices ou correctrices dans une perspective de transition.

Du point de vue des enjeux internationaux, la montagne constitue un objet reconnu par les communautés politiques et les instances scientifiques : Année internationale de la montagne, Journée internationale de la montagne, revues scientifiques dédiées, Convention alpine, réseaux de recherche (Iscar), de gestion (Alparc) ou citoyens (Cipra), programmes d’intervention structurants (interreg Espace alpin). En plaçant la montagne au cœur de problématiques politiques et territoriales, la Stratégie de l’Union européenne pour une région alpine (Suera) vise à instaurer une gouvernance originale sur une région partageant des enjeux communs de durabilité.

La diversité et la richesse des enjeux, scientifiques, environnementaux, politiques, sociaux et économiques ont conduit le Labex ITTEM à poser la montagne comme un espace laboratoire, où se posent avec une acuité particulière des problèmes sociétaux de dimension globale. Depuis 2011, il a montré dans la durée sa capacité d’initiative, de lancement de nouveaux sujets et projets, de constitution d’une « communauté » scientifique engagée pour une recherche dépassant les frontières disciplinaires et académiques.

  1. Nova N., Fragments d’une montagne. Les Alpes et leurs métamorphoses, 2023, Le pommier.
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