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« L’or bleu », un enjeu majeur de la transition écologique

En France, 5 milliards de mètres cubes d’eau sont prélevés chaque année pour les besoins de l’agriculture.
©Crédit : Syed Farhan Ahmed – DR
Le 16 février 2021

Indispensable à la survie de l’Humanité et à la santé des écosystèmes, l’eau se raréfie, entraînant catastrophes naturelles, problèmes sanitaires et provoquant des enjeux géopolitiques majeurs. Dans le même temps, un tiers de la population mondiale n’a toujours pas accès à l’eau potable.

Une fraction de centime, 0,0035 euros très exactement, c’est le coût d’un litre d’eau potable en France métropolitaine, redevances et taxes comprises. C’est moins que le soda (environ 1,30 €), que l’essence (1,60 €), que le caviar d’esturgeon blanc (1 500 €/kg) ou encore que l’or (près de 40 000 € le lingot). Et pourtant, l’eau pourrait bien être notre bien le plus précieux car, à la différence du caviar, elle nous est vitale. L’eau est indispensable à la survie de l’Humanité et à la santé des écosystèmes. Elle est aussi au cœur du développement durable, de l’adaptation aux changements climatiques, et est essentielle au développement socio-économique, à la production d’énergie et d’aliments. Si les Nations unies travaillent depuis de nombreuses années à remédier aux problèmes posés par les pénuries d’eau et à faire en sorte qu’une eau propre et accessible puisse satisfaire les besoins des individus, du commerce ou de l’agriculture, il a fallu attendre la fin des années 1970 pour que les travaux scientifiques soulevant la question de l’accès aux ressources de base et au droit à l’eau commencent à être audibles, notamment lors de la Conférence des Nations unies sur l’eau (1977), la décennie internationale de l’eau potable et de l’assainissement (1981-1990), la Conférence internationale sur l’eau et l’environnement (1992) ou la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (1992). Les actions qui ont suivi ont notamment permis à 1,3 milliard de personnes d’avoir accès à l’eau douce dans de nombreux pays en développement.

Une question de droits

L’eau doit être une question de droits. Le droit d’y avoir accès tout simplement, alors que la population mondiale augmente et que l’équilibre dans la gestion des ressources peine à s’établir. Le droit d’avoir accès à des installations sanitaires propres et privées, en particulier pour les femmes et les jeunes filles, afin de gérer la maternité et les menstruations dans la dignité et la sécurité. Le droit d’accéder à une eau saine, condition essentielle pour réduire le fardeau des maladies liées à la mauvaise qualité de l’eau dans certaines régions. L’une des étapes fondamentales a donc été de faire reconnaître l’accès à l’eau comme condition préalable à tous les droits fondamentaux, condition indispensable à l’amélioration de la santé, de l’éducation et de la productivité agricole des populations. Pour cela, il aura fallu attendre le 28 juillet 2010. L’Assemblée générale des Nations unies adopte alors une résolution intitulée « Le droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement », dans laquelle elle constate l’importance que revêt l’accès équitable à l’eau potable et l’assainissement, faisant de cet accès une partie intégrante de la réalisation de tous les droits humains.

C’est ainsi que le 1er janvier 2016, parmi les 17 objectifs de développement durable qui entrent en vigueur après avoir été adoptés par les dirigeants du monde lors d’un sommet historique des Nations unies, on peut lire que l’objectif 6 vise à « garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement et assurer une gestion durable des ressources en eau ». Les cibles de cet objectif couvrent tous les aspects du cycle de l’eau et des systèmes d’assainissement, et leur réalisation est conçue pour contribuer à la réalisation d’autres objectifs de l’accord, notamment en matière de santé, d’éducation, d’économie et d’environnement.

Un vaste chantier

Reste que du papier au concret, il y a bien plus qu’un pas à franchir. L’ampleur de la tâche a de quoi effrayer les plus téméraires.

Car aujourd’hui encore, 4,5 milliards de personnes manquent de services d’assainissement gérés de manière sûre (ce qui provoque notamment la mort de 361 000 enfants de moins de cinq ans chaque année), 2,3 milliards de personnes ne disposent toujours pas de toilettes ou de latrines, et 2,1 milliards de personnes n’ont tout simplement pas accès à l’eau potable. Quant aux autres, leur chance pourrait très vite tourner : la mauvaise gestion des ressources disponibles sur Terre affecte déjà quatre personnes sur dix. Et comme 80 % des eaux usées retournent dans l’écosystème sans être traitées ou réutilisées, la pénurie ne fait que s’étendre.

En outre, le réchauffement climatique lié à l’augmentation de la population mondiale rend les inondations et les problèmes de sécheresse plus importants. Les catastrophes naturelles augmentent, et le dernier rapport de l’ONU estime que 90 % des futures catastrophes naturelles seront liées à l’eau, en particulier en Afrique australe et en Asie du sud.

Une demande en forte croissance

Tandis que l’eau continue d’être mal utilisée, les besoins, eux, continuent d’augmenter. Ils devraient encore croître de 70 % d’ici 2050. La plus forte hausse concerne le secteur agricole qui est déjà le plus grand consommateur d’eau douce, responsable de 70 % des prélèvements dans le monde. La production animale est un consommateur majeur. « Une vache peut consommer plus de 100 litres d’eau par jour, et un porc à l’engrais près de dix litres, note Nathalie Lahors, agricultrice dans les Landes. »

En France, 5 milliards de mètres cubes d’eau sont prélevés chaque année pour les besoins de l’agriculture : « La part la plus importante est consacrée à l’irrigation, mais cela varie d’une année sur l’autre, en fonction des conditions météorologiques et du type de cultures à irriguer, détaille Nathalie Lahors. Pour produire un kilo de salade, on n’a besoin que de 25 litres d’eau, alors que cela peut monter à 100 litres pour un kilo de pommes de terre, 400 litres pour un kilo de maïs, ou 1 500 litres pour un kilo de blé. »

La population urbaine augmente également, ce qui se répercute inéluctablement sur la consommation d’eau, sachant qu’un citadin moyen consomme 150 litres par jour, dont 55 pour sa douche, 30 pour ses toilettes et 15 pour sa vaisselle…

Les ressources en eau n’étant pas infinies, elles sont directement menacées par cette mauvaise gestion. Le dernier rapport de l’ONU souligne que l’utilisation des nappes phréatiques a triplé ces cinquante dernières années, atteignant le seuil limite dans plusieurs zones.

Source de tensions

Avoir accès à l’eau est donc devenu un enjeu économique puissant à l’échelle planétaire. Quand on sait que 40 % de la population mondiale partage ses ressources en eau avec un pays voisin, on imagine bien comment un cours d’eau traversant une frontière pourrait devenir, dans un futur très proche, l’une des premières causes de tensions internationales. Le CNRS note qu’aujourd’hui déjà : « Les contentieux à propos de l’eau sont nombreux à travers le monde, notamment au nord et au sud de l’Afrique, au Proche-Orient, en Amérique centrale, au Canada et dans l’ouest des États-Unis. Au Proche-Orient, par exemple, une dizaine de foyers de tensions existent. Ainsi l’Égypte, entièrement tributaire du Nil pour ses ressources en eau, doit néanmoins partager celles-ci avec dix autres États du bassin du Nil : notamment avec l’Éthiopie où le Nil bleu prend sa source, et avec le Soudan où le fleuve serpente avant de déboucher sur le territoire égyptien. Quant à l’Irak et à la Syrie, ils sont tous deux à la merci de la Turquie, où les deux fleuves qui les alimentent, le Tigre et l’Euphrate, prennent leur source. L’eau de l’Euphrate a d’ailleurs souvent servi d’arme brandie par la Turquie contre ses deux voisins : grâce aux nombreux barrages qu’elle a érigés sur le cours supérieur du fleuve et qui lui permettent d’en réguler à sa guise le débit en aval, la Turquie possède là, en effet, un puissant moyen de pression. »

Le dernier rapport de l’ONU estime que 90 % des futures catastrophes naturelles seront liées à l’eau, en particulier en Afrique australe et en Asie du sud.

Dès 1503, Machiavel conspirait avec Léonard de Vinci pour détourner le cours de l’Arno en l’éloignant de Pise, une cité avec laquelle Florence, sa ville natale, était en guerre. Des chercheurs américains ont également montré que, depuis le Moyen Âge, les désordres sociaux en Afrique orientale coïncidaient avec les périodes de sécheresse. Le CNRS note par ailleurs que « dans les sociétés asiatiques, l’eau était un instrument de puissance politique : l’ordre social, les répressions et les crises politiques dépendaient des caprices des pluies ».

Meilleure gestion pour meilleure santé

Depuis 1854 au moins, époque à laquelle John Snow – pionnier britannique dans les domaines de l’anesthésie, de l’hygiène et de la santé publique avant d’être un héros de série télévisée – a découvert que le choléra se propageait via les eaux contaminées du centre de Londres, les humains ont compris que l’eau polluée était mauvaise pour leur santé. « La dégradation des écosystèmes d’eau douce engendre bien souvent des maladies, de même que leur renforcement améliore réciproquement les résultats de santé, explique Giulio Boccaletti, directeur général mondial eau à The Nature Conservancy. Mais si nous avons désormais bien compris que les progrès dans un domaine permettaient d’améliorer les résultats dans un autre, ces dynamiques mutuellement bénéfiques sont souvent insuffisantes pour stimuler l’investissement dans les deux domaines visés. »

Comprenez que les budgets n’étant pas extensibles à volonté, comme aiment à le rappeler les gestionnaires, il faut parfois trancher sur les actions à mener. « Par exemple, investir dans la préservation d’un bassin-versant permet également de protéger la biodiversité et d’améliorer la qualité de l’eau dans les rivières en aval, ce qui bénéficie à la santé des êtres humains, souligne Giulio Boccaletti. Mais lorsque l’objectif consiste explicitement à améliorer la santé humaine, il peut s’avérer plus rentable d’investir tout simplement dans une centrale de traitement des eaux. »

Si les deux sont complémentaires, la question de l’équilibre optimal entre dans la protection de l’environnement et les interventions directes pour la santé se pose pour tous les acteurs, institutionnels comme humanitaires. Une récente analyse révèle que dans les zones rurales sans toilettes, une augmentation de 30 % du couvert végétal en amont entraînerait une réduction de 4 % de la probabilité de maladies diarrhéiques chez l’enfant – résultat qui équivaut à investir dans des installations sanitaires améliorées. « Mais même si cette estimation chiffrée se vérifie, il nous reste à déterminer le seuil auquel la reforestation devient un meilleur investissement que l’amélioration des installations sanitaires, et auquel cette démarche augmente par le plus fort multiple possible le rendement des autres interventions pour la santé, tempère Giulio Boccaletti. »

Une autre étude estime que 42 % du fardeau mondial que représente le paludisme, responsable d’un demi-million de morts chaque année, pourrait être éliminé grâce à des politiques axées sur l’utilisation des terres, la déforestation, la gestion des ressources en eau, et la localisation des habitations. Mais de la même manière, impossible de connaître les avantages potentiels d’actions plus directes pour la santé, comme l’utilisation de moustiquaires imprégnées d’insecticide.

« Dans n’importe quel cas, le choix de la meilleure option exige non seulement que nous déterminions la contribution respective des différentes interventions, mais également que nous comprenions leur complémentarité. Dans un monde aux ressources limitées, il incombe aux dirigeants politiques de hiérarchiser leurs investissements, y compris en différenciant le nécessaire du souhaitable. Sur cette voie, il est crucial que nous trouvions les moyens d’identifier et de maximiser la complémentarité, conclut Giulio Boccaletti. »

Agir politiquement

Géopolitiquement, les États ont évidemment un rôle majeur à jouer face à ces enjeux vitaux. La gestion commune de l’eau, notamment, peut être un facteur de pacification. Les chercheurs mettent en avant des exemples étonnants de coopération : le plus fameux est celui de l’Inde et du Pakistan qui, au plus fort de la guerre qui les opposait dans les années 1960, n’ont jamais interrompu le financement des travaux d’aménagement qu’ils menaient en commun sur le fleuve Indus.

Dans la gestion quotidienne des ressources, les acteurs publics peuvent également travailler à enclencher un cercle vertueux. Et le font parfois avec beaucoup de réussite. Grâce au travail d’un fonctionnaire1, Tokyo développe depuis quarante ans un système de récupération d’eau de pluie adapté à l’environnement d’une ville de près de 14 millions d’habitants. Une politique dont les bénéfices sont multiples, et parfois inattendus. Non seulement ce dispositif protège la ville contre les inondations, mais il permet de limiter la consommation d’eau potable à l’usage alimentaire, en approvisionnant, par exemple, les pompiers en eau de pluie.

Même avec un regard plus cynique, l’action est bénéfique. Économiquement, les chiffres sont frappants. Le coût de l’amélioration des services d’assainissement et du changement des comportements ne représente qu’une fraction de l’argent dépensé pour faire face aux problèmes sanitaires occasionnés par l’inaction. En effet, du point de vue du rapport coût-efficacité, les interventions en matière d’hygiène et d’assainissement sont parmi les plus rentables qui soient : dans le monde, chaque dollar investi dans ce secteur dégage un retour moyen sur investissement de 9 dollars.

Agir à son échelle

Mais chacun peut aussi agir à son échelle. Si on zoome sur la situation française en matière d’accès à l’eau, le constat est évidemment radicalement différent. L’eau ne manque pas, et elle est de bonne qualité. Ouvrir un robinet et jouir d’eau potable est anodin. À tel point qu’à l’heure où un tiers des habitants de la planète ne dispose pas d’eau potable, nous en utilisons chacun 150 litres par jour… dont seulement 1,5 pour boire. Nous faisons donc notre vaisselle avec de l’eau potable, nous prenons notre douche avec de l’eau potable, nous lavons notre sol et nos voitures avec de l’eau potable, nous tirons la chasse de nos toilettes avec de l’eau potable…

D’ici cinquante ans, le prix de l’eau aura dépassé celui du pétrole : voici ce qui illustre aujourd’hui ce que peut provoquer les difficultés d’accès à une ressource. À une différence près : on peut vivre sans pétrole. Pas sans eau. Un bien si précieux que certains l’appellent déjà « l’or bleu ».

Couper l’eau pendant le brossage des dents, préférer les douches aux bains ou encore éviter les abus de chasse d’eau : ces gestes mille fois professés peuvent paraître anodins, mais ils participent au moins d’une prise de conscience individuelle vis-à-vis de ce bien précieux, et permettent une sensibilisation élémentaire des gens qui nous entourent. Par la suite, on peut étendre son action : travailler à la récupération d’eau de pluie, passer aux toilettes sèches, mettre en place un recyclage domestique de ses eaux usées… Les pistes pour agir ne manquent pas.

En France, 5 milliards de mètres cubes d’eau sont prélevés chaque année pour les besoins de l’agriculture.

En l’absence d’actions individuelles et collectives fortes, les perspectives en matière d’eau douce ne sont pas réjouissantes. Sa raréfaction est inéluctable, et avec elle son lot de catastrophes sanitaires, économiques et géopolitiques.

  1. Buzy W., « Japon : un système de récupération d’eau à l’échelle d’une mégalopole », Horizons publics automne 2020, hors-série, p. 32 et s.
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