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Expertise d’État et pluralité des savoirs

Le 1 février 2019

Intégrée à l’appareil d’État, l’expertise publique a longtemps été profondément administrative. Au tournant des années quatre-vingt, elle s’est externalisée pour répondre aux crises, les cabinets de conseil jouant un rôle de premier plan pour accompagner la transformation de l’État. Aujourd’hui, face à la défiance et à la crise de l’expertise, France Stratégie recommande, dans un rapport publié en décembre 2018 « Expertise et démocratie : faire avec la défiance », de mieux prendre en compte la production diversifiée de connaissances et d’incorporer les paroles défiantes.

Résumé

Dire que l’expertise au service de l’action publique a longtemps été, en France, centralisée et située auprès de l’exécutif n’est pas dresser un constat nouveau. Il est cependant intéressant de retracer les différentes étapes de l’ouverture et de l’externalisation de cette expertise, au cours des dernières décennies, pour comprendre à quels impératifs elles ont répondu et quelles transformations ambivalentes elles ont apporté.

Face aux crises sanitaires, et sous l’impulsion du fonctionnement des instances européennes, le modèle français d’expertise publique s’est profondément transformé en s’éloignant progressivement de l’idéal originel d’un expert en surplomb, au service de l’État et de l’intérêt général, pour accorder une place grandissante à l’expression des savoirs issus des parties prenantes. Cela suffit-il à assurer la représentation d’une pluralité d’approches, d’intérêts, d’une diversité de sensibilités ? Il semble au contraire, que les citoyens aient plus que jamais le sentiment d’entendre « toujours les mêmes » se prévaloir de leurs connaissances pour peser dans le débat public.

 Sur cette base, France Stratégie, dans le rapport « Expertise et démocratie : faire avec la défiance », paru au mois de décembre 2018, invite, non pas à recentraliser l’expertise dans les mains de l’État, mais à engager un travail d’incorporation, au sein même des instances d’expertise, des manifestations de défiance qu’elles rencontrent aujourd’hui.

La fin des Trente Glorieuses marque le début d’une longue série d’externalisations de la fonction d’expertise au service de l’action publique.

 « Dis-moi quelles connaissances tu utilises, je te dirai comment tu comptes gouverner. » L’expertise, parce qu’elle consiste à doter un décideur des savoirs dont il estime avoir besoin, peut constituer un puissant révélateur de la façon dont un pouvoir appréhende la réalité dont il s’occupe ; en d’autres termes, ce que tel acteur cherche à voir, ou à savoir, nous en dit beaucoup sur ce qu’il cherche à faire.

C’est à partir de cette grille de lecture que l’on propose d’analyser le rapport que le pouvoir politique entretient, en France, à la diversité des modalités de connaissance du monde social, et d’interpréter certaines de ses évolutions récentes. Cette démarche s’inscrit ainsi dans le droit fil des travaux, initiés notamment par Michel Foucault, qui retracent l’histoire de la mobilisation des savoirs par les pouvoirs.

Des savoirs d’État historiquement centralisés

Au fil des siècles s’est constitué un appareil de connaissances pratiques à l’usage et à la main de l’État, en vue d’affirmer sa souveraineté, portant d’abord sur le territoire, ses frontières et ses caractéristiques, avec le développement de la cartographie et de la géographie sous l’Ancien Régime ; ce mouvement se traduit aussi, dès les xviie et xviiie siècles, par la fondation des « académies », qui œuvrent à la fois comme organe de régulation des pratiques scientifiques et comme interface entre les savants et le pouvoir politique, et par la création de corps techniques de fonctionnaires qui, à l’image de celui des ingénieurs des ponts et chaussées, créé en 1716, portent les savoirs d’intérêt public au sein même de l’État.

Au xixe siècle on assiste à une évolution conjointe de la sphère d’intervention de la puissance publique et de ses outils de connaissance : l’appréhension des habitants d’un territoire comme une « population » passe ainsi à la fois par la mise en œuvre des premières politiques vaccinales (d’abord contre la variole) et par les premières fondations de la statistique publique ; plus tard, c’est l’émergence des services publics qui, en France, fera naître au sein de l’État une expertise portant spécifiquement sur les réseaux de différentes natures (électricité, traitement des eaux, chemin de fer, transports urbains, etc.).

Mais c’est largement au sortir de la Seconde Guerre mondiale que voient le jour les institutions qui structurent encore aujourd’hui le fonctionnement de l’expertise au service de l’action publique. Face au double défi de la reconstruction du pays et de l’édification de l’État-providence, l’École nationale d’administration (ENA), le commissariat général du plan et l’Institut national des statistiques et des études économiques (Insee) sont créés entre 1945 et 1946. Les principaux acteurs de la sphère publique se dotent à ce moment d’outils de formation et d’information communs et essentiellement généralistes, reposant principalement sur des savoirs juridiques et statistiques.

Quand les experts de l’État planifiaient la croissance

La France se distingue ainsi de nombreux autres pays en sortant de l’orbite de l’Université la formation de ses élites, notamment administratives, et en instituant ainsi une culture commune, séparée, partagée par les décideurs publics. Ce système, qui assoit sa légitimité sur le dévouement des fonctionnaires au service de l’intérêt général et sur l’efficacité des résultats qu’il obtient, connaît son apogée au cours des Trente Glorieuses, caractérisées par un dynamisme économique sans précédent et par une large amélioration des conditions de vie, de confort, d’accès aux biens et aux services pour les Français. L’expansion crée ainsi les conditions de la confiance.

À cette époque, la diversité des savoirs est pour ainsi dire internalisée dans l’État : les multiples corps (ponts, mines, finances, Conseil d’État, affaires sociales, etc.) représentent diverses approches des problèmes publics, portent différents répertoires de solutions, qui se confrontent, par exemple, dans le cadre des commissions du plan, où s’élabore une doctrine partagée de l’intérêt général à moyen terme, sans en passer nécessairement par un débat pleinement public ou par le dialogue avec la société civile en tant que telle.

Pour le dire de façon ramassée, si les organisations syndicales et patronales s’opposent sur la répartition de la valeur ajoutée, elles gèrent ensemble les principaux organismes de la protection sociale et s’accordent alors sur la nécessité de favoriser la croissance économique et d’aménager le territoire français… et font confiance aux experts de l’État pour cela.

Les reproches que les citoyens défiants adressent aux experts – ce sont « toujours les mêmes » qu’on entend dans les médias et qui sont écoutés par les responsables politiques ; ils ne comprennent pas les préoccupations des Français ; ils participent d’une « élite » coupée des réalités – ne sauraient être balayés d’un revers de main et doivent être pris au sérieux.

Intégrée à l’appareil d’État, l’expertise publique a longtemps été profondément administrative, ce qui n’a sans doute pas contribué à développer sa capacité à s’ouvrir sur son dehors, sur les autres modalités d’appréhension du réel, développées par exemple dans le monde de la recherche, ou sur la « société » dans son ensemble (acteurs privés, du monde professionnel ou associatif). En outre, largement centralisée et logée auprès de l’exécutif, cette expertise est longtemps restée fort peu développée du côté du Parlement et des collectivités locales, ce qui fait là encore obstacle au pluralisme.

Externaliser pour répondre aux crises

Cependant, ce paysage s’est profondément transformé au cours des dernières décennies et la France est aujourd’hui loin du modèle élaboré après-guerre. La fin des Trente Glorieuses marque le début d’une longue série d’externalisations de la fonction d’expertise au service de l’action publique, le plus souvent dictées par la nécessité de surmonter ou de résoudre une crise que l’appareil d’expertise existant n’avait pas eu les moyens de prévenir.

Au tournant des années quatre-vingt se constituent notamment plusieurs centres de recherche dédiés aux politiques économiques : le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), consacré à l’analyse de l’économie mondiale, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), rattaché à l’Institut d’études politiques, l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), lié aux syndicats, et Rexecode, attaché au patronat. Par la suite, c’est le savoir-faire des cabinets de conseil qui sera mis au service de la transformation de l’État lui-même, souvent envisagée sur le mode de la rationalisation de l’usage des ressources, en prenant modèle sur l’organisation de l’entreprise – il en est plus spécifiquement question dans le reste du présent numéro.

Parmi d’autres, ces nouveautés illustrent bien l’entrée dans une période où l’État ne se reconnaît plus lui-même comme omniscient, susceptible de produire en interne l’ensemble des connaissances dont il a besoin pour accomplir ses missions et poursuivre les objectifs qu’on lui assigne.

Parallèlement s’organisent des instances permettant au Gouvernement d’agréger, pour son propre usage, les connaissances issues d’horizons divers, mais aussi de poser les bases de diagnostics partagés entre différents partenaires de l’action publique, sur des enjeux de haute technicité. C’est notamment le cas du Conseil d’orientation des retraites (COR), créé en 2000 afin de consolider les savoirs utiles pour anticiper l’avenir des régimes de retraites et faire dialoguer les partenaires sociaux sur les perspectives et les options disponibles. Plusieurs conseils ou hauts-conseils ont ensuite été fondés sur les mêmes principes, pour traiter des politiques familiales, d’emploi, de financement de la protection sociale, etc.

Le modèle des « agences »

La face la plus visible de ce déplacement de la fonction d’expertise à distance du Gouvernement lui-même peut se voir dans la création des nombreuses « agences », d’abord dédiées à l’évaluation des risques sanitaires et environnementaux, dont le statut et le fonctionnement sont destinés à garantir l’indépendance des travaux et des conclusions des experts qui y contribuent.

Pour comprendre les ressorts de ces transformations, il faut, d’une part, remonter aux différents scandales qui ont émaillé les dernières décennies du xxe siècle en France et qui ont mis au jour d’importantes défaillances dans le système de veille, de prévention des risques et de décision publique : qu’il s’agisse des affaires de l’amiante, du sang contaminé ou de la « vache folle », ce furent les modalités de l’interaction entre les experts et les décideurs qui se virent pointées du doigt et qui durent être réformées. Il faut, d’autre part, avoir en tête l’influence du modèle des agences promu par la gouvernance de l’Union européenne – dont l’un des objectifs est précisément de rendre les experts indépendants des États dont ils proviennent et de leurs gouvernements.

Mais ces tendances traduisent plus largement une modification du rôle de l’État dans l’instruction des dossiers d’intérêt général : alors que le modèle français classique confiait aux institutions publiques la responsabilité d’accumuler les connaissances qui devaient servir à préparer les décisions politiques – au risque de se priver de savoirs produits par d’autres acteurs –, le régime des « agences », à l’inverse, place l’agrégation des savoirs à l’extérieur des administrations stricto sensu et repose davantage sur les connaissances documentées par les acteurs privés eux-mêmes, porteurs de leurs propres intérêts – au risque parfois pour la puissance publique de ne plus trouver, sur certains sujets, de savants dépourvus de liens d’intérêts avec le secteur privé. Cela peut se voir, entre autres, en matière d’évaluation de certains médicaments, pour lesquels il n’existe pas toujours d’experts suffisamment compétents et dégagés de tout lien avec les fabricants.

Le double mouvement d’ouverture et d’externalisation de l’expertise publique est donc porteur d’ambivalences : il permet, certes, en particulier dans de grandes concertations du type « Grenelle », que se fassent entendre des savoirs, portés notamment par le monde associatif ou militant, qui jusque-là n’avaient guère eu voix au chapitre, mais il peut rendre plus difficiles la convergence de points de vue très hétérogènes et, en définitive, la définition d’une option reconnue par tous comme conforme à une certaine idée de l’intérêt général. C’est ce qu’on a pu voir lors du Grenelle de l’environnement, où des experts institutionnels, notamment ceux représentés dans les Académies, ont ressenti comme une humiliation le fait de voir leur parole mise sur le même plan que celle des responsables d’organisations non-gouvernementales, dont les analyses ne leur semblaient pas étayées par le même degré de scientificité.

Qui peut encore être en surplomb ?

Quand l’expertise devient plaidoyer, quand la contre-expertise répond à la première expertise comme l’antithèse à la thèse, la fonction de synthèse et de décision pèse plus directement encore sur les épaules du politique, qui ne peut plus s’appuyer d’une façon aussi univoque et définitive qu’auparavant sur « l’expertise » qui inspire ses choix. Et pourtant il semble bien qu’on attend encore des responsables politiques qu’ils tranchent « en connaissance de cause », quel que soit le niveau de technicité des questions en jeu, et qu’on leur reprochera, après coup, d’avoir négligé tel ou tel savoir disponible si leur décision se révèle lourde de conséquences néfastes.

L’une des difficultés réside donc dans la conjonction entre l’exigence que les parties prenantes, dans leur diversité, expriment lorsqu’elles demandent à être entendues au titre de leur expertise, et l’aspiration au maintien d’une position de surplomb, qui n’est plus celle de « l’expert officiel » mais doit demeurer celle de l’acteur public à qui incombe la charge de la définition de l’intérêt général. En d’autres termes, le modèle d’agrégation des connaissances s’est rapproché de celui du monde anglo-saxon, mais les attentes à l’égard de l’État restent héritées de l’histoire de France.

Il faut enfin préciser qu’il ne suffit pas d’externaliser la production de l’expertise pour assurer l’émergence d’une réelle diversité d’analyses et de réflexions. Si ceux qui travaillent comme consultants partagent la même formation, les mêmes références et les mêmes tournures d’esprit que les acteurs de l’institution publique auprès de laquelle ils interviennent, l’ouverture au privé n’aura pas, en elle-même, un effet d’élargissement et de renouvellement des cultures.

Incorporer les paroles défiantes

C’est à partir de l’ensemble de ces conclusions que France Stratégie, dans le rapport « Expertise et démocratie : faire avec la défiance », paru au mois de décembre 2018, invite, non pas à recentraliser l’expertise dans les mains de l’État, mais à engager un travail d’incorporation, au sein même des instances d’expertise, des manifestations de défiance qu’elles rencontrent aujourd’hui. Les reproches que les citoyens défiants adressent aux experts – ce sont « toujours les mêmes » qu’on entend dans les médias et qui sont écoutés par les responsables politiques ; ils ne comprennent pas les préoccupations des Français ; ils participent d’une « élite » coupée des réalités – ne sauraient être balayés d’un revers de main et doivent être pris au sérieux.

Cela suppose de « faire avec », autrement dit de faire entrer ces voix défiantes dans le concert des expressions plurielles à partir desquelles se construit l’expertise utile à l’action publique. Il s’agit donc d’aller plus loin dans l’ouverture, non seulement en renforçant la transparence des procédures d’expertise, mais aussi en facilitant, par exemple, la contribution des agents publics à l’élaboration des politiques qui les concernent, via des canaux de circulation des savoirs de terrain – que l’on pourrait développer, en matière de transformation publique, à partir de l’initiative France expérimentation agents.

Dans un autre registre, la capacité des décideurs publics à prendre appui sur une production diversifiée de connaissances pourrait être accrue par la mise en place d’un organe d’échanges réguliers entre l’exécutif et des chercheurs en sciences humaines et sociales – que le pouvoir ne consulte, à l’heure actuelle, que de façon peu structurée.

En somme, la sous-traitance de l’expertise à l’extérieur de l’État ne saurait être considérée comme une condition suffisante pour que s’ouvre le spectre des voix amenées à se faire entendre ; or c’est un enjeu démocratique de premier ordre, car reconnaître la valeur et la pertinence d’un savoir, c’est reconnaître à celui qui le détient une place dans le processus d’instruction préalable à la décision publique. Se donner les moyens d’entendre les paroles de celles et ceux à qui une telle place n’était pas, jusque-là, accordée, est un objectif exigeant – mais tout indique qu’il s’agit aujourd’hui d’un impératif.

 Pour aller plus loin

  • France Stratégie, Expertise et démocratie : faire avec la défiance, rapport, 2018.
  • Delmas C., Sociologie politique de l’expertise, 2011, Paris, La Découverte, Repères.
  • Fourquet F., Les Comptes de la puissance, 1980, Paris, Éd. Recherches, Encres.
  • Lamy J., « L’État et la science », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique 2017, no 134, p. 87-111.
  • Trépos J.-Y., La Sociologie de l’expertise, 1996, Paris, PUF, Que sais-je ?.
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