« Pour un service public de rêve » : poésie et prospective après la semaine de l'innovation publique

Pour un service public de rêve
©crédit : Ray Clid
Le 12 décembre 2019

Plusieurs dizaines d’événements étaient organisés en France par des acteurs publics et parapublics pendant la 6e édition de la semaine de l'innovation publique. La notion d'innovation publique reste à ce jour attachée à la culture administrative et au design.  Elle est encore peu lisible pour le grand public, rarement associé et informé de ces événements. Récit d'une conférence gesticulée et d'un atelier « de poétique publique » organisé par le Collectif des Défricheurs à Avallon en Bourgogne autour du thème : « Un service public de rêve », avec la participation d'une douzaine de citoyens volontaires.

La diagonale du vide

Le 25 novembre, le Collectif des Défricheurs constate sur la carte des événements organisés dans le cadre de la semaine de l'innovation publique, un grand trou au milieu de la France, entre Limoges et Charleville-Mézières. Le Collectif, dont une partie des activités se situe au milieu de cette diagonale du vide, décide d'inscrire un événement pour corriger le tir, et le voilà fort de ce point rouge au milieu de la carte. L’événement s’intitule « Un service public de rêve ». Le concept : une conférence poétique présentera les « 7 gros maux du service public » découverts par un mystérieux chimiste-poète. Elle sera suivie d’un atelier d’écriture consistant à imaginer des antidotes.

Conférence gesticulée et atelier de poétique publique

Le Collectif a donc missionné Eugène Toutencarbon, un personnage de chimiste-poète spécialisé dans le défrichages de phénomènes humains à l'origine de nos problèmes de société. Il s’est illustré dans l'Opération PEACt & Love dédiée au Plan Climat à travers la découverte de douze gaz humains à l'origine des gaz à effet de serre. Eugène Toutencarbon a cette fois-ci pour mission de livrer le résultat de l'exploration de « 7 gros maux » de l'action publique. En voici la description :

Le gros mal 1 - « L’intérêt général c’est moi ! ». L’incarnation et la production de l’intérêt général a été déléguée à des élus et des fonctionnaires, ou encore des acteurs de la société civile missionnés par la puissance publique. Aussi, le citoyen de base peut avoir le sentiment de ne pas être inclus dans son élaboration, de ne pouvoir en être un dépositaire de plein droit.

Comme on l’aura vu lors de la conférence sur les  Communs organisée le 27 novembre par la 27e Région et Horizons publics , un univers d’acteurs de la société civile revendique de plus en plus sa participation à l'intérêt général et à l’action publique. Nous vivons une époque de renégociation des légitimités dans ce domaine.

Eugène Toutencarbon constate que cette délégation aurait créé nonobstant dans la société un « sentiment d’exclusion et de nanisme civique » chez certains citoyens, et « de toute puissance et d’exclusivité » chez des dépositaires légitimes. Ces phénomènes lorsqu’ils se confrontent directement ne seraient pas toujours propices à l’innovation publique. Pour Engène Toutencarbon, le « rapport à l'intérêt général » devrait être introduit dans la culture civique de base de tout citoyen. Tant et si bien que l'on peut rêver d'un jour futur où chacun pourrait clamer sans froisser personne : « L'intérêt général c’est moi !».

Le gros mal 2 – La Guerre des Castes. Au cours de ses expéditions, Eugène Toutencarbon s’est retrouvé à de nombreuses reprises au cœur de situations dans lesquelles les élus, les fonctionnaires et les citoyens peinaient à se comprendre. Ces acteurs auraient tendance à se jeter la pierre face à la difficulté et au risque de la perte de contrôle. L’élu se méfie ainsi du citoyen, qui en retour le conspue. Le fonctionnaire se méfie de l’élu, qui parfois le méprise, et inversement. Le fonctionnaire se méfie du citoyen, qui parfois l'ignore. Eugène Toutencarbon a observé de nombreuses situations dérogeant à ces principes et a pu constater qu'à chaque fois, ce ne furent pas « les statuts » qui se présentaient devant le problème mais « la part citoyenne » de chacun.

L’antidote à la guerre des castes serait d'après-lui un porte-manteau sur lequel chacun déposerait son statut, avant de regarder « en citoyen » le problème commun, et de lui apporter son soutien le plus avisé, même s'il en coûte.

Le gros mal 3 – Tous aux abris. La responsabilité ce n’est pas rien. Quand elle est publique encore moins. Il est normal que les services publics et les administrations se protègent et nous protègent face aux périls et aux risques. « Mais pas au point de laisser libre cours à ce sport national qu’est le patatechaudisme ! » s’écrit Eugène. Ce dernier a constaté une tendance à se refiler « la patate chaude du problème commun », et ce, du haut en bas de l’échelle. Le problème est que cette patate chaude s’appelle parfois : les inégalités scolaires et territoriales, les réfugiés, le tabou de la décroissance, et même l’innovation publique à tous les étages. Pour Eugène, ce genre de pratique soustrait à l’esprit public et civique, les qualités de témérité, d’audace, de persévérance et d’humanisme. « Des ingrédients indispensables à la prise en compte des patates chaudes, pour éviter le gros bouillon à la fin» remarque-t-il.

Le gros mal 4 – Le service public comme une industrie. Voici un sujet insuffisamment commenté d'après Eugène Toutencarbon. Notre service public, surtout national, serait de facture industrielle. Une fois votée, la loi doit être appliquée à tous et partout. Les principes d'unité, d’égalité et d’équité sont en jeu. Mais que vaut cette unité lorsque le produit de sortie est une idée vidée de son sens pour ceux qui la mettent en œuvre, et n'étant pas associée à des moyens adéquats ?

En dépit des actes de décentralisation, notre fabrique publique serait toujours fondée sur le modèle de la grande usine, avec une forme de taylorisme du commun. Eugène Toutencarbon estime qu'il faudrait davantage questionner la persistance de cette industrieuse culture et ne pas oublier de s'armer de qualités publiques d'un genre artisanal et consciencieux. Cela vaudrait pour les élus, les fonctionnaires et les citoyens.

Le gros mal 5 – Des trous dans la raquette. On le dit et on le répète, surtout dans les mondes de l’innovation publique : il faut casser l’organisation en silo de l’administration. Eugène a observé que des politiques déclinées au niveau national et territorial manquaient de couture entre elles, et donc de continuité. Prenez des acteurs de terrain souhaitant contribuer à transition des cantines collectives sur leur territoire. Ils devront composer avec les directives nationales, la politique régionale, départementale, communale, lesquelles s’ignorent souvent plus ou moins les unes les autres. « Il faut bien de la témérité à un citoyen cherchant à comprendre qui fait quoi, s’il veut aider à catalyser les énergies » remarque t-il.

Ce mal de la discontinuité publique se manifeste par un manque de passerelles entre les administrations, mais aussi entre les promesses et les actions. Elle souffre bien sûr des guerres de castes politiques et publiques. Eugène voit un remède possible : « prendre le pli de s'arrimer aux besoins et aux causes publiques fondamentales et s'organiser autour d'elles, même si cela promet au début des torticolis et des lumbagos à tous les étages».

Le gros mal 6 – Le jargon techno-machinique. L’institution parle souvent un dialecte tout aussi obscur que ces symboles découverts dans les pyramides avant que l’égyptologue Jean-François Champollion ne nous les traduisent. L’institution prend une forme administrative, technique et experte. Son langage s'enrichit chaque jour d'un peu plus d'acronymes et de barbarismes. « Ce n’est pas un mal en soi » explique Eugène Toutencarbon. « Le problème est  que face à ce sujet  nous n'avons pas de Champollion et que la culture publique reste souvent un mystère pour le citoyen ».

Lors de la semaine de l’innovation publique, la multiplication des anglicismes hérités de la culture numérique et des start-ups a fait débat. « Que l'on se garde de cette tendance à remplacer un vieux langage obscur par des sonorités modernes, les coups de grisous n'en sont que plus forts à la fin », déclare Eugène Toutencarbon.

Il remarque que bien des concertations publiques depuis des années, aboutissent à la même conclusion : « il faut que nous parlions un langage commun ». Or il est assez rare qu'ensuite on s'y colle vraiment. Eugène souligne la nécessité de recruter des poètes publics et non seulement des communicants « car c'est bien leur métier de forger le langage des choses vivantes. Et de son absence nous souffrons tragiquement ».

Le gros mal 7 – Le sentiment de déshumanisation. Tout cela étant posé, précise Eugène, il y a tant de gens valeureux, engagés, compétents au sein du service public. Ce n’est point le sujet et c'est un fait rassurant. « Mais mais », note t-il, « la tendance à réduire les moyens tout en augmentant les objectifs, à rester industriel tout en se voulant innovant, à feindre d'ignorer l'impact des jargons sur les consciences, à remplacer les humains par des machines...tout cela donne le sentiment à l'intérieur comme à l'extérieur d’une sorte de déshumanisation de l’action publique ». Eugène prend un exemple. « Si demain nous équipons un médecin avec une IA, qui l’assistera dans ses diagnostics et ses examens, la question est-elle de savoir si cette IA va le remplacer ? On se trompe de débat.

La question serait de savoir en quoi la technique permet au praticien de faire le métier qu'il ne pouvait plus faire : prendre du temps, se former, être plus psychologue, refaire du domicile, tisser des liens avec son territoire, etc. Le patient doit aussi se remettre à niveau et sortir de l'ignorance. « La bonne santé » de demain ce serait le résultat de ce triple repositionnement de la technique, de l'expert et de l'usager. Cette parabole vaut pour tout processus démocratique et public par ailleurs».

Un service public de rêve

À l’issue de cette conférence gesticulée, les 12 participants comptant cinq enfants de 11 à 17 ans, deux fonctionnaires, un salarié et quatre indépendants, se livrent à un premier exercice de réflexion autour de thèmes imposés. Il s’agissait pour des élèves d’imaginer la « Saint Sans Maîtres » : une journée, sans maîtres et sans élèves. Il s’agissait pour un autre groupe d'explorer le métier de « Rapporteur de qualités », consistant à mettre en exergue les qualités publiques les plus intéressantes. Mais encore : «  Une salle de la franchise » est imaginée qui donnerait lieu à une fête théâtralisée de village mettant en scène des témoignages relatifs aux maux publics, afin de les apaiser collectivement. On imagina un jeu permettant de rapiécer le service public, « Le Publizzle ».

Les participants qui n’avaient jamais entendu parler « d’innovation publique » avant ce soir-là, accouchèrent du concept de « Maison des services publics » (pas que pour les zones rurales) et d’agents polyvalents, notion en vogue à la DITP. Preuve en est qu’au-delà des jargons, des distances entre les citoyens et des trous dans la raquette de l'action publique, des « choses communiquent ». Eugène Toutencarbon conclut par ces mots : «le commun le plus vivant est comme le sable qui fuit entre nos doigts. C'est sa nature. Innover, ce serait réapprendre à faire face aux maux communs et bâtir des services publics comme des châteaux de sable. Cela veut dire : toujours et encore et sans perdre le fil d'un rêve ».

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