Stéphanie Goujon, directrice générale du French Impact

Stéphanie Goujon
Pour Stéphanie Goujon, les collectivités cherchent aujourd’hui à dépasser la crise et nombre d’entre elles sont extrêmement sensibles aux valeurs de l’ESS, aux logiques de transitions et à la perspective d’une économie à la fois beaucoup plus humaine et soucieuse de l’environnement.
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Le 21 juin 2021

Stéphanie Goujon est la directrice générale de l’association French Impact depuis 2018. Cette association vise à rassembler les acteurs de l’innovation sociale en France. Elle a auparavant été directrice générale de l’Agence du don en nature. Créée en 2008, cette agence, reconnue d’intérêt général, vient en aide aux personnes démunies par la collecte et la redistribution de produits neufs non-alimentaires. Avant cette double expérience, elle a passé plus de dix ans dans le secteur de la publicité et de la communication.

La transformation de la haute fonction publique et la suppression de l’ENA

L’histoire nous dira s’il était nécessaire de supprimer l’École nationale d’administration (ENA). Avec l’Institut du service public (ISP), il y aura toujours une école pour former les cadres de la haute fonction publique d’État et nous verrons comment elle se met en place et avec quelles nouveautés. Toujours est-il qu’il était nécessaire de relever le défi de la diversité sociale, processus déjà en cours avec l’ouverture des prépas aux concours pour favoriser l’égalité des chances. À French Impact, nous avons pris position pour que les concours internes soient plus ouverts à cette diversité sociale, afin que les futurs cadres de la fonction publique disposent de cerveaux davantage confrontés aux réalités de terrain. La formation de nos élites doit se faire en prenant en compte la nécessité de favoriser l’audace et la créativité dans la gestion quotidienne des affaires de l’État et des collectivités territoriales. Au-delà de la suppression de l’ENA, c’est la pratique de l’action publique qui doit être interrogée, ainsi que les liens avec la société civile dans sa diversité. Chez French Impact, nous faisons le pari de créer plus de passerelles entre le monde de l’administration et celui de l’économie sociale et solidaire (ESS), champ sur lequel nous travaillons. L’ESS est un vivier de solution sociales, écologiques et humaines qui répondent à des problèmes très concrets mais se heurtent parfois à des incompréhensions du côté des administrations. Nous tissons le dialogue pour dépasser les incompréhensions et développer les solutions : tous les enjeux de l’avenir se situent à cet endroit ! Dépassons une bonne fois pour toutes la logique de bashing : les hauts fonctionnaires ne sont pas frileux, ils savent regarder le monde avec les mêmes yeux que vous et moi. Mais l’ouverture du système s’impose pour surmonter la complexité de normes qui crispent les rapports avec le reste de la société. Notre administration ne doit pas être caricaturée, elle est très compétente. La crise du covid-19 oblige à trouver dans l’urgence des solutions et à rapprocher les mondes : la problématique des masques et de l’aide aux plus précaires l’a montré. Il faut donc passer de l’exception à une généralisation de cette culture de l’échange. Le chemin sera encore long mais les itinéraires pour y parvenir sont connus.

L’économie sociale et solidaire, c’est un vivier de solution sociales, écologiques et humaines qui répondent à des problèmes très concrets mais se heurtent parfois à des incompréhensions du côté des administrations.

French Impact, le bilan trois ans après son lancement

Nous sommes nés d’une impulsion gouvernementale qui visait à produire l’équivalent de la démarche french tech dans le secteur de l’ESS, insuffisamment lisible et valorisé. Ce n’est pas à vous que je vais rappeler que l’ESS porte en elle des trésors de solutions pour conforter les circuits alimentaires, aider les personnes vulnérables à se soigner, s’insérer professionnellement, trouver de nouvelles manières d’apporter de la culture et de l’éducation aux enfants ou encore mettre en place de façon durable l’habitat inclusif. Notre raison d’être est faire en sorte que l’État s’inspire des process de l’ESS, toujours agiles, toujours en lien avec les spécificités des territoires et les attentes des populations. Nous travaillons dans une logique transversale et interministérielle. Dans le cadre d’une gouvernance plus étendue, une dizaine d’entre eux sollicite notre expertise et s’ouvre vers l’ESS. Ce rôle de catalyseur est lié au fait que nous savons parler tous les langages : associations, fondations, entreprises, pouvoirs publics et même celui des grandes entreprises ! Le plan de relance est une opportunité à ne pas manquer : la relance de notre pays doit aussi être l’occasion d’une transformation dans la manière de faire éclore des projets entre des mondes qui n’avaient pas les codes pour se parler.

Au commencement de French Impact, nous nous occupions de 22 initiatives, pépites de l’ESS, qui ont doublé1 leur nombre de bénéficiaires en deux ans d’accompagnement. Aujourd’hui, nous comptons plus de 500 projets, portés par 27 collectifs territoriaux. Ces collectifs sont formés autour d’acteurs privés et publics avec pour ferme intention de répondre à des défis locaux en faisant avancer des projets sur leurs territoires : au-delà de chaque territoire, ces collectifs partagent leurs solutions, leurs problématiques et font en sorte que l’innovation sociale se répande partout. Ce travail de soutien à l’ESS et l’économie à impact se démultiplie aussi grâce à la mobilisation d’une centaine de fonctionnaires issus de différents corps : ces « innovateurs publics » tantôt parrainent des projets, tantôt facilitent et éclaircissent les dispositifs et règlementations publiques. Enfin, nous portons avec nous dans les territoires, 29 fonds à impact qui viennent financer nos porteurs de projets. En un an, malgré la crise du covid-19, plus de 500 rendez-vous ont ainsi eu lieu au profit de 130 projets en levée de fonds dans des secteurs comme l’alimentation durable, la mobilité douce ou encore l’économie circulaire.

Notre raison d’être est faire en sorte que l’État s’inspire des process de l’économie sociale et solidaire, toujours agiles, toujours en lien avec les spécificités des territoires et les attentes des populations.

Ce qui compte pour nous, c’est l’impact des projets : ce sont les 27 collectifs territoriaux qui décident des projets à retenir. Ils sont toujours souverains sur la décision finale. Nous ne finançons rien en direct, mais nous accompagnons les financements privés et publics jusqu’aux projets. Nous sommes dans la logique du dernier kilomètre, en quelque sorte. Les projets de notre communauté, qui sont de plus en plus nombreux, bénéficient donc de ce partage de connaissance, des opportunités que nous leurs ouvrons et des financements que nous identifions. Dernier exemple en date, le plan de relance : au sein des 300 pages du plan de relance, nous avons identifié 13 mesures-clés pour l’ESS. Nous savons très bien que les associations et acteurs de l’ESS ont trop souvent du mal à s’approprier ces aides : nous avons donc travaillé avec nos réseaux à décortiquer et rendre accessible ces dispositifs.

L’impact de la crise sanitaire et le programme Hackers publics

Nous sommes en recherche permanente d’un décloisonnement durable entre l’ESS et l’administration publique, pour lever des blocages de nature normatifs et/ou réglementaires. La crise a révélé nos robustesses mais aussi les faiblesses et incohérences de l’appareil administratif. Des profils plus opérationnels et divers permettraient de rendre notre fonction publique plus en capacité de répondre aux problèmes auxquels nous sommes confrontés. Pas seulement l’ESS : toute la société est concernée. C’est en levant ces verrous que cette convergence s’installera dans la durée et produira de l’efficacité sur le terrain. Le programme Hackers publics, que nous avons lancé avec le secrétariat général du gouvernement, vise à répondre à cette volonté. Lors d’un programme de formation, des binômes ont été formés entre hauts fonctionnaires et entrepreneurs de l’ESS. Pendant six mois, ces acteurs ont appris à mieux se connaître, à réfléchir ensemble, à s’expliquer leurs codes. C’est une acculturation dans les deux sens, du gagnant-gagnant. Une des conséquences de ce programme a été la modification d’une réglementation liée à la sécurité sociale : elle ne rembourse que le matériel médical neuf… Or, une des entreprises présentes (NDLR : Envie autonomie) portait un projet social et écologique dont l’objectif était de faire travailler des personnes éloignées de l’emploi sur la réparation du matériel médical, comme les fauteuils roulants, pour les remettre sur le marché. Un haut fonctionnaire présent a reconnu qu’il s’agissait d’un blocage, a fait remonter l’info au bon endroit et la réglementation de la sécurité sociale a pu évoluer dans le bon sens pour permettre à cette activité de se développer. On peut imaginer que si une telle rencontre n’avait pas eu lieu, l’obstacle réglementaire persisterait encore.

Au commencement de French Impact, nous nous occupions de 22 initiatives, pépites de l’ESS, qui ont doublé leur nombre de bénéficiaires en deux ans d’accompagnement. Aujourd’hui, nous comptons plus de 500 projets, portés par 27 collectifs territoriaux. Ces collectifs sont formés autour d’acteurs privés et publics avec pour ferme intentionde répondre à des défis locaux en faisant avancer des projets sur leurs territoires.

Comme je vous le disais, une centaine de hauts fonctionnaires sont mobilisés dans des parrainages, des actions de facilitation et des levées de freins règlementaires. Des cadres de l’État formés au sein de cycles portés par Matignon participent à notre programme, de même que des fonctionnaires volontaires du commissariat général au développement durable. Malgré la crise sanitaire et les difficultés rencontrées, nous faisons grandir le programme. Mais, bien sûr, notre capacité d’action est à la hauteur des moyens dont nous disposons.

L’enjeu du passage à l’échelle de l’innovation publique

Je rappelle les résultats du programme pionner (doublement du nombre de bénéficiaires en deux ans) et l’exemple d’Envie autonomie : au-delà du déploiement de l’initiative, l’évolution du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) va bénéficier à toute une filière d’économie circulaire en matière de médical rénové. Autre exemple très encourageant sur le numérique : nous accompagnons une expérimentation avec l’entreprise sociale Wetechcare (anciennement Emmaüs Connect) sur trois territoires pour éradiquer l’exclusion numérique dans le secteur de l’insertion. Le programme s’appuie sur une formation conçue spécifiquement, une connaissance des bénéficiaires et de tous les acteurs de terrains, en lien étroit avec l’administration. Si l’impact est avéré, il sera généralisé et rejoindra les dispositifs de droit commun. La méthode, basée sur l’identification des solutions de terrain, la coopération avec les acteurs publics et le décloisonnement, et enfin la mesure d’impact, est éprouvée. Il reste à la déployer plus largement pour accélérer ces passages à l’échelle. Nous avons le savoir-faire et sommes en train de le faire savoir !

Le rôle de l’économie sociale et solidaire dans les collectivités territoriales

Les collectivités cherchent aujourd’hui à dépasser la crise et nombre d’entre elles sont extrêmement sensibles aux valeurs de l’ESS, aux logiques de transitions et à la perspective d’une économie à la fois beaucoup plus humaine et soucieuse de l’environnement. Nous les accompagnons en facilitant leur accès mais aussi celui des porteurs de projets sur leurs territoires, à des financements et des possibilités nouvelles de développement. Nous travaillons bien avec les fonctionnaires d’État, il s’agit maintenant d’organiser la même chose avec le monde de la territoriale. Un premier contact a été noué avec l’Association des administrateurs territoriaux de France (AATF) afin que le programme Hackers publics se déploie dans notre pays décentralisé.

Un hackathon pour le fort Saint-Nicolas de Marseille

Elles sont persuadées de la dynamique de l’innovation sociale pour faire avancer les choses : French Impact et Big Bloom, associations fédérant les acteurs de l’ESS, ont récemment organisé un hackaton à Marseille autour du fort Saint-Nicolas.

De quoi s’agit-il ? « Un sprint d’intelligence collective où tout est organisé et rythmé », assure Sophie Régis, directrice de projet chez Big Bloom, dans les colonnes de La Provence2. Une quarantaine de participants répartis en équipes venant de différents horizons ont phosphoré autour d’un projet social et innovant. Avec un programme bien structuré pour chaque nouvelle journée, de manière qu’un « prototype » puisse être proposé à l’issue de la démarche. L’objectif est connu : la préparation de l’ouverture au public du fort Saint-Nicolas, destiné à se consacrer dans un avenir proche, à l’inclusion et à l’insertion professionnelle. Plusieurs profils ont pris part aux réflexions : salariés, fonctionnaires de la métropole Aix-Marseille-Provence et du département, entrepreneurs, étudiants et cadres à la recherche d’emploi mobilisés par l’association Acta Vista dont l’action se concentre sur la restauration de monuments historiques – et dont le savoir-faire est unanimement reconnu –, tout en accompagnant vers l’emploi des personnes en situation de précarité.

Nous menons aussi des actions plus spécifiques dans des territoires volontaristes. Sur le plan de relance, par exemple, nous sommes plus avancés en Provence-Alpes-Côte d’Azur, avec la région, la chambre régionale de l’économie sociale et solidaire (CRESS), les services déconcentrés de l’État et l’écosystème des accompagnateurs locaux. Des échanges et un suivi sont organisés autour du plan de relance afin que l’ESS y joue son rôle. La même dynamique est en cours en Occitanie, où les investissements privés sont de plus en plus orientés vers des projets de l’économie sociale et solidaire, souvent en co-investissement avec la puissance publique.

Les collectivités cherchent aujourd’hui à dépasser la crise et nombre d’entre elles sont extrêmement sensibles aux valeurs de l’ESS, aux logiques de transitions et à la perspective d’une économie à la fois beaucoup plus humaine et soucieuse de l’environnement.

  1. MESIS (mesure et suivi de l’impact social) permet de suivre les objectifs, contrairement aux simples reportings ainsi que de mesurer le passage de l’investissement social responsable à son réel impact.
  2. Ph. F., « Marseille : un hackathon pour le fort Saint-Nicolas », La Provence 23 avr. 2021.
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