Faire aimer la complexité, un enjeu du design public de demain

Le 23 octobre 2021

Les 8-9-10 juin 2021 était organisé le séminaire de clôture de la chaire Design & Action publique innovante de l’École de design de Nantes1, soutenue par Harmonie mutuelle et des collectivités territoriales telles que Nantes Métropole et Pays de la Loire. Organisé par le Design lab care placé sous la direction de Clémence Montagne, ce séminaire abordait les questions de la transformation sociale, de la santé et de l’innovation dans l’action publique par le design. Il a été l’occasion d’un moment d’échange et de prises de recul inspirants entre praticiens et chercheurs. Horizons publics a suivi la journée du 9 juin 2021 dédiée au co-design public, aux questions d’accessibilité et aux relations entre design et démocratie.

Le co-design public revisite les questions de santé et d’organisation publique

Deux tables-rondes étaient proposées, avec les thématiques « Quel sens pour le co-design dans les organisations publiques ? » et « Quel design des environnements pour l’accessibilité des services publics ? ». Une conférence plénière de François Jégou, designer et chercheur, fondateur du Strategic design scenario2, clôturait cette journée autour des relations entre design et démocratie.

Le projet sur les sanitaires dans les collèges3 présenté par la cellule innovation du département Loire-Atlantique est emblématique des situations concrètes désormais rencontrées sur le terrain par les designers. « On sait qu’un élève sur trois ne va pas aux toilettes. La question est : comment et pourquoi on fait mieux, comment on règle cette question ? », explique Florian Graveleau, le responsable du laboratoire. Le projet démarre par une immersion dans trois collèges du département avec un binôme sociologue-anthropologue qui permettra de comprendre les usages très divers de ces lieux (boire, discuter, fumer, faire des pompes, etc.), de circonscrire les enjeux d’adaptation des équipements et de gestion des flux et les questions de fonctionnement à venir. Des ateliers de co-construction sont organisés avec les collégiens, agents d’entretiens, surveillants, encadrants, concepteurs. Pour Florian Graveleau, c’est « un dialogue au sein des établissements qui va permettre de faire émerger des éléments de co-construction […]. Nos collègues des services techniques ont besoin d’arriver à un référentiel, de comprendre ce qu’est la maîtrise d’usage ». Dans une vidéo postée sur le site de La 27e Région qui a accompagné cette action dans le cadre de la Transfo, la designeuse Pomme Monfort explique que, dans la commune de Guérande, les points d’eau ont été sortis des toilettes, les urinoirs repensés afin de trouver un meilleur équilibre entre intimité et convivialité, les points d’entrées et de sorties des sanitaires modifiés.

Alexandre Le Guilcher et Maureen Loïs, designers spécialisés sur les services publics à l’agence &si4relatent un projet de fusion de deux directions du département du Maine-et-Loire mené entre février 2020 et avril 2021 et découlant de la réforme de l’organisation territoriale de l’État5 : la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) et la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) doivent déboucher sur la Direction départementale de l’emploi du travail et des solidarités (DDETS)6. Ils définissent le co-design comme une méthodologie comportant une phase d’immersion, permettant de rencontrer les personnes, de vérifier que la problématique posée est la bonne et au besoin de la redéfinir. Pour Alexandre Le Guilcher, « les ateliers de co-création avec l’ensemble des parties prenantes permettent d’arriver à des solutions durables et efficientes ». La troisième étape est celle du prototypage, la quatrième du test et la dernière le développement de la solution. « Le co-design, c’est pouvoir construire et améliorer les services à destination des usagers et des partenaires, de confronter les visions en particulier d’agents et d’usagers, ce qui permet de trouver la solution la plus adaptée à tous et non seulement aux uns et aux autres, explique-t-il. » Ce projet mettra à jour un besoin important de réflexion concernant le changement le méthodes de travail des managers. Clémence Montagne demande à l’équipe d’&si comment elle a pu répondre à cet appel d’offre dans la mesure où les équipes de design « sont souvent contactées sur des aménagements d’accueil ». Pour Maureen Loïs, « l’agence ne se ferme pas les portes et peut travailler sur du service, de l’aménagement, de l’organisation. Nous sommes des chefs d’orchestre qui venons agglomérer autour de nous les parties prenantes. »

Rachel Redon est designeuse indépendante. Son témoignage porte sur la mission d’accompagnement de la fusion des régions Champagne-Ardenne portée elle aussi par le programme de la Transfo entre 2014 et 2017. Le projet a été impacté par le calendrier politique des élections de 2015. L’équipe organise alors des déjeuners entre les équipes, des barbecues chaque trimestre, des cours de yoga. Un « café fusion » est mis en place pour travailler autour des craintes relatives aux suppressions de postes. « Ces initiatives paraissent anecdotiques aujourd’hui, précise Rachel Redon, mais elles l’étaient moins en 2015 […]. Il y a plein de gens que ce genre de démarche effraie, qui n’ont pas envie d’y mettre les pieds. » L’équipe multiplie les « entrées sur la démarche pour que chacun s’y retrouve ». Pour Rachel Redon « le co-design a un vrai rôle à jouer sur le fait de remettre de la communication, de la bienveillance entre les équipes ». Rachel Redon explique comment la démarche a permis aux équipes de mieux comprendre le concept de fab lab au moment où ce dernier était étranger à la culture administrative, et donc peu ou mal considéré. « L’enjeu est de travailler sur la culture interne pour modifier les dispositifs, les mentalités, explique-t-elle. »

Ce projet fait écho à l’intervention introductive de Fanny Giordano designeuse et doctorante, qui a travaillé sur l’évolution du modèle organisationnel des administrations, qu’elle caractérise comme étant à ce jour « fortement hiérarchisé et en silos, avec des élus qui changent souvent, des projets qui s’interrompent, et de moins en moins de moyens », soit « un parfait cocktail anti-co-design ». Sa méthode consiste à utiliser le dessin pour interroger la place du design dans l’administration à partir de bâtons et de points. Elle a ainsi fait dessiner aux agents de très nombreuses représentations organisationnelles. L’une d’entre-elles montre une forme essayant de briser le cadre institué : « C’est l’idée que le co-design puisse exister dans un cadre classique, explique-t-elle. »

Design et environnement, enjeux et limites du design social

Dans la table ronde sur l’accessibilité des publics, Karl Pineau, chercheur à l’université technologique de Compiègne, intervient sur le design numérique autour des enjeux de la captation de l’attention, l’accessibilité, l’impact environnemental du numérique. Le collectif des designers éthiques7 qu’il a fondé, s’interroge sur les conditions d’une plus grande équité dans l’accès et responsabilité des services numériques. Pour Karl Pineau, des designers souhaitent désormais travailler sur des services publics de terrain. Ils les voient comme une « sorte d’idéal de pratique » pour retrouver du sens, afin que leur travail serve au plus grand nombre.

Yves Subarroque est designer et co-fondateur de la start-up à impact social E-hé8. Il présente un projet de déambulateur hybride conçu pour des hôpitaux et des établissements recevant du public (ERP). L’ambition de cette entreprise est « de changer le rapport à l’environnement des personnes fragiles » notamment, à travers une stratégie de contournement des produits. Il explique que les personnes à mobilité réduite évitent d’utiliser le déambulateur dans l’espace public et ont recours à des objets socialement plus acceptables comme les poussettes ou parapluie. Ainsi l’objet créé avec les usagers se présente à la fois comme un déambulateur, une poussette, un caddie, et inclut des publics très divers. D’après les études d’usage, la facilitation qu’il permet augmenterait la capacité d’accueil de l’hôpital mais aussi les temps de visite.

Pour clore cette première table ronde, Marketta Fingerova, anthropologue, relate deux observations de terrain concernant l’accessibilité des services de santé dans la périphérie de Nantes et une marche exploratoire organisée avec des personnes âgées. Ses observations mettent en exergue des transports en commun peu adaptés à l’accessibilité des services de santé. La voiture reste le moyen de transport privilégié. Elle découvre même que certains habitants utilisent une trottinette pour traverser la forêt. Au cours de la marche exploratoire, Marketta Fingerova remarque que la participation des personnes âgées en perte d’autonomie aux diagnostics sur les usages dépend fortement de leur parole immédiate : « Il faut trouver un moyen de la capturer, propose-t-elle, sans quoi les diagnostics restent incomplets. »

Le design dans tous ses états et l’enjeu de son positionnement

Les designers interviennent désormais sur un large panel de situations, qui pousse à mieux définir le positionnement du co-design public. Pour Maureen Loïs, de l’agence &si, « le co-design c’est continuer à s’immiscer dans les administrations pour redonner du sens à tout cela et recréer des services centrés sur les usagers, avec les problématiques des agents ». Pour Rachel Redon : « Le co-design c’est le thérapeute de couple entre l’administration et les usagers. Ils se sont perdus de vu, ils se sont tournés de dos. Le co-design vient remettre du lien, soigner la relation et une fois que c’est soigné, on ouvre le champ des possibles, la création. »

Il apparaît ainsi à travers tous ces témoignages, que le design public tente de pallier la nécessité d’une meilleure communication entre les services et avec les usagers, aux déficits de réflexion et de recherche-action, de compétences en expérimentation et prototypage, à la perte de sens de l’action publique. Il adresse des sujets de plus en plus divers et spécialisés, parfois comme cela est évoqué par Clémence Montagne dans une logique de « braconnage », propre à la culture hacker. L’ambition du secteur est donc forte et une question mérite sans doute d’être posée : les limites actuelles de la culture publique suffisent-elles à légitimer le designer ou tout intervenant extérieur comme l’orchestrateur d’une transformation publique ?

Le design haute qualité démocratique et l’acceptation de la complexité

Le thème de la conférence finale de François Jégou porte justement sur le design haute qualité démocratique (DHQD) et apporte quelques éléments de réponse. Il relate que dans les premiers temps les jeunes designers ne « pensaient pas les conséquences démocratiques de leurs interventions ». Le sociologue du design Ezio Manzini en 2017 une lettre ouverte afin de les mobiliser sur ce sujet. Pour étayer les évolutions de la pratique, François Jégou présente son essai publié en 2020 sur le DHQD9. Il est structuré en six « guidelines » : activer la conversation, faciliter le vivre ensemble, promouvoir l’équité, augmenter la distribution des compétences design, augmenter l’ouverture et la diversité, embrasser la complexité.

François Jégou y questionne toute une série de projets de design : des étudiants chinois créent un ascenseur pour susciter des conversations ; le designer russe Pumpipumpe réalise des stickers pour boîtes aux lettres afin que des voisins puissent se prêter des objets. « Tout le monde trouve cela sympa, chouette, mais pourquoi cela serait mieux qu’une appli Internet ?, se demande-t-il. Que se passe-t-il si vous cherchez une perceuse et que le voisin ne l’a pas ? Les plateformes Internet permettent de trouver des perceuses, sans parler à personne. » Il évoque le Citizen lab10, start-up des civic tech de Bruxelles qui permet aux habitants de poser des questions aux élus. « Cela marche bien commercialement, mais des élus disent : j’ai posé la question à mes citoyens, qui m’ont répondu et le taux de participation est important. J’ai un doute sur la manière dont on réduit la démocratie à une forme référendaire. »

Nous l’interrogeons sur l’aversion au risque de la culture publique en France, et comment la dépasser ? S’appuyant sur des exemples belges et hollandais plus offensifs, il répond : « On sait que la part en France est difficile [...]. Il faut être conséquent. Quand on fait de la participation, après il faut faire. Sinon on fait du participation-washing. Il faut lâcher prise. Et ça nos pouvoirs publics ont du mal à lâcher prise. » François Jegou souligne qu’« à l’école nous n’avons pas appris à résoudre des problèmes », et c’est précisément ce que maîtrisent les designers. Mais il en appelle à une forme de réalisme en matière l’innovation, en expliquant qu’« on ne peut pas pérenniser définitivement une action. […] Dans l’innovation sociale, il n’y a pas de facteur multiplicateur. On ne régule pas l’innovation sociale, on l’installe, on créé des affordances. C’est comme ça que poussent les choses. Et peut-être que c’est une belle chose que le paysage change, que des initiatives meurent, d’autres naissent… ». Enfin François Jégou prend le contrepied de l’exigence actuelle de simplification des problèmes : « Il n’y a pas de raison que cela soit simple d’administrer. Il y a quand même un problème à aimer cette complexité. » Frédréric Degouzon, directeur de recherche de l’École de design de Nantes conclut cette journée par ces mots : « Je retiens qu’il ne faut pas chercher à réduire la complexité, mais étendre sa beauté... Je retiens cette idée très positive qu’on est dans un monde complexe, pour le meilleur. »

De fait, « l’éthique hacker » qui fonde sans doute encore la culture des transformateurs publics, ne devrait-elle pas transiter vers une « éthique de l’humilité politique globale » mieux adaptée à la complexité, aux paradoxes, et au temps long ? Un sujet à débattre.

  1. https://www.lecolededesign.com/recherche-et-design-labs/chaire-design-et-action-publique-innovante/
  2. https://www.strategicdesignscenarios.net/
  3. https://www.modernisation.gouv.fr/sinspirer-pour-transformer/les-eclaireurs-de-la-transfo-28-renover-les-installations-sanitaires-des-colleges-avec-le-design
  4. https://www.etsi-design.com
  5. https://www.modernisation.gouv.fr/action-publique-2022/comprendre/la-reforme-de-lorganisation-territoriale-de-letat
  6. http://www.maine-et-loire.gouv.fr/ddcs-direction-departementale-de-la-cohesion-r1220.html
  7. https://designersethiques.org
  8. https://e-he.fr/
  9. https://www.strategicdesignscenarios.net/wp-content/uploads/2020/10/HDQ_light-3.pdf
  10. https://www.citizenlab.co/fr
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