Revue
Anticipations publiquesGame design fiction : croiser le jeu et le design fiction pour développer l’anticipation
En octobre 2019 avait lieu, à Oslo, Anticipation 2019, la troisième édition de la conférence internationale dédiée à l’anticipation. À cette occasion, nos studios Design friction et Casus Ludi présentaient leur programme de recherche et développement commun qui explore les potentiels du game design fiction. Dans cet article, nous revenons sur les principaux concepts et enseignements de nos recherches, extraits de la publication de recherche éponyme à venir.
L’incertitude, la complexité et l’anticipation
« Vous nous parlez de la fin du monde, on vous parle de la fin du mois. »
Cette maxime, comptant parmi les interpellations marquantes du mouvement des Gilets jaunes, est révélatrice d’un paradoxe insoutenable : imaginer le futur, et si ce n’est même l’envisager, devrait être un droit alors que cela relève encore aujourd’hui du privilège.
Ce constat si vrai pour celles et ceux qui souffrent des inégalités structurelles, soient-elles sociales ou économiques, l’est aussi pour l’institution publique dans son ensemble. Pour une collectivité, un service d’État, ou même un élu, pouvoir se projeter sur le long terme et considérer les applications et les implications de son action reste dans les faits l’exception, et, disons-le, une forme de privilège. On pourrait arguer de la question des moyens impartis, mais la question d’une certaine culture de l’immédiat, voire d’un culte de l’urgence, ne doit cependant pas être écartée d’emblée.
Dès lors, comment construire cette littératie des futurs (futures litteracy), pour reprendre les termes de Riel Miller1 : cette capacité à lire et écrire les futurs pour faire face à la complexité d’aujourd’hui et à l’incertitude de demain ?
Si l’anticipation peut être définie comme le fait de transformer un ensemble d’idées du futur en actions du présent, comment démocratiser cette forme de pensée auprès des différents acteurs qui interviennent dans le champ public ?
(En)jeu des futurs
Pouvoir se projeter dans le futur est un enjeu structurant pour les organisations publiques, dont la mission d’intérêt général est indissociable du temps long. Il apparaît donc nécessaire de doter ces acteurs de dispositifs qui les y aident ; c’est ce que nous appelons « la médiation des futurs ». Pour autant, il s’agit de ne pas tomber dans la méthodologie aiguë ou dans le fantasme éculé de la boîte à outils. C’est l’idée-clé derrière le programme de recherche game design fiction : croiser deux postures de médiation qui s’appuient sur le design, le design fiction et la médiation par le jeu, pour concevoir des expériences à même de faciliter une pensée orientée vers le(s) futur(s) et ainsi permettre de développer des réflexes d’anticipation auprès de parties prenantes, jusque-là peu familières des concepts de la prospective ou de la futurologie.
Croiser deux postures de médiation qui s’appuient sur le design, le design fiction et la médiation par le jeu, pour concevoir des expériences à même de faciliter une pensée orientée vers le(s) futur(s) et ainsi permettre de développer des réflexes d’anticipation auprès de parties prenantes, jusque-là peu familières des concepts de la prospective ou de la futurologie.
Un peu de définitions
Prenons un instant pour préciser à nouveau les termes fondamentaux de notre exploration :
- le design fiction peut être résumé comme l’utilisation d’artefacts spéculatifs (des produits et des services fictionnels et provocants) qui racontent des mondes futurs possibles et mettent en débat le caractère préférable de ces perspectives2 ;
- la médiation par le jeu, cousine des serious games, propose de concevoir des jeux dont les mécaniques, autrement dit les règles et les interactions, offrent une expérience réflexive, persuasive ou transformative3.
Ces deux formes de design ont pour ADN commun le recours à la fiction et la volonté d’aider à se projeter dans des situations complexes pour envisager des alternatives préférables. Les croiser relevait presque du mariage de raison !
Game design fiction : jouer, rejouer, déjouer les futurs
Le concept du game design fiction a l’ambition de permettre à une diversité d’acteurs de développer leurs capacités d’anticipation, quelle que soit leur place, dans un processus de transformation publique.
Pour relever ce défi, l’approche propose d’imaginer et de comprendre comment les jeux (vidéo, de rôle, de plateau ou transmédia) peuvent nous aider à nous projeter dans une série de futurs, grâce à des expériences f(r)ictionnelles et ludiques. En ce sens, le game design fiction – faisons-en un nom juste le temps de cet article – peut être défini comme le fait de construire des jeux qui mettent en lumière des situations qui ne se sont pas encore produites. Une manière pour les acteurs publics de jouer, rejouer, déjouer leurs futurs4.
Le game design fiction en trois expérimentations
Pour donner corps au game design fiction, nous avons testé trois facettes de ce terrain de jeu au cours de nos recherches. Afin de resituer les différentes expérimentations qui sont présentées ci-après, précisons qu’elles s’appuient sur une littérature émergente au sujet des anticipation games (jeux d’anticipation) et du future gaming5 (mise en jeu du futur).
Utiliser le jeu pour construire des scénarios du futur
L’expérimentation
Flaws of the smart city6 est un kit ludique destiné à des sessions collaboratives d’idéation et de discussion. Le jeu vise à mettre en tension différentes problématiques de la ville connectée, actuelles et à venir. Il est alors possible, le temps d’une partie, de chercher à les résoudre, tel un ange-gardien, ou au contraire de les exploiter pour installer le chaos dans les rues, à l’instar d’un génie du mal.
En combinant trois types de cartes – les défauts de l’infrastructure urbaine, des lieux communs à chaque ville et des actions/interventions archétypes – les joueurs imaginent des scénarios spéculatifs et des pistes de design fiction qui se focalisent sur les perspectives impensées et les externalités négatives à même de conditionner notre expérience des villes intelligentes.
L’ensemble des interactions des joueurs devient source de données qualitatives et quantitatives qui nous renseignent au sujet de leurs choix de futures possibles situations.
Les enseignements-clés
Cette première application du game design fiction montre que des mécaniques de jeu peuvent rendre la construction de scénarios spéculatifs accessibles à des publics non-experts (non-designers, non-prospectivistes), faisant échanger des profils venant de différents horizons. En s’inspirant du principe de world-building (construction d’univers), ces outils ludiques peuvent aider à formuler des scénarios qui mettent en récit des situations à venir, pour mieux les ouvrir au débat.
Renforcer le caractère immersif d’un scénario prospectif en le transformant en jeu spéculatif
L’expérimentation
Un mois face à la résistance bactérienne est un jeu-concept qui emprunte au newsgame, un genre émergent qui croise jeu vidéo et journalisme. Ce jeu vient nous immerger dans un futur proche où une super-bactérie aurait résisté aux derniers antibiotiques encore efficaces. L’univers du jeu s’ancre, en effet, dans cet enjeu de santé majeur pour les prochaines décennies : la résistance de bactéries aux antibiotiques.
Ce jeu narratif propose au joueur de vivre les trente premiers jours suivant l’avènement de l’antibiorésistance. Le joueur est amené à faire des choix face à un ensemble de situations du quotidien, chacune désormais soumise à cette nouvelle menace sanitaire. Dès lors, il doit gérer de front sa santé, ses relations sociales et son budget pour ne pas finir en quarantaine, isolé ou encore ruiné. Pour certaines décisions-clés du jeu, le joueur est invité à consigner dans un journal intime les raisons et les réflexions qui l’ont amené à opter pour un choix plutôt qu’un autre.
Les enseignements-clés
L’utilisation d’un jeu spéculatif peut venir renforcer l’immersion dans un futur donné et favoriser la compréhension des enjeux connexes, si ce jeu est justement conçu et présenté comme lui-même venant de ce futur. Autrement dit, ce jeu faisant partie de cet horizon, il est le mieux à même de nous le raconter.
L’utilisation du jeu vidéo permet ici de rendre interactif un scénario prospectif. L’ensemble des interactions des joueurs devient source de données qualitatives et quantitatives qui nous renseignent au sujet de leurs choix face à ces possibles situations. Cette matière agrégée au fil des parties permet, une fois analysée, de mieux comprendre la perception de cette thématique au présent et d’anticiper les futures attentes, besoins ou controverses. Autant de matière précieuse pour la construction d’une action publique résolument anticipatrice.
Utiliser un jeu pour connecter et naviguer entre plusieurs facettes d’un scénario prospectif ou spéculatif
L’expérimentation
JusticIAble est un prototype de jeu vidéo qui met en scène le procès de deux intelligences artificielles mises en cause dans un accident de la circulation. Dans la peau d’un membre du jury, le joueur doit analyser les pièces à conviction, proposées sous la forme de design fiction : un rapport d’enquête, un post sur un réseau social, ou encore une bribe de code source, tous fictionnels. L’expérience ludique propose également d’interroger les différentes parties prenantes au cours d’un procès pour mieux naviguer entre différentes strates et enjeux liés à l’automatisation. JusticIAble explore alors, par le prisme de la justice restaurative, cet ensemble de problématiques liées à l’acceptation, au rôle et à la responsabilité des systèmes intelligents. En confrontant les points de vue au cours de la partie, le joueur est amené à statuer sur une affaire, et par extension sur une transformation, plus complexe qu’il n’y paraît.
Le dénominateur commun aux applications du game design fiction, si ce n’est sa profession de foi : l’expérience « subjective » permet d’aller là où la donnée « objective » ne peut aller.
Les enseignements-clés
Cette troisième perspective montre que le jeu permet de créer un lien logique entre plusieurs designs fictions ; chacune donnant à voir différentes facettes d’un même scénario prospectif. C’est ici mettre en scène une polyphonie de visions : plusieurs points de vue à propos d’une même spéculation qui se complètent ou s’opposent. Le joueur peut ainsi naviguer au sein d’une pluralité d’arguments, incarnés tour à tour par des témoignages et des objets fictionnels. La confrontation orchestrée par le jeu lui permet alors de construire ou d’étayer son opinion et d’enrichir sa contribution dans le cadre de la construction de politiques publiques résilientes aux chocs du futur.
Anticipons les futurs du game design fiction
L’approche du game design fiction ouvre un éventail d’applications concrètes qui viennent, chacune à leur manière, développer la pensée et les réflexes d’anticipation auprès des acteurs institutionnels et des citoyens. Cette mise en jeu des futurs appuie en effet le développement d’une triple compétence : comprendre, formuler et exploiter les futurs pour agir dès aujourd’hui. En mobilisant des leviers de médiation et d’actionnabilité, le game design fiction offre donc un cadre ludique et critique qui aide à décider et à évaluer comment atteindre ou éviter une perspective possiblement à venir.
En fil rouge de cette réflexion et de ces exemples, on retrouve ce qui pourrait être résumé comme le dénominateur commun aux applications du game design fiction, si ce n’est sa profession de foi : l’expérience « subjective » permet d’aller là où la donnée « objective » ne peut aller.
- Riel Miller est head of futures literacy à l’UNESCO. Il a publié Transforming the future : anticipation in the 21st century, 2018, UNESCO Publishing.
- Bleecker J., Design Fiction : A short essay on design, science, fact and fiction, 2009, Near Future Laboratory ; Sterling B., Design Fiction : “Patently Untrue” by Bruce Sterling, 2013, Wired ; Dune A. et Raby F., Speculative Everything : Design, Fiction, and Social Dreaming, 2013, MIT Press.
- Bogost I., Persuasive Games : The Expressive Power of Videogames, 2007, MIT Press ; Flanagan M., Critical Play : Radical Game Design, 2009, MIT Press ; McGonigal J., Reality is Broken : Why Games Make Us Better and How They Can Change the World, 2011, Penguin Books.
- Formule initialement proposée par Max Mollon et Design friction dans le cadre du premier atelier du Design fiction club, « Black Mirror : jouer, rejouer, déjouer la série », en mars 2018.
- Candy S., Gaming futures literacy : The Thing From The Future. Anticipation in the 21st Century, 2018, Routledge/UNESCO ; Coulton P. et Lindley J., Game of Drones, 2015, CHI Play ’15 ; Sweeney J. et al., Anticipatory Games & Simulations. Handbook of Anticipation, 2018, Springer.
- www.flawsofthesmartcity.com