Gérard-François Dumont : «Que pèse France ruralités face aux 40 milliards d’euros du Grand Paris Express ou aux 5 milliards pour Marseille ?»  

Gérard-François Dumont
Le gouvernement a multiplié ces dernières années les déclarations d’amour envers la ruralité, mais il faut des mesures de plus grande ampleur, confie Gérard-François Dumont.
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Le 29 août 2023

Professeur émérite à la Sorbonne, géographe et démographe et président de la Revue Population & Avenir, Gérard-François Dumont juge le Plan France Ruralités annoncé le 15 juin dernier par le gouvernement insuffisant, notamment en matière de moyens.

Qu’est-ce qui manquait donc à l’Agenda rural (181 mesures, 10 Mds €) lancé en 2019, pour que soit adopté un Plan France Ruralités (PFR) (1) ? Vous-même avez apprécié la redéfinition par l’Insee de la ruralité en matière démographique, certaines lois votées (loi d’Orientation des mobilités du 26 décembre 2019 et loi Engagement et proximité –LEP- du 27 décembre 2019) ou encore certains programmes comme Petites villes de demain (3 Mds€ d’ici 2026). Ce sont tout de même de gros progrès depuis la crise des Gilets jaunes de 2018-2019, non ?

On venait de très loin. L’Agenda rural était le minimum minimorum. Au début des années 2010, nos gouvernements successifs pensaient qu’on allait vers une France exclusivement urbaine. De 2004 à 2018, les études financées par le ministère de l’Ecologie n’ont concerné que les territoires urbains, à travers la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (POPSU), qui existe toujours. Puis le gouvernement a été obligé de prendre en compte la mobilisation de quelques départements ruraux (Allier, Cher, Creuse et Nièvre) dans les années 2010, de soutenir les Assises de la ruralité, qu’ils avaient lancées pour promouvoir les ruralités, de tenir compte d’un rapport où ils formulaient 25 propositions pour le rural et que relayait l’Assemblée des départements de France (2) ou encore de la création en 2015 de l’Association nationale nouvelles ruralités. Là-dessus sont arrivés les Gilets jaunes et la pandémie où la ruralité a occupé le devant de la scène. L’Insee a alors reconnu en 2021, et le gouvernement avec lui, en appliquant la méthode d’Eurostat de la grille communale de densité, qu’un tiers de la population de la France était rurale (3). Mais dans le même temps, le zonage en aires urbaines a été remplacé par un zonage en aires d’attraction des villes qui conserve des critères extensifs pour définir la ville. En effet, une commune dont au moins 15 % des actifs travaillent dans un pôle, est considérée comme appartenant à l’aire d’attraction correspondante. On aurait pu accepter un taux de 50 %, prenant aussi en compte les migrations sortantes de travail des villes, mais 15 % c’est insuffisant. Le PFR n’a pas remis en cause ce dernier zonage.

Le programme Petites Villes de Demain (PVD) pose lui deux problèmes. À l’heure de la décentralisation, n’est-ce pas aux départements ou aux régions de le conduire, plutôt qu’à l’administration centrale ? De plus, les 3 Mds€ dédiés constituent davantage un redéploiement de budgets existants.

Enfin, côté législatif, la LEP est bienvenue certes, mais les modifications sont homéopathiques. D’ailleurs, le transfert des compétences eau et assainissement (4), qui ne tient pas compte des bassins-versants, est maintenu.

Dans son axe 1, le PFR entend soutenir davantage les communes rurales dans la conduite de leurs projets grâce au lancement de Villages d’Avenir, nouveau programme de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) qui s’appuiera sur 100 chefs de projets, installés dans les préfectures et sous-préfectures les plus rurales. Les maires pourront candidater auprès de leur préfet afin de constituer un groupement de petits villages, unis par un projet collectif. Qu’en pensez-vous ? Est-ce suffisant ?

C’est une bonne nouvelle, mais il demeure des interrogations. Pourquoi ne peut-on candidater seulement que par groupes de 2 à 8 communes ? C’est encore l’idéologie du Big is beautiful, alors qu’on sait que les dynamiques territoriales peuvent être très différentes d’une commune à l’autre et que l’innovation peut prendre place sur une seule et même commune... Arrêtons cette logique descendante et laissons les élus s’organiser eux-mêmes. Par ailleurs, la dénomination « chefs de projet » est impropre : ce sont les maires qui sont chefs de projet. Certes, il existe des agents compétents en ingénierie et ils peuvent être bénéfiques. Mais si on veut faciliter l’innovation dans les communes rurales, simplifier la règlementation sera plus efficace. Enfin, la mesure n’est pas chiffrée. Villages d’avenir n’aura d’intérêt que s’il apporte des financements complémentaires, et non pas déjà existants.

L’axe 2 du PFR prévoit de passer la dotation biodiversité de 40 à 100 millions d’euros afin de reconnaître et permettre aux communes d’entretenir et de développer leurs aménités rurales, dans un contexte où 90 % des surfaces protégées ou forestières en France sont rurales. Est-ce une bonne nouvelle ?

S’il y a de la biodiversité en France (des paysages remarquables), c’est aussi grâce à nos agriculteurs ! Ce sont des prairies, des haies, des boisements, etc. Passer de 40 à 100 M€, c’est beaucoup en pourcentage et en même temps peu par rapport aux externalités positives dégagées par les agriculteurs. Avec cette dotation, les communes pourraient être amenées à appuyer des actions agricoles en faveur de la biodiversité. Attention toutefois au terme d’aménités rurales qui laisse entendre que les terres agricoles seraient au service des habitants des villes, alors qu’elles existent avant tout par et pour elles-mêmes.

L’axe 3 veut « apporter des solutions aux problèmes du quotidien des habitants des campagnes grâce à un ensemble de mesures concrètes et immédiates ». Avec d’abord 90 M€ sur 3 ans pour investir dans les mobilités du dernier kilomètre. Est-ce à la hauteur des enjeux ?

En réalité, ces propositions ne partent pas d’un véritable diagnostic de la mobilité rurale. La France s’est engagée dans le tout TGV, ce qui a amené l’abandon du bon entretien et du respect des horaires des trains Intercités et la suppression de petites lignes ferroviaires, non pas faute de clientèle mais parce que l’on a laissé le service se dégrader. La ligne Morlaix-Roscoff par exemple n’est plus entretenue. Résultat : le conducteur roule moins vite et les horaires ne sont pas respectés. Des décisions ont mis à mal la mobilité ferroviaire : sous-investissement dans le matériel ferroviaire et sous-entretien (cf l’accident de Brétigny-sur-Orge sur la ligne Paris-Limoges en 2013).

Il faut aussi mettre en perspective ces 90 M€ : une goutte d’eau en comparaison des 40 Mds€ destinés au Grand Paris Express (GPE), sans parler du déficit financier considérable qui devra être payé par les Français à travers leurs impôts (5). Par comparaison, organiser un GPE à 40 Mds€ pour 12 millions de Franciliens équivaudrait à investir 400 M€ pour la mobilité des 120 000 habitants de la Creuse : remise en état de lignes existantes, retour d’une ligne Bordeaux-Lyon, etc. On est très loin de l’égalité territoriale et de la réponse aux besoins.

En matière de santé, l’axe 3 propose de lancer 100 médicobus avec les collectivités territoriales d’ici fin 2024, de doubler les maisons de santé à 4 000 d’ici 2027 (45 M€ sur 3 ans), d’instaurer une quatrième année de formation de médecine en priorité dans des zones sous-denses, de couvrir 100 % des territoires en communautés professionnelles de santé, d’intensifier la coopération entre les professionnels de santé. Ces mesures, déjà déployées ici ou là, n’ont fait que peu reculer la désertification médicale. Ne faut-il pas mieux obliger les médecins à s’installer dans les déserts médicaux ? 

Observons d’abord que toute la France est en désert médical, avec certes des territoires plus touchés que d’autres : les territoires ruraux et les quartiers prioritaires de la ville notamment. Par ailleurs, si le numerus clausus a été supprimé au niveau national en 2020 –beaucoup trop tardivement-, il subsiste malgré tout un « numerus apartus », chaque faculté de médecine étant limitée dans le nombre de médecins qu’elle peut former en fonction de ses capacités logistiques (taille des salles de cours, nombre d’enseignants…).

Les mesures du PFR sont sympathiques, mais insuffisantes. Toutefois, toute contrainte d’installation pour les médecins conduira à rendre le métier moins attractif et aggravera la pénurie. Sachant aussi qu’environ un quart des médecins diplômés d’une faculté française décident de ne pas s’inscrire à l’Ordre et donc ne deviennent pas patriciens (6) et que des étudiants abandonnent en cours d’étude, il faut rendre la médecine plus attractive, notamment en payant correctement les médecins. Parallèlement, il convient de mettre en œuvre des mesures d’attraction et d’accompagnement à l’exemple du département de l’Aveyron.

L’axe 3 prend des mesures pour le logement et l’habitat ruraux : prime de sortie de la vacance de 5 000 euros par logement pour des travaux en contrepartie de mise en location à des personnes ciblées (saisonniers, nouveaux entrepreneurs, jeunes...), aide aux Opérations programmées d’amélioration de l’habitat (10 M€ sur 5 ans), appui aux collectivités locales pour exproprier des biens vacants ou sans maître. Utile pour revitaliser l’habitat en milieu rural, tout en contribuant au ZAN, non ?

On ne peut pas être contre ces mesures, mais les financements sont très faibles. 5 000 euros d’aides pour appuyer la rénovation d’un logement vacant en centre-bourg ne suffira pas. Acheter et remettre aux normes et au goût du jour un logement non occupé depuis des années coûte plus cher que construire un logement neuf. En plus, ce n’est pas à l’Etat d’opérer ainsi dans la dentelle… Pour redonner de la dynamique aux bourgs ruraux, il faut une politique d’ensemble, la vacance des logements n’est pas seule en cause. On doit comprendre pourquoi on en est arrivé là en matière d’urbanisme rural. Contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne par exemple, des politiques et des lois ont favorisé le développement des Grandes et moyennes surfaces, considérant qu’elles allaient améliorer le pouvoir d’achat des Français. Les bourgs ruraux ont ainsi été détruits commercialement. Leur reconquête globale suppose aussi une reconquête commerciale.

En matière d’attractivité et de services, l’axe 3 prolonge le dispositif de Volontariat territorial en administration (VTA) jusqu’en 2026 et le soutien à l’installation des espaces France services en milieu rural. Il crée un fonds de 2 M€ pour des lieux de convivialité innovants, un autre de 3 M€ pour des projets d’économie sociale et solidaire, un fonds de soutien aux commerces ruraux de 36 M€ sur trois ans. Qu’en pensez-vous ?

Encore une fois, on ne peut pas être contre. Mais on multiplie ici des petites mesures dont la gestion va être lourde. Est-ce le rôle de l’Etat de distribuer des fonds de 2 ou 3 M€ ? Ne vaudrait-il pas mieux réformer la dotation globale de fonctionnement des communes rurales (7), pour qu’elles puissent rendre les services évoqués ici ? Et les moyens ne sont pas à la hauteur des enjeux. Le président Emmanuel Macron a annoncé fin juin que 5 Mds€ avaient été engagés par l’Etat depuis un an et demi pour le plan « Marseille en grand », mais Marseille ne rassemble ni le tiers de la population française ni ne totalise 88 % de la surface du territoire. Par ailleurs, méfions-nous des effets d’annonce. Je suis favorable à la prolongation des VTA, mais il n’y a rien de nouveau ici.

Parmi les autres mesures de l’axe 3 (égalité des chances et éducation, culture, soutien à la vie quotidienne des élus…), certaines ont-elles retenu votre attention ?

Il y a beaucoup de bonnes intentions. J’évoquerai ici trois points. D’abord en matière de formation des secrétaires de mairie. Le PFR veut l’améliorer, c’est très bien, mais la première chose à faire, c’est de simplifier la règlementation. En matière scolaire, labelliser 3 000 places d’internat supplémentaires appelle aussi à revoir nos schémas. Il est bon que des élèves urbains puissent aller en classe dans des territoires ruraux. Quand j’étais recteur de l’Académie de Nice, nous avions envoyé des collégiens de quartiers sensibles de Nice dans des collèges ruraux, avec à la clé un double avantage : maintien des collèges concernés et meilleurs résultats scolaires pour les élèves concernés en raison d’un environnement différent. Ces 3 000 places d’internat prévues ne doivent donc pas nécessairement être positionnées dans les villes... La carte scolaire ne doit pas, elle, se faire au détriment du rural, comme nous le fait pressentir la nouvelle géographie des naissances de 2022 : baisse du nombre des naissances maximale à Paris et augmentation maximale en Lozère (8). Si une telle évolution se confirme, il faut donc fermer des classes à Paris et en ouvrir en Lozère… Enfin, encore une fois, côté méthode, la gestion de la dizaine de fonds annoncés sera lourde : chacun aura ses règles et nécessitera le dépôt de dossiers par les communes.

Les Zones de revitalisation rurales (ZRR), octroyant des exonérations d’impôts pour favoriser l’installation d’entreprises, en place depuis 1995 sont pérennisées et seront ciblées sur les territoires les plus fragiles. Est-ce une bonne nouvelle ? Faut-il revoir les critères ?

Je suis favorable au maintien des ZRR. Il s’agit d’ailleurs d’un budget très faible (9) par rapport aux dotations aux métropoles depuis la loi Maptam de 2014. Revenons du zonage intercommunal à un zonage communal. Une commune rurale du Grand Reims doit pouvoir agir sans avoir à négocier avec le DGS du Grand Reims. Cela explique en partie le sous-emploi du dispositif. Quant à ajouter de nouveaux critères, je suis sceptique : il ne faut pas rendre les choses trop compliquées, pour les élus comme pour les citoyens. La densité me semble le critère à privilégier.

Le PFR a-t-il des manques ?

Oui. Pour ne pas sous-estimer les richesses des ruralités, il est nécessaire de revoir le zonage en aires d’attraction des villes qui sous-estime la population rurale. Il faut également introduire des PIB régionaux en parité de pouvoir d’achat, car dire que le PIB est plus fort en Ile-de-France qu’en Centre Val de Loire n’a sinon aucun sens. C’est important, car on ne peut fermer des services, enlever des collaborateurs en préfectures, ne pas investir dans la mobilité… en partant de constats erronés.

Enfin, le PFR n’aborde pas le Zéro artificialisation nette (ZAN). Il faut aller vers une sobriété foncière du bon sens qui n’empêche pas le développement de certains territoires. Si pour la Lorraine où existent beaucoup de friches industrielles, le ZAN n’est pas un souci majeur, en revanche pour un territoire comme la Vendée, si le ZAN s’était appliqué il y a 35 ans, le développement économique important qui a eu lieu depuis n’aurait pas été possible, faute de friches suffisantes… Le gouvernement a multiplié ces dernières années les déclarations d’amour envers la ruralité, mais il faut des mesures de plus grande ampleur.  

(1) https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/15.06.2023_DP_France_Ruralit%C3%A9s_.pdf

(2) Nouvelles ruralités. Campagnes, le grand Paris. Rapport d’analyses et de propositions pour l’avenir des territoires. Décembre 2013, 76 p.

(3) Jusqu’ici, le zonage en aires urbaines de 2010 concluait à 95 % de la population de la France vivant sous l'influence des villes.

(4) Prévu au 1er janvier 2026.

(5) Certains arguent et regrettent que le GPE ne serait financé que par de la fiscalité francilienne (http://www.senat.fr/rap/r20-044/r20-044_mono.html#toc16). Mais il y a aussi des subventions de l’Etat et européennes (https://www.societedugrandparis.fr/investir) et un risque de dette publique (https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2018-01/20170117-rapport-societe-grand-Paris_1.pdf)

(6) https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/25-des-medecins-diplomes-dune-faculte-francaise-decident-de-ne-pas-sinscrire-lordre-0#:~:text=Dans%20l'%C3%A9ditorial%20de%20l,pour%20exercer%20d'autres%20professions%2C

(7) La dotation de base par habitant octroyée par l’État à une commune varie de 64  € pour une commune < 500 hab. à 128 € pour un commune de 200 000 hab.

(8) Population & Avenir n° 762, mars-avril 2023)

(9) 221 M€ en 2018.

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