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Grenoble-Alpes métropole : des communes engagées pour la sobriété numérique

Le 3 avril 2024

En 2021, la loi de réduction de l’empreinte environnementale du numérique (REEN)1 est promulguée et oblige les communes de plus de 50 000 habitants à publier un plan d’action pour la sobriété numérique d’ici 2025. Quand certaines collectivités découvrent la thématique, Grenoble-Alpes métropole et ses communes ont un temps d’avance.

En 2021, selon l’Agence de la transition écologique (Ademe), une personne en Europe occidentale était propriétaire de 8,9 équipements numériques2. C’était 5,3 en 2016. Un chiffre en forte augmentation alors que 78 % de l’empreinte carbone du numérique en 2020 est due à la fabrication des équipements. La population, surtout dans les pays développés, est toujours mieux équipée, pour aller toujours plus vite, et ne se rend pas compte – pour la plupart – de son impact sur la planète. Et les agents des collectivités n’y échappent pas. Selon une étude réalisée en 20193 par le cabinet Espelia et le collectif Green it, 46 % des collectivités n’avaient pas prévu de se pencher sur le problème et 28 % déclaraient ne pas connaître la nature et les objectifs des démarches de sobriété numérique.

Pour Frédéric Bordage, fondateur du collectif Green it, les collectivités disposent de trois leviers majeurs pour agir. D’abord, éviter de se suréquiper : « Éviter de multiplier les écrans, a fortiori les écrans LED ou OLED de dernière technologie. » Certes, ces écrans consomment un peu moins d’électricité, mais ils ont 20 fois plus d’impact lorsqu’on les fabrique qu’un écran LCD ou de première génération. Ensuite, allonger la durée de vie de tous les équipements : « Pour y parvenir, quand on est une petite mairie avec 15 postes de travail, on va pouvoir acheter des équipements de seconde vie à des professionnels. Si, en revanche, on est une grosse collectivité qui doit acquérir 10 000 postes de travail, l’enjeu va être de devenir un gisement d’équipements reconditionnés. » En évitant de s’équiper et en allongeant la durée de vie des équipements, une grosse partie du travail est déjà faite. Troisième bonne pratique : l’écoconception des services numériques publics. C’est « permettre aux administrés d’accéder à un site web sans avoir le dernier équipement, explique Frédéric Bordage. Ce sont des sites très légers, simples, qui fonctionnent même pour le plus mal loti. Pour ne pas créer d’exclusion numérique ».

Limiter la consommation, valoriser le réemploi

Dans la métropole grenobloise, la direction des systèmes d’information (DSI) est mutualisée avec la ville de Grenoble. Dès 2015, des réflexions sont engagées au sujet de la sobriété numérique. S’en suit de nombreuses « petites actions » comme le rapatriement des serveurs sur le territoire (pour garder une souveraineté numérique et optimiser les données) ou encore la sensibilisation des agents (pour diminuer le stockage des données et limiter les impressions papier). Des premiers pas vers une politique de sobriété numérique plus large, et plus efficace.

« L’intérêt du service commun, pour Pierre Mériaux, élu à la ville de Grenoble en charge de la stratégie numérique, est que c’est lui qui gère les mêmes politiques pour la ville et la métropole, quand quelque chose de bien est fait dans une collectivité, on s’en inspire dans l’autre. »

Ainsi, les collectivités mènent au sein de chacune de leurs administrations une stratégie de réduction des écrans et de réemploi des terminaux. Cela passe par l’achat d’écrans d’occasions, la limitation de leur taille, la réduction des écrans supplémentaires par personne, l’allongement de la durée de vie des ordinateurs (six ans pour les ordinateurs portables et sept ans pour les ordinateurs fixes), la réparation du matériel hors garantie, la donation aux associations du matériel inutilisé, l’utilisation de logiciels libres ou encore le choix de smartphone à haut indice de réparabilité, « cette année, les élus de la ville vont basculer sur des Crosscall » 4, ajoute Pierre Mériaux.

Concernant les habitants, la métropole comme la ville organisent des collectes de matériel numérique pour les réparer ou les recycler. La métropole, compétente sur la gestion des déchets, organise ces collectes dans les déchetteries métropolitaines. La ville récupère les téléphones usagés une fois par an grâce à des urnes de collecte disposées dans des lieux stratégiques de la ville.

La DSI compte se servir de la loi REEN pour développer une filière d’emploi pour le reconditionnement des déchets d’équipement électrique et électronique (D3E). La ville, comme la métropole, constate que le marché n’est pas encore mature : « Pour les ordinateurs, il n’y a pas de marché du reconditionnement. Ou alors, c’est au même prix que du neuf, alors que la durée de vie est moindre, observe Pierre Mériaux. Cependant, sur les écrans, il y en a. Nous venons de rentrer un lot de 140 écrans reconditionnés. »

« Il faut un changement d’échelle, analyse Florent Cholat, conseiller métropolitain délégué au numérique. Nous accompagnons surtout la filière pour qu’ils puissent produire de plus gros volumes, proche des demandes de gros comptes. Sur le territoire, la DSI a besoin d’avoir 300 postes similaires en une seule fois. Sinon, on passe trop de temps à les paramétrer un à un. » En 2022, la métropole a acheté 18,3 % de matériel reconditionné. D’un autre côté, elle se positionne comme un gisement de matériel reconditionné pour d’autres acteurs économiques du territoire. La société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) ULISSE a collecté 4,2 tonnes de matériels informatiques de la part de la métropole, de la ville et du centre communal d’action sociale (CCAS) de Grenoble sur l’année 2023 en deux campagnes de collecte (mars et octobre).

Selon Florent Cholat, la plus grosse difficulté, susceptible de ralentir les actions de la collectivité à grande échelle, « c’est le marché en face ». Il s’explique : « Le marché vous incite plutôt à acheter le dernier iPhone plutôt que de réutiliser le vôtre. C’est toute une culture du numérique à changer. Nous avançons face au vent. C’est important que les gens soient au courant de l’impact de leurs usages du numérique. C’est beaucoup de communication et de prise de conscience. Le site Internet de la métropole est un super outil de communication pour montrer qu’on peut faire plus sobre. »

L’écoconception du site Internet, pour la planète, mais aussi pour l’inclusion numérique

Nathalie Suze, cheffe de projet communication numérique, ajoute que le site est aussi un bon outil de sensibilisation pour les autres collectivités : « Nous sommes sollicités par les acteurs publics pour savoir comment nous avons procédé. C’est un sujet qui les préoccupe, mais on voit que ça a du mal à démarrer réellement. Le but est de leur faire comprendre que ce n’est pas juste un coup de communication, nous sommes convaincus de l’enjeu que nous portons et le site est un moyen de sensibiliser nos internautes. »

En 2021, à la demande de la direction du « climat transitions et contractualisations », la métropole grenobloise entame une réflexion pour proposer un nouveau site Internet, plus durable. Un an plus tard, en décembre 2022, le nouveau site est mis en ligne. Le collectif Green it a accompagné les services de la métropole à chaque étape pour maximiser l’efficacité du site et ne pas tomber dans les travers du greenwashing. Par exemple, le site a considérablement réduit les photos et vidéos pour laisser plus de place aux illustrations, plus sobres : « En interne, c’était plus compliqué d’imposer la version avec les illustrations. Frédéric Bordage nous a aidés à avancer les bons arguments », se remémore Nathalie Suze.

En 2021, à la demande de la direction du « climat transitions et contractualisations », la métropole grenobloise entame une réflexion pour proposer un nouveau site Internet, plus durable.

L’objectif de cette refonte était de rendre le site Internet plus sobre, moins gourmand en énergie et surtout de remettre les usagers au centre de l’expérience numérique. Ne pas créer un site Internet comme une vitrine politique, mais répondre de manière concrète et rapide aux demandes des citoyens. Les agents se sont inspirés de la méthode « facile à lire et à comprendre » pour rédiger les contenus.

Pour aller plus loin, une vingtaine d’ateliers ont été menés avec des citoyens, des acteurs économiques ou encore des personnes en situation de handicap. Ainsi, les agents ont précisé les attentes des différents usagers : « Cela a permis de penser toutes les pages du site en s’adressant directement à eux, pour qu’ils trouvent rapidement l’information recherchée. Nous avons analysé les fonctionnalités utilisées et réalisé des tests en ateliers pour voir celles qui étaient pratiques ou non. C’est cette méthodologie qui nous a permis d’avoir un site différent », assure Nathalie Suze. Pour détailler encore plus cette stratégie éditoriale, des ateliers ont aussi été menés avec l’instance régionale d’éducation et de promotion santé (IREPS) et des « petits lecteurs » : « Ce sont des personnes qui comprennent mal le français ou qui ont des difficultés cognitives, précise Nathalie Suze. Ça nous a bien guidés, car parfois, nous croyons que tout est compréhensible, et nous nous rendons ainsi compte que non. »

Au niveau de l’accessibilité technique (la manière dont le site est construit, développé, codé), en plus des formations du Green it, la métropole s’est fait accompagner par Access42, cabinet de conseil expert en accessibilité numérique. L’objectif était de rendre le site Internet accessible via n’importe quel terminal. Par exemple, s’assurer qu’une personne avec peu de connexion Internet ou un vieux smartphone puisse accéder au site, tout comme une personne en situation de handicap ayant besoin d’un logiciel d’assistance (lecteur d’écran, page en braille, système de contrôle vocal, etc.).

Le projet de refonte du site Internet a été possible grâce au financement à 75 % du projet par France relance : « C’était un coût important pour nous. D’habitude, les refontes étaient autour des 40 000 euros. Sans cela, nous n’aurions pas pu. Le financement nous a permis de solliciter des experts pour le faire le mieux possible », souligne Nathalie Suze.

Green it a réalisé un audit final en analysant tout le parcours usager : « Ils ont analysé les cinq parcours les plus utilisés et les cinq pages les plus consultées », relate Nathalie Suze. L’évaluation a conduit à une note, l’ÉcoIndex, qui révèle une performance de 63/100, soit un score de C sur une échelle de A à G. Sachant que la moyenne des 90 sites les plus utilisés en France est de 29/100.

Dès qu’une nouvelle fonctionnalité est intégrée, la métropole soumet son site à un nouvel audit pour être sûre de garder un bon niveau de prestation. Une méthode qui semble fonctionner puisque le site a obtenu de nombreux prix. On peut aussi noter qu’il est reconnu 100 % conforme au référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA).

Aujourd’hui, la difficulté, selon Nathalie Suze, est de « trouver le bon équilibre entre les demandes des usagers, nos objectifs de communication, les recommandations de l’accessibilité et celles de l’écoconception. Parfois, elles sont contraires donc il faut sans cesse mesurer ce que l’on privilégie. » Elle constate aussi la nécessaire fermeté pour tenir la ligne de la sobriété éditoriale, en résistant aux demandes des services « qui nous demande de tout mettre sur le site ». Elle insiste sur le fait que la métropole « restreint le nombre de documents publiés pour être plus sobre, mais aussi pour faciliter la lecture du site par les usagers ». Enfin, elle souligne l’importance de la transversalité : « Le sujet ne touche pas juste la DSI et la communication. Toutes les directions doivent être embarquées dans cet objectif. »

Une stratégie territoriale encore exploratoire

La loi REEN impose un diagnostic interne aux collectivités, mais aussi territorial. Un exercice difficile, car la loi n’est pas claire sur les modalités de calcul. Les collectivités doivent-elles intégrer les habitants et les infrastructures numériques ? Doivent-elles ajouter les entreprises ? Les touristes ?

Léo Donse est consultant numérique/ville intelligente pour le cabinet Espelia. Il accompagne des collectivités et confirme que l’approche territoriale est exploratoire pour le moment : « Autant sur l’évaluation de l’impact d’un système d’information, l’ADEME a sorti une recette, il y a des normes ; autant sur le côté territorial, il n’y a pas vraiment de guide. »

Les analyses à l’échelle du territoire peuvent faire ressortir des paradoxes. C’est notamment le cas sur le reconditionnement des terminaux : éviter de se suréquiper en interne et développer une politique de ville intelligente sur le territoire est antinomique, car la mise en place de capteurs dans l’espace public pour mesurer le bruit, la qualité de l’air, installer des feux tricolores intelligents ou autres caméras intelligentes est en contradiction avec l’impact positif que représente la réduction de centaines de postes numériques en interne. « Ce jeu d’équilibre est intéressant, analyse Léo Donse. Cela n’est pas encore totalement réussi : avoir des stratégies de développement d’usage numérique cohérente avec la sobriété numérique. Pour l’instant, c’est presque deux stratégies parallèles, entre la “smart city” (l’intelligence artificielle, la 5G, etc., les technologies de plus en plus en importantes et présentes dans l’espace public) et les mêmes collectivités qui vont faire des plans de sobriété numérique à l’échelle de leur administration en demandant à leurs employés de garder leur poste de travail plus longtemps ou de limiter le deuxième écran. Avec les partenaires que nous accompagnons, nous essayons de dézoomer pour regarder les proportions et mettre l’effort où il y a le plus d’impact. »

La loi REEN impose à Grenoble-Alpes métropole et à la ville de Grenoble de faire ce diagnostic pour janvier 2025. La métropole a donc créé un groupe de travail ouvert à l’ensemble des communes du territoire. Florent Cholat détaille : « Elles ne viennent pas toutes, car sur les 49 communes de la métropole, certaines sont très petites. Mais les communes moyennes sont impliquées. Certaines ne sont pas obligées par la loi, mais ont des stratégies numériques responsables bien plus évoluées que les nôtres, je pense à Échirolles. »

Une approche systémique de la sobriété numérique pour Échirolles

La commune d’Échirolles a déjà réalisé son plan d’action de sobriété numérique. Située à vingt minutes de Grenoble, elle n’est pourtant composée que de 37 000 habitants. Mais dès 2014, la commune crée une délégation au développement du numérique, consciente que ses impacts ne sont pas neutres sur l’environnement. Elle embarque alors ses 900 agents sur le sujet du numérique responsable et commence à sensibiliser les habitants du territoire.

En 2021, la ville va plus loin en créant un poste de directeur de la stratégie et de la culture numérique. Hiérarchiquement au-dessus de la DSI, il travaille de manière transversale avec tous les services pour intégrer les enjeux du numérique dans les politiques de la ville. Ce recrutement intervient après l’élaboration d’un schéma directeur du numérique qui porte les orientations politiques et les déclinaisons techniques à réaliser. Il est articulé autour de trois piliers : saisir les opportunités du numérique pour moderniser l’administration, aller vers plus de sobriété avec la question des enjeux environnementaux autour du numérique et lutter contre la fracture numérique et l’illectronisme.

Échirolles pose la question de la sobriété numérique de manière systémique. Elle mène évidemment une politique d’augmentation de la durée de vie des appareils numériques de ses agents, optimise cela avec l’utilisation de logiciels libres, et ce depuis dix ans. Plus proches des valeurs du service public, ces logiciels dit « open source » sont développés de manière collaborative. Ils n’appartiennent à personne, sont gratuits et leur code est conçu pour être repris et modifié au besoin. Ces logiciels se mettent également à jour automatiquement, l’obsolescence programmée n’existe donc pas : « Il est démontré que les logiciels libres sont moins gourmands. Ils demandent des configurations moins importantes et ont donc des consommations énergétiques plus faibles », précise Aurélien Farge, adjoint au maire d’Échirolles en charge des finances et du numérique. En interne, la commune utilise ces logiciels pour la bureautique (LibreOffice), la visioconférence (BigBlueButton) ou encore un équivalent de Youtube : Peertube. Mais tous les terminaux ne sont pas encore équipés, « c’est progressif, explique Aurélien Farge, on ne change pas un système d’exploitation sur une ville de 37 000 habitants comme ça. Nous suivons un accompagnement au changement auprès des salariés sur ce sujet. » Cette politique est également portée auprès des habitants, notamment avec l’aide de l’association PC Solidaire : les ordinateurs usagés sont récupérés pour être réparés et remis à niveau avec une distribution libre, et un ensemble de logiciels libres. Ensuite, ces ordinateurs seront restitués au CCAS qui pourra les attribuer à des familles essentiellement en difficulté.

Dans une logique de souveraineté numérique et de réduction de ses impacts environnementaux, Échirolles s’est associée à six autres communes de la métropole pour créer le syndicat intercommunal pour les télécommunications et les prestations informatiques (SITPI). Désormais, les communes gèrent elles-mêmes leurs serveurs, situés à l’hôtel de ville de chaque commune et au SITPI. À terme, de nouveaux locaux devraient voir le jour pour héberger ces serveurs : « Le fait que ce soit un organisme public sur lequel nous avons une capacité de gouvernance, nous offre une possibilité d’action », assure Aurélien Farge. Des réflexions sont en cours pour récupérer la chaleur fatale des serveurs ou encore mettre des panneaux solaires sur les bâtiments.

En 2023, la ville d’Échirolles a reçu le label Territoire numérique libre de niveau 5 pour la deuxième année consécutive, mais elle ne s’arrête pas là : d’autres projets sont dans les tuyaux comme la refonte du site Internet ou encore le renouvellement de tous les smartphones des agents pour aller vers des appareils plus vertueux. La ville aimerait aussi se doter d’une grille d’analyse qui permette d’objectiver les choix pour savoir précisément quand il est opportun d’utiliser le numérique ou non, mais les questions financières et le manque d’accompagnement freinent parfois les projets : « Nous sommes volontaires sur ces questions de sobriété énergétique et d’impact environnemental, témoigne Aurélien Farge. Toutefois, aujourd’hui, il nous manque un accompagnement au niveau de l’État pour pouvoir aller plus loin et mener des projets de grande envergure. Les projets ne sont pas simples à mener même sur une ville de 37 000 habitants. »

Frédéric Bordage : « L’enjeu, c’est d’appuyer vite et fort sur la pédale de frein. »

Frédéric Bordage est expert en sobriété numérique. Après avoir été développeur, directeur technique, consultant, et journaliste, il conseille aujourd’hui les entreprises, collectivités et institutions dans les domaines du numérique responsable. Il est le fondateur de l’association Green it qui réunit des experts à l’origine des démarches de sobriété numérique et de numérique responsable. Il a aussi contribué à la loi REEN et réalisé les principales études d’impacts.

Propos recueillis par Baptiste Gapenne, co-fondateur et journaliste à territoires-audacieux.fr

On pense souvent à réduire l’empreinte carbone quand on imagine faire du numérique responsable. Est-ce que l’empreinte carbone a un impact majeur négatif quand on utilise le numérique ?

On ne parle presque que des émissions des gaz à effet de serre (GES) du numérique alors que c’est un détail. La dernière étude que nous avons réalisée sur les impacts environnementaux et sanitaires du numérique sur le territoire en France – nous avons fait la même étude pour l’Europe et le monde – montre que 52 % des impacts relèvent de l’épuisement de ressources abiotiques (des métaux, des minéraux et des ressources fossiles), 28 % sont des radiations ionisantes (impacts sur la santé humaine et les écosystèmes), et « seulement » 11 % sont des émissions de GES. Les 9 % restants sont composés de crises tels que l’acidification, l’eutrophisation, les émissions de particules fines.

Parler seulement des émissions de GES, c’est du greenwashing selon vous ?

Oui, car se focaliser sur 11 % du problème quand il y en a 89 % à côté, c’est la définition même du greenwashing. D’où l’importance de regarder la problématique des impacts environnementaux du numérique dans leur ensemble et avec les bons indicateurs.

Donc, la première source d’impacts est la production de nos appareils ?

Tout à fait. Quelle que soit l’échelle à laquelle on observe les impacts environnementaux du numérique – monde, Europe, France, entreprise ou individu – la fabrication des terminaux constitue, de loin, la première source d’impacts. Les terminaux, ce sont les smartphones, les ordinateurs, les télévisions, les thermomix, etc. Tous les objets numériques qu’on possède.

Qu’est-ce qui pollue exactement dans ces objets ? Quels sont leurs impacts ?

Leur fabrication. Selon l’indicateur que l’on observe (réchauffement global, épuisement des ressources, etc.), elle en concentre entre les 2/3 et les 3/4. Les impacts sont essentiellement liés à l’extraction des matières. On extrait de la terre du sol, puis de la terre des minerais, et on sépare enfin les différents métaux du minerai. Ces métaux et ces minéraux sont ensuite transformés en composants électroniques : microprocesseurs, barrettes de mémoire vive, etc.

Quand on ouvre une mine et qu’on creuse le sol, les impacts environnementaux sont très importants. Ce n’est pas pour rien que l’Europe a externalisé ses mines en Australie ou en Asie. Derrière les mines, il y a aussi des impacts sociaux et sanitaires pour les populations locales et les personnels qui y travaillent.

Donc la première chose à faire est d’acheter moins, de mieux recycler ?

Oui. Moins on fabrique d’équipement et mieux c’est. Il faut se poser la question : est-ce que j’ai loupé ma vie à quarante ans si je n’ai pas cette montre connectée ? Il faut éviter de se suréquiper. Pour cela, il faut arbitrer ses usages du numérique. C’est tout l’enjeu de la sobriété numérique. Ensuite, il faut faire en sorte que ce qu’on fabrique dure le plus longtemps possible. La réparation, le réemploi et le reconditionnement sont nos alliés pour allonger la durée de vie. Moins s’équiper et faire durer sont vraiment les deux piliers fondamentaux d’une démarche Green it. Pour que nous, les utilisateurs, puissions allonger la durée de vie de nos ordinateurs et smartphones, il faut que les services numériques que nous utilisons soient écoconçus. Dans ce domaine, les pouvoirs publics et les collectivités ont un rôle à jouer aussi important que celui des GAFAM. En plus, l’écoconception permet de réduire la fracture numérique. Avec ces trois piliers, on adresse 95 % des impacts du numérique.

Quelle que soit l’échelle à laquelle on observe les impacts environnementaux du numérique, la fabrication des terminaux constitue, de loin, la première source d’impacts.

Le recyclage arrive seulement ensuite ?

Le recyclage de nos équipements numériques est une vue de l’esprit ! On collecte peu nos déchets d’équipements électriques et électroniques. Dans un pays exemplaire comme la France, nous sommes en dessous de 65 % de taux de collecte, ce qui est en dessous des objectifs de la Commission européenne. Sur ces deux tiers d’équipements collectés, nous recyclons très peu et très mal les matériaux qui sont coûteux d’un point de vue économique et environnemental. Il faut que nous progressions sur le recyclage. Cependant, il faudra encore des décennies, que nous n’avons pas devant nous, pour être efficaces dans ce domaine. L’enjeu est ainsi d’appuyer vite et fort sur la pédale de frein : fabriquer moins d’équipements et les utiliser plus longtemps. Tout ce qu’on entend sur les usages, comme supprimer ses mails ou utiliser un moteur de recherche écolo, c’est vraiment du détail à côté de la durée de vie et du taux d’équipement.

Cela demande de repenser tout ce que l’on a pu nous dire avant, c’est un changement de mentalité important.

Aujourd’hui, le réflexe pour régler un problème de développement durable est de sortir une application. Il faut en finir avec ce techno-solutionnisme qui ne fonctionne pas. Pour faut aller au bout de l’écoconception des services numériques, il faut supprimer tout le numérique possible en questionnant l’utilité du numérique et en assemblant de la low-tech avec de la high-tech. C’est ce qu’on appelle la slow-tech. Nous n’avons pas besoin du numérique de A à Z pour répondre à un administré.

J’ai un exemple hors collectivité : WeatherForce à Toulouse. Cette société calcule des prévisions pluviométriques sur un super calculateur bourré d’IA. Pour aider cette start-up à conquérir les pays émergents, nous avons écoconçu son application 4G, nous l’avons transformé en un simple SMS que l’instituteur ou le comptable de la coopérative agricole du village va inscrire sur un tableau noir avec une craie. Nous avons associé des êtres humains, un tableau et un supercalculateur pour informer les gens à l’autre bout du monde sur le bon moment pour planter ou récolter. Les bonnes pratiques identifiées sur ce projet s’appliquent aux applications métier des collectivités en France !

Dans les autres impacts, on trouve la santé et les ondes ?

Le deuxième impact, ce sont les radiations ionisantes. Elles sont issues de la fabrication des équipements, mais surtout de la production d’électricité en France et en Europe. L’électricité est produite à partir du nucléaire, et nous avons tous vu les conséquences d’un Fukushima ou d’un Tchernobyl. Alors heureusement, les centrales nucléaires sont maîtrisées en termes de rayonnement. Toutefois, il y a quand même un petit rayonnement résiduel. Au niveau mondial, nous avons un indicateur standard préconisé par la Commission européenne qui nous dit qu’en France, 28 % de l’empreinte du numérique, ce sont des radiations ionisantes qui peuvent avoir un impact sur la santé humaine.

Est-ce que la loi REEN peut aider à réduire l’empreinte environnementale et sociétale du numérique ?

C’est la première fois à l’échelle de l’histoire de l’Humanité qu’un pays légifère spécifiquement pour réduire les impacts environnementaux du numérique, cela envoie un signal. Au départ, cette loi était intéressante parce qu’elle était contraignante. Et puis, quand elle est passée à l’Assemblée nationale, elle a été vidée de sa forme contraignante.

Il reste seulement l’article 35. Il contraint les communes de plus de 50 000 habitants à quantifier l’empreinte environnementale du numérique à leur échelle, leur système d’information, et à l’échelle de leur territoire.

L’« empreinte environnementale » est un terme technique qui désigne la somme des impacts environnementaux. Donc toutes les communes de plus de 50 000 habitants vont devoir faire une analyse du cycle de vie (ACV) de leur numérique à leur échelle, et sur leur territoire, pour identifier les sources d’impacts et publier au plus tard le 1er janvier 2025 un plan d’action public et des objectifs chiffrés de réduction. À terme, toutes les collectivités et toutes les entreprises devront s’y plier, comme pour le bilan de GES réglementaire.

Selon vous, les collectivités ont un réel besoin de formation autour des enjeux du numérique responsable. Pourquoi ?

En effet, sans une solide formation avant d’attaquer les projets, élus comme agents font des « hors sujets », car, très souvent, ils sont victimes du greenwashing, omniprésent. Par exemple, concernant le bilan initial de l’article 35 de la loi REEN, nous voyons trop de DSI de collectivités qui pensent bien faire avec un bilan carbone, alors que l’État préconise une ACV respectueuse du PEF (« product environemental footprint » pour « empreinte environnementale du produit ») européen et du PCR (« product category rules » pour « règles des catégories de produits ») de l’Ademe. Nous leur apportons donc une base solide sur la réglementation et les méthodologies officielles, mais aussi sur tous les écueils à éviter. Nous leur donnons aussi les clés pour trier l’ivraie du bon grain, qu’ils s’agissent de prestataires ou de solutions dédiées. L’idée c’est de leur faire gagner du temps et d’économiser de l’argent public tout en atteignant des réductions d’impacts plus élevées.

De quels leviers disposent les collectivités pour mobiliser les habitants de leur territoire au sujet du numérique responsable ?

C’est surtout l’écoconception des services numériques qui constitue un levier à l’échelle du territoire. Si les services numériques d’une ville sont légers, les administrés peuvent conserver plus longtemps leurs appareils. Et on n’exclut pas les administrés les moins bien lotis techniquement.

Nous pouvons aussi mener des campagnes de sensibilisation pour augmenter le taux de collecte d’équipements à reconditionner et à recycler, voire même créer des filières locales de réemploi via lesquelles on crée des emplois locaux. Nous pouvons même aller vers le développement économique et l’économie sociale et solidaire.

L’un des volets du numérique responsable est-il l’inclusion ?

Tout à fait. Pour ne pas exclure, il faut tenir compte de l’altérité de notre territoire, de nos agents et de nos administrés. L’illectronisme, c’est un tiers de la population aujourd’hui. Concernant les handicaps, ils touchent quasiment toute la population française. En vieillissant, nous aurons probablement tous un handicap : sonore, visuel, cognitif, etc. Si on en tient compte, nous arrivons à des systèmes d’information et de gestion numérique qui excluent moins et donc que tout le monde peut utiliser.

Que manque-t-il du côté des habitants, comme des collectivités, pour passer à l’action sur ce sujet ?

Pour accepter de changer, il faut prendre conscience que le numérique a des impacts environnementaux et sociaux délétères et qu’il ne nous reste que trente ans de numérique devant nous.

Heureusement, il existe des solutions pour tendre vers un usage plus sobre et plus responsable du numérique. Dans un premier temps, l’enjeu pour les collectivités est d’agir vite et efficacement à l’échelle de leur système d’information. Une fois qu’elles maîtriseront la démarche de sobriété numérique après cette première expérience, elles pourront agir d’autant plus efficacement, dans un second temps, à l’échelle de leur territoire.

  1. L. no 2021-1485, 15 nov. 2021, visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France, dite « REEN ».
  2. Ademe, L’empreinte environnementale du numérique. Arcep sur l’empreinte environnementale du numérique en 2020, 2030 et 2050, étude, 2023, Arcep.
  3. Espelia et Green it, Sobriété numérique et collectivités territoriales : quels enjeux ?, étude, 2019.
  4. Crosscall est une entreprise française spécialisée dans la conception et la fabrication de téléphones mobiles et de smartphones robustes.
  5. Ademe, L’empreinte environnementale du numérique. Arcep sur l’empreinte environnementale du numérique en 2020, 2030 et 2050, étude, 2023, Arcep.
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