Ibrahima Fall : «Ce sont les collectifs de travail qui redonneront de l’attractivité aux métiers de la territoriale»

Le 17 mai 2024

Président fondateur de l’Institut du travail réel et auteur de l’essai L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? 1, Ibrahima Fall considère qu’il faut prendre en compte le travail réel pour transformer et préserver la santé des organisations, mais aussi assurer l’attractivité des métiers de la territoriale.

Ibrahima Fall

Ibrahima Fall est président du cabinet d’études et d’expertises en management Hommes & Décisions pour accompagner et aider les entreprises et les organisations en général à changer et à transformer par le réel, gage d’une performance soutenable. Il est aussi à l’initiative du think and do tank Institut du travail réel et a publié récemment l’essai L’Entreprise contre la connaissance du travail réel ?.

« Les dirigeants au défi de l’attractivité de la fonction publique territoriale » : que vous inspire ce thème qui a été au centre des Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS), organisés par l’Institut national des études territoriales (INET) les 5 et 6 décembre 2023 ?

Au-delà de mettre en place une politique pour bien attirer, le véritable enjeu est de retenir les personnes. L’attractivité peut masquer l’enjeu de la rétention, ce sont deux registres très différents. Les capacités pour attirer ne sont pas les mêmes que celles pour retenir. Pour retenir les professionnels, il faut leur offrir un « environnement capacitant », c’est-à-dire l’ensemble des ressources pour un environnement de travail de qualité. La stratégie visant à améliorer l’attractivité est nécessaire, mais pas suffisante. La priorité, à mon sens, est surtout d’améliorer les conditions du travail réel.

Comment faire bouger le management public, qui souffre trop souvent de lourdeurs administratives, du poids de la hiérarchie ou encore de « process » trop rigides ?

Tout d’abord, il faut éviter de céder à cette mode des « mots-valises » comme celui que vous utilisez : « management public ». Nous avons l’habitude de dire que « celui qui ne cède rien sur les mots ne cède rien sur les choses ». Je connais des « managers » dans le public, mais le « management public », je ne sais pas ce que c’est. Ce mot-valise donne aussi l’illusion qu’il existerait un « management public » et un « management privé ». Nous pouvons rencontrer des lourdeurs organisationnelles ou de conditions de travail aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public. Nous rencontrons aussi les mêmes maux du travail dans les deux univers. Cette croyance en un « management public » et en un « management privé » ne résiste pas aux faits, ce qui ne veut pas dire que le secteur public n’a pas de spécificités en termes de fonctionnement, tant s’en faut.

Sur le fond, ce qui use les agents, quel que soit le grade, ce sont les lourdeurs administratives et les excès de « process », qui sont souvent dus à ce que j’appelle une « réification2 du travail prescrit ». Cela veut dire qu’on pense le travail comme étant quelque chose que nous pouvons entièrement prescrire alors que depuis au moins 1916 par le truchement de Jean-Maurice Lahy, nous savons qu’il y a une irréductibilité du travail réel au travail prescrit. L’Institut du travail réel aide justement les entreprises et les organisations publiques à penser ce qu’est véritablement le travail. Aucune discipline seule n’est à même de comprendre le travail, notre institut a pour objectif de permettre aux organisations de penser le travail par les médiations conceptuelles adéquates, en croisant les disciplines pour que les transformations soient efficaces dans le temps et dans l’espace, pour que la santé de ceux qui travaillent soit préservée.

Ce qui est important est de penser la qualité du travail avant de penser la qualité de vie au travail (QVT). J’ai souvent coutume de dire qu’il faut mettre le travail réel au centre de l’attention et former les dirigeants sur ce sujet. Cela nécessite de rompre avec le mythe du travail exact, car, quelle que soit la qualité des prescriptions, le décalage entre le prescrit et le réel peut être minimisé, mais jamais résorbé. L’enjeu des organisations est donc de bâtir les conditions de la confiance pour permettre aux professionnels d’être capables de penser des solutions au plus près du terrain pour négocier avec le réel à bon escient. Cela nécessite de constituer des collectifs de travail et un environnement capacitant, avec des espaces de dialogue pour réfléchir sur la meilleure manière de réaliser le travail.

Faut-il un choc de simplification pour libérer le management et offrir du pouvoir d’agir aux agents et cadres publics ?

La simplification est une notion très importante. Il est nécessaire de procéder à cette simplification en réinterrogeant les processus et les modes opératoires au fil de l’eau. En revanche, il y a une difficulté majeure : certaines fonctions dans l’entreprise ont pour raison d’être la production de prescriptions. Nous avons, par exemple, vu que – lors de la crise du covid-19 – par la force des choses, la simplification s’est imposée d’elle-même. Maintenant que la crise est derrière nous, les professionnels de la prescription ont repris du service. Nous avons bien sûr besoin de prescriptions, mais la peur de l’incertitude nous fait croire que ces dernières sont plus efficaces que la confiance. Rien n’est moins sûr. La seule manière de se sortir de ce cercle vicieux est de penser les organisations à partir du travail réel. Il faut insuffler la subsidiarité et développer les conditions de la confiance. Cela nécessite de trouver le juste milieu entre l’excès de procédure et la relation de confiance.

Quelles bonnes pratiques managériales pourrions-nous insuffler dans les organisations publiques pour améliorer l’attractivité, les conditions de travail et tout simplement le management ?

La seule bonne pratique qui existe est de savoir qu’il n’en existe pas. N’oubliez pas : ce qui sauve un malade peut en tuer un autre. S’il y avait une bonne pratique, je dirais que c’est l’utilisation raisonnable de la raison qui se matérialise de différentes manières : écouter et entendre, revaloriser la parole au sein des organisations, placer le travail réel au centre des organisations, donner les ressources nécessaires (y compris des ressources psychologiques et sociales) aux acteurs et arrêter avec la phraséologie managériale ambiante avec tous ces mots à la mode (« leadership », « soft-skills », etc.). L’essentiel est de permettre aux personnes de pratiquer leur métier et de donner aux uns et aux autres les conditions nécessaires afin qu’ils effectuent un travail de qualité dans lequel ils se reconnaissent.

La stratégie visant à améliorer l’attractivité est nécessaire, mais pas suffisante. La priorité, à mon sens, est surtout d’améliorer les conditions du travail réel : c’est la clé pour retenir les professionnels et leur donner l’environnement adéquat pour exercer leur métier convenablement.

Les techniques du coaching, en vogue dans les organisations privées comme publiques, sont-elles une mode passagère et de la simple cosmétique sur le travail réel ?

Le coaching est souvent utilisé à un niveau individuel alors que, bien souvent, lorsque quelque chose va mal dans une organisation, c’est moins un problème individuel qu’un problème d’organisation du travail. Utilisés ainsi, les coachs peuvent être utiles pour faire supporter l’insupportable, c’est déjà très bien, mais si nous voulons régler les problèmes de fond, il faut plutôt « soigner » le travail. Et pour soigner le travail, il faut s’intéresser d’abord au travail réel et repenser le management. En effet, le management n’est pas une science, ce n’est pas non plus une compétence ni un art, c’est une pratique réflexive et politique (nécessité de ne pas perdre le sens du tout). L’ennemi du management est donc le déni du réel. Il y a un enjeu fondamental de formation des managers. Ces derniers doivent être capables de s’orienter dans la pensée et dans l’action, ce qui nécessite de l’imagination et de la sensibilité c’est-à-dire tout autre chose que les soi-disant « bonnes pratiques »… Dans les cursus de management (grandes écoles, universités, écoles d’ingénieurs, etc.), toutes les disciplines qui permettent de développer l’imagination, la sensibilité, le sens des responsabilités (l’histoire, la poésie, les mathématiques pures, etc.) ne sont pas au programme car non transformables en « recettes ». Nous formons dans ces institutions, non pas de futurs managers, mais de futurs préposés au management, avec le coût social que cela représente pour la communauté…

Ce qui est important, c’est de penser la qualité du travail avant de penser la QVT, le poème précède le commentaire pour reprendre une expression consacrée.

L’Institut du travail réel, qu’est-ce que c’est ?

L’Institut du travail réel3 est un espace de réflexion et d’exploration active sur l’objet du travail, son environnement et les hommes qui y sont parties prenantes. Produire et partager des connaissances actionnables sur le travail pour transformer convenablement et efficacement les organisations. L’Institut du travail réel est un think and do tank qui seul ou en partenariat, formule des propositions concrètes pour les entreprises et les professionnels qui veulent « soigner » le travail et la performance dans le temps et dans l’espace. Ses travaux portent sur l’ensemble des déterminants d’un travail non délétère et producteur d’une croissance soutenable en mobilisant plusieurs disciplines qui concourent à une meilleure connaissance de l’action collective : sciences de gestion, sociologie, ergonomie, histoire, clinique du travail, littérature, etc.

  1. Fall I., L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier, 2023, L’Harmattan, Dynamiques d’entreprises.
  2. Le dictionnaire Larousse définit ainsi le terme : « 1. En philosophie, processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique en être fixe, statique. 2. Transformation effective d’un rapport social, d’une relation humaine en “chose”, c’est-à-dire en système apparemment indépendant de ceux pour lesquels ce processus s’est effectué. »
  3. https://www.institutdutravailreel.org/
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