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«Il faut dépasser les méthodes et les outils pour entrer dans une nouvelle séquence de l’innovation publique»

Le 10 février 2023

Mathias Béjean est professeur des universités habilité à diriger des recherches (HDR) en sciences de gestion à l’Institut de recherche en gestion (IRG) de l’université Paris-Est Créteil. Sarah Fosse est responsable de la Mission innovation publique et numérique de l’Institut national du Service public (INSP). Olivier Hirt est responsable du développement de la recherche de l’ENSCI. Impliqués dans la chaire Innovation publique, ils ont contribué à l’organisation du colloque « Où en est l’innovation publique », l’un des temps forts du Mois de l’innovation publique qui s’est tenu en novembre 2022.

Quels étaient les objectifs de ce colloque ?

Mathias Béjean – Nous avions au départ trois ambitions : avoir un temps inaugural pour la chaire Innovation publique, un temps de réflexion et d’échanges entre innovateurs publics pour savoir où nous en sommes, et enfin créer un événement fédérateur qui rassemble la grande communauté de l’innovation publique : praticiens, chercheurs, responsables de l’innovation aussi bien au niveau de l’administration centrale qu’au niveau des collectivités locales.

Sarah Fosse – En 2017, la chaire Innovation publique était portée par l’École nationale d’administration (ENA) et l’ENSCI. En 2020, Sciences Po et Polytechnique ont rejoint la chaire pour créer une communauté de l’innovation publique. L’idée est d’avoir un espace où se rencontrent chercheurs et praticiens. Nous avons dû attendre le Mois de l’innovation publique en novembre 2022 pour marquer le coup avec ce colloque.

Olivier Hirt – Pour moi, il y a un aspect qui n’est pas anodin, c’est que le colloque se soit tenu dans les locaux de l’INSP. L’objectif étant d’amener ces approches dans ces lieux de formation des hauts fonctionnaires, c’est un marqueur important.

Une nouvelle séquence s’ouvre-t-elle pour l’innovation publique après « le temps des pionniers » et la « diffusion des pratiques » ?

Mathias Béjean – Le constat partagé est qu’il y a eu un temps des pionniers, même si la France accuse toujours un retard de dix ans par rapport à l’étranger, où cela a d’abord émergé (plutôt au début des années 2000). Le second temps a effectivement été celui de la diffusion. Aujourd’hui, si on brosse un état des lieux objectif de l’innovation publique en France, c’est très inégal : il y a une vraie dynamique de transformation publique, mais celle-ci reste très irrégulière. Question niveau, impact, profondeur et ampleur des transformations, c’est un constat en demi-teinte. De nouvelles approches, comme le design ou encore les sciences comportementales, se sont diffusées, mais pas forcément partout. La question aujourd’hui est de savoir si on peut aller vers des transformations plus importantes, plus en profondeur, mieux partagées, mieux « métabolisées » et réalignées l’innovation publique sur des enjeux plus larges : les défis sociaux, écologiques, numériques. Bref, sortir l’innovation publique de l’âge de l’enfance.

Sur la question des laboratoires d’innovation publique qui a notamment été abordée durant ce colloque, le constat est aussi en demi-teinte : pas mal de laboratoires sont en situation isolée, en mode « prestataire » pour réparer des services publics… Mais des laboratoires qui se saisissent ou traitent des problèmes plus systémiques, il y en a moins. Un des enjeux identifiés pour les faire grandir est de les ouvrir davantage sur l’écosystème et d’avoir des partenaires. Le passage pour les laboratoires dans ce deuxième temps plus mature, plus élaboré et aussi plus réflexif n’est pas encore acquis.

Sarah Fosse – La réflexivité est beaucoup revenue. Les laboratoires commencent à se réinterroger sur leur rôle et ont envie d’aller plus loin et plus en profondeur sur des problématiques plus larges. L’enjeu, et je suis d’accord avec Mathias, est de décloisonner et de sortir de l’innovation en silo.

Olivier Hirt – La question du sens est aujourd’hui très présente chez les innovateurs. On ne parle plus uniquement de « techniques d’innovation », mais aussi la nécessité de « repolitiser l’innovation publique ». Les méthodes et les outils ont participé à la diffusion de l’innovation, mais l’innovation ne se pense pas uniquement en termes de méthodes, de techniques. L’innovation publique, ce ne sont pas que des méthodes et des outils, mais aussi des enjeux plus larges. Est-ce que le travail en recherche peut être une voie pour consolider ces nouvelles approches ? C’est aussi un autre enjeu identifié : comment la recherche peut-elle contribuer à légitimer et inscrire sur le long terme les démarches d’innovation publique ?

Ne faut-il pas réaligner en priorité l’innovation publique sur les grandes transformations à l’œuvre, notamment la lutte contre le dérèglement climatique ?

Mathias Béjean – On touche, avec votre question, au sens de l’innovation publique : celle-ci doit aujourd’hui effectivement porter prioritairement sur les grands enjeux du moment, avec en tête le changement climatique. Durant ces deux jours de colloque, il y a eu plusieurs interventions aussi sur la justice sociale et la crise des démocraties… Ces thèmes deviennent des préoccupations majeures pour les innovateurs publics.

Olivier Hirt – Il faut aussi sortir de l’institutionnalisation pour innover et réfléchir à d’autres formats, d’autres approches pour faire grandir l’innovation publique. Par exemple, le département de Seine-Saint-Denis a eu pendant longtemps un laboratoire d’innovation publique, devenu aujourd’hui une « mission innovation » qui irrigue l’ensemble des services du conseil départemental. Voilà un nouveau format possible.

Sarah Fosse – La capitalisation des démarches d’innovation semble aussi plus simple à mettre en œuvre dans les collectivités territoriales qu’au niveau de l’État. La métropole européenne de Lille (MEL) présente durant ces deux jours en est l’illustration.

Justement, cela m’amène à la question sur l’innovation dans les territoires : les collectivités locales ne sont-elles pas mieux placées pour pratiquer l’innovation publique ?

Mathias Béjean – Les territoires ont la possibilité d’aller plus loin dans l’appropriation des méthodes et des approches nouvelles pour les pérenniser. La MEL est un exemple intéressant. Là où les administrations centrales ont eu tendance à isoler les laboratoires internes, cela n’a pas été vécu de la même manière dans les collectivités locales. La proximité est aussi un atout des laboratoires dans les territoires, mais il y a encore du travail pour diversifier.

Sarah Fosse – La nécessité de se mettre davantage en réseau et de donner plus de pouvoir d’agir aux cadres et aux agents pour favoriser l’innovation publique est ressortie de ce colloque.

Olivier Hirt – L’innovation territoriale renvoie à un ensemble d’actions plus larges que les initiatives de la DITP ou des laboratoires d’innovation. Se pose aussi la question du bottom up de l’innovation, du bas vers le haut : l’innovation peut être impulsée du terrain, pas toujours d’en haut.

Mathias Béjean – Une expérience comme « Où atterir ? », présentée lors du colloque par le laboratoire de Nouvelle-Aquitaine, La Base, montre que l’innovation peut aussi venir des territoires, des communautés plutôt que de l’institution…

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