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La promesse démocratique de la remunicipalisation

©Crédit : Rapport L’avenir est public. Vers la propriété démocratique des services publics, 2020.
Le 11 mai 2021

Avec les remunicipalisations dans le monde émergent de nouveaux modèles hybrides (coopératives créées avec le soutien des municipalités pour assurer certains services, ouverture du capital des sociétés publiques locales à des citoyens ou des structures de l’économie solidaire, gestion répartissant les rôles entre entité publique municipale et entités associatives ou coopératives). Tour d’horizon des différentes formes possibles de remunicipalisation.

Résumé

Depuis quelques années, on assiste à un mouvement modeste, mais réel de remise en cause de la privatisation et de réaffirmation du service public, de son efficacité et de ses valeurs. Nous avons recensé et étudié plus de 1 400 cas de « remunicipalisations » de services publics locaux dans le monde, dans des secteurs aussi divers que l’eau, les déchets, l’énergie, Internet ou le nettoyage. L’enjeu démocratique est toujours au cœur de ces remunicipalisations, mais selon des formes et des modalités diverses.

Refondation de la démocratie représentative, référendum, participation des usagers et des employés, structures délibératives innovantes visant à ouvrir la « boîte noire » de la gestion des services, modèles hybrides articulant secteur public, économie sociale et solidaire et citoyens, etc. Cet article propose un tour d’horizon des initiatives où s’invente le service public de demain, démocratisé et au service de sociétés démocratiques.

Il fut un temps où la privatisation a pu apparaître comme le seul horizon possible pour la gestion des services collectifs comme l’eau, les déchets, l’énergie et bien d’autres. Le secteur public semblait fatigué, asphyxié par les politiques de restrictions budgétaires, et le secteur privé, aidé par un cadre juridique et politique favorable à ses intérêts, avait le vent en poupe. À certains égards, en ce qui concerne les services locaux du moins, ce cycle est derrière nous. Ce mouvement de privatisation tous azimuts a rencontré de nombreuses résistances partout dans le monde, à l’intérieur des services publics eux-mêmes et de la part des citoyens, débouchant parfois sur un retour de services privatisés dans le giron public – ce que nous appelons « remunicipalisation » 1. Parallèlement, échaudés par leurs échecs et pour des raisons économiques, les grands acteurs du privé privilégient des formes moins visibles de privatisation – partenariats public-privé, contrats de service, gestion d’équipements, etc.

La promesse de la remunicipalisation n’est pas celle d’un simple retour au statu quo antérieur à la privatisation ; c’est celle d’un renforcement de la gouvernance et du contrôle démocratique.

De temps à autre, ces « remunicipalisations » font la une des médias. Mais en général, parce qu’il s’agit de développements par nature locaux et qui vont à l’encontre d’une certaine doxa dominante, elles passent inaperçues. C’est précisément pourquoi nous nous sommes embarqués à partir de 2014, grâce à la collaboration de syndicats, de chercheurs et d’organisations de la société civile du monde entier, dans une entreprise de recensement des cas de remunicipalisation. Dans notre publication la plus récente, L’avenir est public2, nous recensons à la fin 2019, 1 408 exemples dans 58 pays. Ces remunicipalisations sont pour partie concentrées dans certains secteurs et certains pays – l’eau en France, l’énergie en Allemagne – mais on en retrouve aussi bien en Amérique du Nord, en Asie et en Afrique, dans des domaines aussi variés que le nettoyage, l’Internet haut débit ou les services de santé. Très diverses, elles dessinent un mouvement modeste, mais réel, non seulement de réaction à la privatisation, mais de réaffirmation du service public au niveau local.

On nous objecte souvent que la différence entre « public » et « privé » ne serait pas si décisive que nous le suggérons – qu’il y a de nombreux services en gestion publique inefficients et bureaucratiques, fonctionnant de manière opaque. C’est indéniable. Il existe même des exemples de remunicipalisations et de renationalisations – par exemple, récemment dans la Hongrie de Victor Orbán – où les services n’ont été repris des mains du secteur privé que pour s’en réapproprier les profits et les distribuer aux proches du pouvoir. Le caractère « public » d’un service n’est pas à lui seul une protection contre la corruption, les abus ou l’inefficacité. Les défauts des services publics d’antan expliquent d’ailleurs qu’ils n’aient pas toujours été défendus de la privatisation par les citoyens et les consommateurs. La promesse de la remunicipalisation n’est pas celle d’un simple retour au statu quo antérieur à la privatisation ; c’est celle d’un renforcement de la gouvernance et du contrôle démocratique. On retrouve cette impulsion démocratique dans virtuellement tous les cas de remunicipalisations que nous avons étudiées, mais sous diverses formes et à divers niveaux qui se conjuguent ou non entre eux. Ce sont ces formes que nous allons décrire dans la suite de cet article.

« Reprendre le contrôle »

Tout d’abord, s’il est beaucoup question depuis des années de participation des citoyens, la remunicipalisation est généralement avant tout une réaffirmation de la démocratie représentative – du moins la démocratie représentative telle qu’elle est censée fonctionner, avec des documents fiables et complets, examinés et validés publiquement par des élus assumant leur pleine responsabilité.

La première motivation mise en avant par les dirigeants locaux qui ont fait ce choix est – bien plus qu’une quelconque hostilité idéologique au secteur privé comme celui-ci aimerait le faire croire – celle de reprendre la maîtrise ou le contrôle du service et de sa gestion, notamment sous l’angle financier. La privatisation des services publics implique en effet une dissymétrie d’information entre collectivités et prestataires privés, voire – lorsqu’elle est en place depuis des décennies comme c’était souvent le cas en France – une déperdition d’expertise et de compétences au sein même des collectivités, qui les empêchait d’assurer la supervision effective des délégations de service public. Reconstruire cette expertise est souvent un enjeu important de la remunicipalisation.

Évidemment, tous les élus n’optent pas pour la remunicipalisation. C’est pourquoi les mouvements citoyens opposés à la privatisation ou favorables à la remunicipalisation ont souvent utilisé l’arme de la démocratie directe, à travers le référendum (contraignant ou non pour les collectivités, selon les législations en vigueur). En Italie en 2010 et à Thessalonique en Grèce en 2014, des référendums ont ainsi été organisés contre la privatisation de l’eau. En Allemagne, des référendums d’initiative citoyenne ont mené à la remunicipalisation du réseau énergétique à Hambourg, et, à Berlin, à celle de l’eau et peut-être bientôt du logement social. C’est un moyen souvent efficace de passer outre la réticence des élus (ou de leurs services), sinon la collusion entre dirigeants politiques et secteur privé. La menace d’un référendum sur la remunicipalisation de l’eau à Barcelone a été prise suffisamment au sérieux par l’entreprise AGBAR (filiale de Suez) pour que celle-ci cherche aujourd’hui par tous les moyens juridiques à s’opposer à son organisation même.

Aller plus loin qu’un simple aménagement des instances de représentation en créant des structures parallèles de gouvernance, complémentaires aux organes comme le conseil d’administration, offrant de nouvelles prises aux citoyens et à la société civile.

Innovations participatives

Bien des exemples de remunicipalisation vont au-delà du seul cadre de la démocratie représentative classique, en introduisant des éléments de participation des usagers, des employés et des citoyens. Ces démarches traduisent le rejet d’un modèle de gestion « de haut en bas » commun aussi bien aux grands prestataires privés qu’aux services publics bureaucratisés. Il s’agit souvent d’une manière de « préserver l’esprit de la remunicipalisation » sur le long terme, une fois passé l’élan initial.

Une option presque évidente est d’ouvrir les conseils d’administration des services à des représentants des travailleurs, des usagers et/ou de la société civile. Beaucoup de services remunicipalisés l’ont fait, et c’est important, car cela donne une voix aux différentes parties prenantes dans leur gestion concrète. Mais cette ouverture des conseils d’administration a en pratique une portée limitée si les nouveaux venus restent minoritaires et si les « codes » de fonctionnement et les normes de performance restent inchangés. À la limite, les représentants des employés et des usagers ne font qu’apporter une caution symbolique à des décisions sur lesquelles ils n’ont pas réellement prise. Il est symptomatique à cet égard que même de grandes entreprises comme Veolia, spécialiste de la délégation de service public, se déclarent aujourd’hui favorables à l’intégration de représentants des usagers dans leurs organes de gouvernance…

Dans sa forme la plus ambitieuse, la démocratie participative implique d’aller plus loin qu’un simple aménagement des instances de représentation. Elle implique de modifier les rapports de force au sein même des services – en accordant davantage de place aux voix du terrain, celles des usagers et des employés – ainsi que d’ouvrir davantage la « boîte noire » de leur gestion au regard des citoyens. C’est ce qu’ont essayé de faire plusieurs collectivités en créant des structures parallèles de gouvernance, complémentaires aux organes comme le conseil d’administration, offrant de nouvelles prises aux citoyens et à la société civile. L’un des exemples les plus connus de ces démarches – d’ailleurs souvent copié – est l’Observatoire parisien de l’eau, mis en place parallèlement à la création en 2009 de la nouvelle régie municipale Eau de Paris dont le conseil d’administration a été ouvert à des représentants associatifs et syndicaux. Formellement, cet observatoire a le statut d’une commission extra-municipale : « L’objectif était de mettre en place un espace citoyen de vigilance et d’information, auquel les élus de la ville de Paris, les services administratifs et les agents d’Eau de Paris soient tenus de rendre des comptes, expliquait il y a quelques années Anne Le Strat, première présidente d’Eau de Paris3. Tous les actes, tous les rapports, toutes les délibérations relatives à la gestion de l’eau doivent être présentés à l’Observatoire avant d’être examinés par le Conseil de Paris. Initialement, beaucoup de gens étaient sceptiques, mais maintenant ils en voient l’intérêt. Ce n’est pas une simple chambre d’enregistrement, informée a posteriori, comme il en existe beaucoup. Certes, ce n’est pas un espace délibératif à proprement parler ; c’est toujours le Conseil de Paris qui prend les décisions. Mais on tient compte de leur avis et, ce qui est peut-être plus important encore, on doit leur présenter les informations de manière accessible. »

Un modèle similaire a été mis en place à Terrassa, la troisième ville de Catalogne, après la remunicipalisation de l’eau en 2018. L’Observatoire de l’eau de Terrassa fonctionne indépendamment de la commune, pour faciliter la participation des citoyens et la prise de décisions stratégiques. Son organe directeur est composé d’un représentant de chaque groupe politique, du gouvernement municipal, du personnel des services techniques, des entreprises, des groupes citoyens, des syndicats et des chercheurs universitaires locaux. À Hambourg en Allemagne, le gouvernement local a mis en place, pour accompagner la remunicipalisation du réseau énergétique et la création d’un fournisseur municipal, un conseil consultatif d’une vingtaine de représentants de la société civile, hébergé au sein de l’agence publique régionale, dont les réunions et les documents de travail sont publics, donnant aux citoyens l’opportunité de soumettre questions et propositions.

De l’aveu même de leurs promoteurs, ils requièrent des moyens supplémentaires et du temps pour favoriser l’appropriation par les citoyens des éléments les plus techniques. La bonne articulation entre ces mécanismes délibératifs et les instances décisionnelles « normales » n’est jamais totalement acquise. Mais c’est le prix à payer pour s’assurer que le service public reste « vraiment public », c’est-à-dire en phase avec la société et les besoins et aspirations des usagers, ce qui est sans doute un gage de plus grande efficacité à long terme.

Les formes hybrides de la « propriété publique démocratique »

L’exigence démocratique implique-t-elle donc de réinventer le sens même du « public » ? Étudiant les remunicipalisations dans le monde, nous voyons de plus en plus émerger de nouveaux modèles hybrides, qui ouvrent la palette des possibles au-delà du modèle classique du « public », étatique ou communal. Il peut s’agir de coopératives créées avec le soutien des municipalités pour assurer certains services. Ou bien d’ouverture du capital des sociétés publiques locales à des citoyens ou des structures de l’économie solidaire. Ou encore d’une gestion répartissant les rôles entre entité publique municipale et entités associatives ou coopératives.

Dans la ville allemande de Wolfhagen, par exemple, la coopérative qui a contribué au financement des éoliennes locales possède un quart de la société publique d’énergie ainsi que deux sièges à son conseil d’administration. En 2013, la ville anglaise de Plymouth et ses résidents ont créé la Plymouth Energy Community (PEC), une entreprise communautaire coopérative dont les bénéfices sont réinvestis dans la communauté. Diverses municipalités néerlandaises soutiennent l’association à but non lucratif Wireless Leiden pour fournir un accès Internet gratuit dans certaines parties de la ville de Leiden ainsi que dans les villes environnantes. La ville chilienne de Recoleta a favorisé la création d’une coopérative d’employés de l’ancien prestataire privé, à laquelle elle a confié le nettoyage de ses rues.

Il n’y a pas de modèle unique, mais ces nouvelles approches relèvent d’une orientation et d’une aspiration commune, que certaines théorisent comme des « partenariats public-communs » ou « partenariats public-citoyens ». Là encore, l’articulation entre la logique du « public » et celle des « communs » sous toutes leurs formes (collectifs citoyens, coopératives, etc.) ne va pas toujours de soi. Elle requiert une certaine inventivité institutionnelle.

Ce que traduisent aussi ces hybridations, c’est la volonté croissante des citoyens de « prendre les choses en main » dans tous les secteurs qui relèvent de la transition – énergie, alimentation, mobilité, etc. Les modèles industriels du passé, reposant fondamentalement sur une « délégation » à des entités techniques publiques ou privées, sont remis en cause au profit d’une plus grande responsabilisation de chacun – par exemple, la réduction, le recyclage et la réutilisation des déchets en lieu et place de l’envoi en décharge ou à l’incinération. Cette volonté citoyenne se traduit par la création de nouvelles structures coopératives ou associatives, mais aussi par l’engagement politique et l’arrivée dans les conseils municipaux de nouveaux élus (souvent d’ailleurs plutôt des élues) souhaitant engager des démarches profondes de transformation dans des secteurs spécifiques – l’alimentation, l’eau, les déchets, etc. On voit encore une fois que les différentes formes et niveaux de démocratisation des services publics – certains plus institutionnels, d’autres « de terrain » – ne sont pas incompatibles entre eux.

La démocratie en pratique

Ce que nous apprennent enfin les expériences de remunicipalisation, c’est que la démocratie n’est pas seulement une question formelle de pouvoir. Bien sûr, il s’agit de faire en sorte que les décisions de gestion, et les procédures et délibérations qui les précèdent soient les plus démocratiques possible, avec une participation ouverte et équitable de tous. Cette démocratie formelle est nécessaire, mais elle n’est pas une fin en soi. Ce qui est important, c’est qu’elle rend les services publics également plus démocratiques dans leur substance et dans leurs effets. Autrement dit, qu’elle les met au service de sociétés plus équitables et plus inclusives d’un point de vue social, économique et écologique. Nous en évoquons de nombreux exemples dans notre dernière publication, déjà citée. C’est bien là, de notre point de vue, la différence essentielle avec le modèle défendu par les géants du secteur privé.

Si le mouvement actuel de remunicipalisation est porteur d’une promesse de réinvention et de réaffirmation du service public, ce n’est pas seulement en raison de ses innovations démocratiques formelles, mais aussi parce que – de ce fait même – les services remunicipalisés apparaissent mieux à même de nous aider à faire face aux grands défis sociaux et écologiques auxquels nous avons à faire face, et en premier lieu à mettre en œuvre une véritable transition avec toute l’urgence nécessaire tout en préservant la justice sociale.

Reste une question de fond : jusqu’à quel point peut-on démocratiser seulement au niveau local ? Les élus locaux et les citoyens pourront innover autant qu’ils pourront, leurs efforts finiront immanquablement par se heurter à l’obstacle des normes et règles de marché édictées aux échelons nationaux et supranationaux, qui obéissent généralement à une tout autre logique. La démocratie naît au niveau local, mais aujourd’hui moins que jamais elle ne peut s’y limiter si elle veut avoir tout son sens4.

  1. Nous privilégions le terme générique de « remunicipalisation » pour des raisons historiques et symboliques, même s’il n’est pas toujours le plus exact, par exemple, lorsqu’il s’agit de services gérés au niveau intercommunal.
  2. https://multinationales.org/L-avenir-est-public-Ces-1400-remunicipalisations-qui-dessinent-les-contours-des
  3. Petitjean O., « Anne Le Strat : “La remunicipalisation a permis à Paris de mener une politique de l’eau plus durable et plus démocratique” », Observatoire des multinationales févr. 2015, https://multinationales.org/Anne-Le-Strat-La-remunicipalisation-a-permis-a-Paris-de-mener-une-politique-de
  4. Cet article repose presque entièrement sur la publication L’avenir est public. Vers la propriété démocratique des services publics, publiée en mai 2020, et en reprend certains passages textuellement. Le lecteur pourra également s’y référer pour en savoir plus sur certains des exemples que nous évoquons.
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