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Au-delà de l’isoloir…

La difficulté croissante à trouver des assesseurs et présidents de bureaux de vote incite régulièrement à se poser la question de la pertinence de ce cadre géographique.
Le 10 mars 2022

À quelques semaines de l’élection présidentielle, les regards se tournent vers les candidats et la campagne électorale bat son plein. Scrutin phare sous la Ve République, cette élection en ferait presque oublier toutes les autres alors même que les Français sont très régulièrement appelés aux urnes pour désigner des représentants nationaux ou locaux… ou plus ponctuellement répondre de manière binaire à une question posée par voie référendaire. Le taux d’abstention élevé (près de 66 % au premier tour des élections départementales et régionales en 2021) attire lui aussi l’attention sur les limites d’un système représentatif que certains décrivent comme « à bout de souffle » ou « désuet », avant de proposer des voies de modernisation.

Au-delà de ces critiques récurrentes, comment sont concrètement organisées les élections dans chacune des 35 000 communes françaises ? Qu’induit cette obligation pour les services municipaux ? Que signifie concrètement un scrutin ? De quelles marges de manœuvre disposent les organisateurs ? Comment améliorer le dispositif sans le remettre en cause ? Plusieurs pistes sont régulièrement mises en avant et méritent d’être étudiées, afin de renforcer ce qui constitue un temps fort de la vie démocratique de la Nation tout en respectant un certain nombre d’exigences de nature constitutionnelle.

Questionner le lieu du vote

Pourquoi cet ancrage communal ? Est-il encore adapté à une société urbanisée et en réseau ? Fabien Conord revient sur ce choix très politique d’organiser les élections dans chacune des communes1, au nom d’un lien historiquement fort entre le cadre géographique communal et la démocratie locale, tout en pointant les limites du système actuel et d’une organisation par bureaux de vote qui ne tient pas nécessairement compte des évolutions démographiques. Évidemment, des contingences très matérielles conduisent au statu quo, tant la révision des listes électorales est un chantier titanesque et par définition sans fin. L’expertise acquise par les services municipaux en la matière est incontestable, mais obère dans le même temps toute possibilité d’évolution à court ou moyen terme. Car, après tout, pourquoi sanctuariser ainsi le cadre communal pour toute élection ? L’impératif de proximité s’entend, mais la difficulté croissante à trouver des assesseurs et présidents de bureaux de vote incite régulièrement à se poser la question de la pertinence de ce cadre géographique. Des propositions d’urnes itinérantes sont également mises en avant, en dépit des problèmes de sécurité que cela ne manquerait pas de poser.

Revoir le calendrier électoral

Comme bien d’autres observateurs, Romain Rambaud s’interroge sur le rythme électoral, sa régularité et sa trop haute fréquence2 : ne parle-t-on pas parfois « d’embouteillage électoral » pour dénoncer ces élections à répétition ? C’est d’ailleurs paradoxal puisque les Français estiment parfois ne pas être suffisamment consultés et regrettent le faible nombre de référendums organisés. L’idée de regrouper les élections sur un temps limité, concevable pour les élections locales pour lesquelles la durée du mandat est la même (six ans) présente ainsi d’incontestables atouts, mais risquerait d’alimenter la confusion entre les enjeux électoraux et les différents scrutins.

Les critiques, récurrentes, quant au maintien à l’identique des élections à l’heure du web 2.0 et des réseaux sociaux, doivent ainsi être prises comme une simple volonté d’adapter cet exercice à son époque et en aucun cas comme une remise en cause de l’importance du scrutin et de son caractère irremplaçable.

Mais la question du calendrier électoral, largement illustrée par les débats autour de la tenue des élections municipales au printemps 2020 (et les mois qui ont séparé les deux tours), c’est aussi celle de la durée du temps du vote : pourquoi se limiter à un dimanche de 8 h 00 à 18 h 00, 19 h 00 voire 20 h 00 dans les plus grandes villes ? N’est-il pas envisageable d’allonger la période de vote sur plusieurs jours, afin de permettre au plus grand nombre de voter ? Certes, cela ne ferait qu’accroître les problèmes de logistique et de recrutement d’assesseurs et de présidents de bureaux, mais pourrait donner lieu à un exercice démocratique plus serein et moins théâtralisé.

Enfin, se pencher sur le calendrier électoral pour tenter de réduire le taux d’abstention conduit inévitablement à poser la question du vote obligatoire, sur le modèle de la Belgique dont on connaît par ailleurs les limites. Il s’agit là encore d’une idée régulièrement avancée, mais dont la mise en œuvre concrète semble peu probable pour des raisons essentiellement culturelles.

Faciliter l’organisation matérielle

Un des enjeux de l’organisation des scrutins repose sur les questions logistiques et matérielles. Comment – très concrètement – s’assurer du bon déroulement du vote, avec une mise en place correcte du matériel de vote, une bonne installation des isoloirs et tables de vote, une signalisation satisfaisante des bureaux, une circulation confortable des électeurs ou encore un dépouillement serein ? Comment croiser des contraintes juridiques avec des impératifs matériels et de sécurité ? Comment veiller à la qualité de l’accueil des citoyens sans porter atteinte à la sincérité du scrutin et au strict respect de toutes les candidatures ? Comment enfin assurer le bon déroulement du scrutin avec un nombre d’assesseurs et scrutateurs en baisse constante ? Là encore, la crise sanitaire due au covid-19 a révélé au grand public des difficultés déjà bien présentes lors des différentes opérations électorales, mais qui se sont trouvées accentuées par la crainte de la pandémie. Particulièrement bien placé pour analyser toutes ces interrogations au sein du ministère de l’Intérieur, Marc Tschiggfrey revient sur la manière dont les élections municipales ont pu se dérouler dans des conditions sanitaires particulièrement complexes en 20203 et traduit ainsi la préoccupation constante de l’État quant aux conditions matérielles d’organisation des différents scrutins.

La difficulté croissante à trouver des assesseurs et présidents de bureaux de vote incite régulièrement à se poser la question de la pertinence de ce cadre géographique.

Alors que certaines communes – à travers leurs maires – se sont tout de même indignées du faible accompagnement de l’État lors des élections de 2020 en pleine crise sanitaire, les mesures prises durant cette période ont démontré toute la vigilance des autorités gouvernementales, mais aussi des juridictions (administratives et constitutionnelles) pour que puissent se tenir les scrutins dans les moins mauvaises conditions.

Envisager d’autres modalités de vote

Faut-il remettre en cause la manière dont le vote est aujourd’hui réalisé ? Le « cérémonial » de l’isoloir et de l’urne est-il désuet et désormais inadapté ? À l’heure des réseaux sociaux et autres sondages en ligne, peut-on encore espérer mobiliser les électeurs dans un gymnase mal chauffé l’hiver et torride l’été ? Cette question n’est pas nouvelle, elle s’est néanmoins de nouveau posée avec acuité du fait de la détérioration de la situation sanitaire et des diverses mesures de confinement ou tout au moins de distanciation décidées par le Gouvernement. En d’autres termes, est-il judicieux de maintenir des bureaux de vote physiques alors que le vote à distance pourrait résoudre toutes les difficultés ?

Pierrick Gaudry et Véronique Cortier4 d’un côté, et Caroline Faure5 de l’autre, apportent ainsi des réponses solidement argumentées tant sur le plan de la science politique que sur le plan de la sécurité pour repousser à ce stade le recours au vote électronique. Outre le fait qu’il ne garantit en rien le secret du vote – qui en effet peut garantir que l’électeur vote alors librement ? – et ne pourrait en aucun cas remplacer intégralement la tenue de bureaux de vote, ce recours au vote en ligne pose de sérieuses questions de sécurisation des opérations et des résultats. L’expérience des machines de vote électronique dans certaines communes a déjà montré les limites – purement techniques ici – de ce système. Mais un vote électronique à distance ne ferait qu’amplifier les risques de piratage ou autre manipulation totalement incompatible avec l’impératif de sincérité du scrutin.

D’autres pistes peuvent être évoquées, telles que le vote par correspondance qui semble présenter d’autres risques, mais permettrait peut-être d’augmenter sensiblement la participation électorale. L’imagination n’est pas en reste dans ce domaine et toute piste de modernisation est sans doute bienvenue. Mais il faut toujours veiller à garantir le secret du vote et s’assurer que l’électeur puisse vérifier par lui-même la bonne destination de son bulletin. Cette question de la confiance en l’élection est en effet primordiale, car toute rupture en la matière constitue une atteinte à la démocratie elle-même.

En résumé, au-delà des questions informatiques ou pratiques, c’est aussi le lien entre l’électeur et la vie politique qui risquerait de s’en trouver distendu : le passage dans l’isoloir revêt en effet une dimension symbolique qu’il ne faut pas minimiser. La première fois où un électeur vient voter constitue ainsi un grand moment pour la personne concernée, alors même que l’acte en lui-même pourrait apparaître comme insignifiant. L’émotion, la fierté de participer à la désignation de représentants, le sentiment d’appartenance à la Nation (d’autant plus fort pour les ressortissants de l’Union européenne qui peuvent voter aux élections municipales) et l’impression du devoir (électoral) accompli s’entremêlent à l’occasion du vote et contribuent à la transformation de l’habitant en citoyen.

Se comparer pour se consoler

La situation française a par définition ses particularités et ses justifications. Une comparaison internationale, telle que celle proposée par Paul Gibson6, permet néanmoins d’en relativiser les spécificités dans la mesure où un certain nombre d’interrogations se pose dans de nombreuses démocraties. L’observation attentive de l’élection présidentielle américaine par exemple, comme d’autres scrutins ailleurs dans le monde, montre que les difficultés et limites précitées ne sont pas franco-françaises. Faut-il s’en réjouir ? Certainement pas, tant cela traduit une crise généralisée de la représentation et de ses modalités. L’intérêt pour des démarches de démocratie participative ne doit pas faire illusion pour autant : celles-ci ne sont pas exemptes non plus de critiques et faiblesses, et les usages qui en sont faits çà et là illustrent parfaitement les imperfections des dispositifs. La faible mobilisation citoyenne fait ainsi directement écho à la forte abstention lors des élections, par exemple. Pire, les électeurs présentent un profil sociologique sensiblement plus varié que celui qui caractérise les personnes qui s’engagent dans des démarches participatives. La démocratie reste un idéal dont la réalisation est toujours à parfaire et consolider, l’organisation des élections partout dans le monde se heurtant aux mêmes difficultés.

En 2020 et 2021, des différences importantes sont néanmoins apparues et la France s’est trouvée particulièrement isolée en ce qui concerne l’abstention aux élections municipales. Certes, en Europe, classiquement, les traditions du vote sont plus ou moins ancrées, les niveaux de participation varient d’un pays à l’autre, mais la France a tout de même battu de plus de dix points son propre record d’abstention à l’occasion du premier tour des régionales le dimanche 20 juin 2020 : il s’agit même du taux d’abstention le plus élevé, tous scrutins confondus (hors référendum). Dans la même période, dans l’Union européenne, des scrutins ont également eu lieu en plein pic épidémique et ont abouti à un taux de participation bien plus élevé. Certains États ont ainsi eu recours à un vote par anticipation, solution proscrite en France depuis 1975 en raison de fraudes, au profit du vote par procuration. Si l’Allemagne a confirmé son penchant déjà ancien pour le vote par correspondance, les Pays-Bas ont quant à eux opté pour un étalement de l’élection sur trois jours.

Le congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, gardien du bon déroulement des élections locales

Le congrès des pouvoirs locaux et régionaux est l’assemblée politique paneuropéenne représentant les autorités locales et régionales des 47 États membres du Conseil de l’Europe. Son rôle est de promouvoir la démocratie locale et régionale, d’améliorer la gouvernance locale et régionale et de renforcer l’autonomie des pouvoirs locaux, conformément aux principes énoncés dans la Charte européenne de l’autonomie locale du 15 octobre 1985. Il est composé de 648 membres disposant d’un mandat électif au sein d’une collectivité locale ou régionale dans un des pays membres, représentant plus de 150 000 collectivités territoriales dans les États membres.

Il a deux missions principales qui concernent l’organisation des élections locales dans chacun des 47 États membres. Il y a tout d’abord le contrôle de l’application de la Charte européenne de l’autonomie locale sous la forme de missions dans les États membres effectuées par des membres du congrès. Cette activité de monitoring conduit régulièrement à nombreuses réformes législatives dans les pays concernés. Mais c’est surtout la seconde mission qui vise directement la question des élections dans les États : des délégations d’observation sont organisées à la demande officielle des autorités nationales concernées. À l’issue de la mission d’observation, une déclaration préliminaire est faite par la délégation du congrès et un rapport est ensuite préparé et présenté à la session du congrès, qui comprend une analyse de la campagne électorale, le jour du scrutin, ainsi que des recommandations et/ou améliorations à apporter.

Écouter les assesseurs

Si l’organisation des élections est un défi pour les communes, elle n’en demeure pas moins un moment singulier pour la vie démocratique en général et pour l’implication citoyenne en particulier. Élisabeth Dau a ainsi recueilli trois témoignages particulièrement intéressants auprès d’assesseurs7 qui reviennent sur leur expérience de la tenue d’un bureau de vote, de l’ouverture matinale et l’accueil du premier électeur jusqu’au dépouillement, véritable point d’orgue de la journée. Ces propos, ces scènes de vie démocratique ainsi racontées, peuvent paraître insignifiants et anecdotiques. Ils constituent pourtant des témoignages passionnants de choses vécues par ces personnes généralement invisibles, assises derrière la table de vote, mais dont la simple présence garantit le bon déroulement du scrutin. Lire leurs récits permet ainsi de mieux saisir les tensions rencontrées, les difficultés éprouvées, mais aussi cette satisfaction non feinte de contribuer à la pleine réalisation de la démocratie. Certes, le temps s’écoule parfois lentement lorsque l’on tient une urne, mais la rencontre avec les électeurs, les discussions avec les autres assesseurs, les anecdotes et l’excitation du dépouillement compensent largement les inconvénients de cet investissement bénévole et citoyen.

« Élections, piège à cons »

C’est en 1973 que Jean-Paul Sartre écrit dans la revue Les Temps modernes un court texte titré « Élections, piège à cons » 8 dans lequel il ne remet pas en cause le principe démocratique, mais simplement son mode de fonctionnement. Le philosophe est favorable à une expression directe, qui ne passe pas par un intermédiaire et donc des représentants, ou alors uniquement dans un cadre très limité. Pour lui, les scrutins en France et en Europe occidentale sont très éloignés de ses exigences en la matière : « L’isoloir planté dans une salle d’école ou de mairie est le symbole de toutes les trahisons que l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie. »

En réalité, Jean-Paul Sartre reprend ici une réflexion et un argumentaire largement développés durant les événements de mai 1968 en France. En effet, le 30 mai, le général de Gaulle, président de la République, entend mettre fin aux contestations et affrontements en ayant recours à la dissolution de l’Assemblée nationale et en organisant de nouvelles élections législatives afin de renforcer la majorité politique favorable au gouvernement de Georges Pompidou. C’est à cette occasion que plusieurs mouvements d’extrême gauche dénoncent cette convocation des Français aux urnes comme un « vol de la liberté » et une « négation de la démocratie ». Ces opposants, que d’aucuns surnomment « les enragés », affirment ainsi haut et fort le message suivant : « élections = trahison », qui n’est pas sans lien avec la formule plus imagée que reprendra quelques années plus tard Jean-Paul Sartre.

Au grand dam de ceux qui rêvaient d’être surpris, les coulisses des élections ne regorgent donc pas de surprises, mais relèvent plutôt d’une certaine austérité : tout y est minutieusement préparé, juridiquement organisé et savamment anticipé. Il est vrai que ce temps fort de la démocratie ne peut pas se permettre le moindre accroc, au risque de discréditer l’ensemble du processus électoral. Cette apparence de contrôle et cette impression de sérénité ne doivent pas pour autant occulter l’importance de ce qui s’y joue et le stress du moment. Les critiques, récurrentes, quant au maintien à l’identique des élections à l’heure du web 2.0 et des réseaux sociaux, doivent ainsi être prises comme une simple volonté d’adapter cet exercice à son époque et en aucun cas comme une remise en cause de l’importance du scrutin et de son caractère irremplaçable.

  1. Conord F., « Voter dans sa commune, une proximité sujette à débats », Horizons publics janv.-févr. 2022, n25, p. 36-41.
  2. Rambaud R., « Le droit électoral au chevet de la démocratie », Horizons publics janv.-févr. 2022, n25, p. 48-53.
  3. Tschiggfrey M., « Élections et crise sanitaire », Horizons publics janv.-févr. 2022, n25, p. 42-47.
  4. Cortier V. et Gaudry P., « Les enjeux du vote électronique », Horizons publics janv.-févr. 2022, n25, p. 54-59 ;
  5. Faure C., « Le vote électronique peut-il supplanter l’isoloir ? », Horizons publics janv.-févr. 2022, n25, p. 60-65.
  6. Gibson P., « Organisation des élections : comment font les autres pays ? », Horizons publics janv.-févr. 2022, n25, p. 66-73.
  7. Dau É, « Récits de la tenue d’un bureau de vote », Horizons publics janv.-févr. 2022, n25, p. 30-35.
  8. Sartre J.-P., « Élections, piège à cons », Les Temps modernes janv. 1973.
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