De la peste au Covid-19 : Albert Camus au cœur de l’anticipation

La Peste d'Albert Camus
Couverture du livre La Peste d'Albert Camus - Collection Folio (Gallimard)
©Editions Gallimard
Le 18 septembre 2020

Plébiscitée en Italie, redécouverte en France comme bon nombre d’autres pays, La Peste d’Albert Camus s’est imposée comme le livre de chevet des confinés durant la crise sanitaire du printemps 2020. Pourquoi ? Comment ? Et en quoi cet ouvrage, paru en 1947, peut-il faire écho aux ravages du Covid-19 ?

Certes, l’isolement et l’enfermement inhérents au confinement rendaient sans doute les lecteurs plus sensibles à cette œuvre majeure dont l’action se déroule à Oran dans les années 1940, où une mort mystérieuse frappe de très nombreux rats puis les êtres humains : il s’agit alors d’une épidémie de peste. Totalement inventée par l’auteur pour les besoins de sa narration et de sa démonstration, cette tragédie sanitaire n’en a pas moins demandé un énorme travail préalable de documentation à Albert Camus, soucieux de ne pas écrire de choses inexactes et d’être le plus possible au fait de ce type d’épidémie et de sa prophylaxie. Présenté traditionnellement comme une parabole de la résistance contre le nazisme, ce roman peut toutefois se lire à plusieurs niveaux comme une lutte contre l’oppresseur, quel qu’il soit et surtout aussi peu visible qu’il soit. C’est à ce titre que la lutte – « la guerre » même pour paraphraser le président de la République – contre le covid-19 n’est pas sans similitudes troublantes avec certains passages de l’ouvrage d’Albert Camus.

L’action des autorités

La première ressemblance tient aux réactions des institutions et aux moyens mobilisés pour se protéger du mal et tenter de l’anéantir. Dans le roman comme dans la réalité, les autorités publiques minimisent d’abord le danger (« simple fièvre » dans le roman, « grippette » selon certaines autorités en 2020) et tardent à réagir. Des mesures de confinement sont prises mais elles sont imparfaites et critiquées, voire contournées. Selon les autorités, la population elle-même ne se comporte pas de manière toujours irréprochable et éprouve quelque difficulté à respecter strictement le confinement. Pour sortir d’Oran, il faut ainsi une attestation dérogatoire, rappelant incontestablement les restrictions de circulation imposées au printemps dernier lorsqu’on quittait son domicile. De même, de petits trafics se développent et alimentent un marché noir – comme certains ont pu s’y essayer avec les commandes de masques au printemps 2020 – alors que de nouvelles solidarités se font jour, notamment en direction des personnels soignants et de leurs enfants, soit spontanément, soit grâce à des mesures d’encouragement décidées par les collectivités territoriales.

La réaction des populations

Le deuxième parallèle que l’on peut établir entre les deux crises tient justement à la réaction de la population : à Oran, celle-ci se déplace dans la rue avec un foulard ou un « masque de gaze désinfectée » dès lors que la peste revêt une forme pulmonaire. Quelle ressemblance avec le port du masque qui s’est progressivement imposé en 2020 ! De même, l’autre devient un danger potentiel puisqu’il peut porter le virus et étendre l’épidémie sans même le savoir. Ainsi, dans les deux cas, les habitants inquiets, attendent patiemment la livraison d’un produit miracle : à Oran, il s’agissait d’un sérum venant de métropole et en 2020 il s’est agi de masques commandés massivement (mais tardivement) auprès de fournisseurs souvent localisés en Asie. Dans les deux cas, un dramatique point commun : l’absence de stocks de sécurité disponibles en nombre suffisant. Les réactions de la population sont par ailleurs très variables et dépendent d’abord et avant tout du milieu social. « On demandait des mesures radicales, on accusait les autorités, et certains qui avaient des maisons au bord de la mer parlaient déjà de s’y retirer », écrit ainsi Camus en 1947. Ce n’est pas sans rappeler les critiques essuyées par celles et ceux qui, en 2020, avaient la possibilité et ont décidé de vivre le confinement dans leurs résidences secondaires… au risque d’y transporter le virus.

Présenté traditionnellement comme une parabole de la résistance contre le nazisme, ce roman peut se lire à plusieurs niveaux comme une lutte contre l’oppresseur […]. C’est à ce titre que la lutte contre le covid-19 n’est pas sans similitudes troublantes avec certains passages de l’ouvrage d’Albert Camus.

Le rapport au temps

Une autre similitude est flagrante : celle du rapport au temps. D’abord, parce que dans les deux cas les premiers effets du virus apparaissent à la fin de l’hiver (début avril pour La Peste et début mars pour le covid-19) et s’installent dans la durée (près d’une année dans le roman de Camus). Ensuite, parce que dans La Peste comme dans la crise sanitaire de 2020, le calendrier habituel disparaît et chacun lui substitue un décompte tel que la « quatrième semaine de peste » ou le « 43jour de confinement ». On se place ainsi délibérément en dehors du temps ordinaire, comme si une parenthèse s’était ouverte et que l’on attendait simplement qu’elle se referme. La crise est aussi un temps où les rumeurs et autres « fake news » se diffusent rapidement : tant dans La Peste (« le vin probe tue le microbe ») qu’en 2020 où les origines du virus donnent lieu à de multiples interprétations et alimentent les récits des complotistes.

Les héros du quotidien

Une quatrième ressemblance s’impose : celle du rôle joué par les héros du quotidien, ces personnes habituellement invisibles mais que la lutte contre le virus révèle au grand jour : le personnel médical, bien-sûr, mais aussi tous les agents des services publics ou les employés de la grande distribution qui réfutent ce qualificatif de « héros » mais savourent tout de même la reconnaissance qui leur est enfin accordée. Parce qu’Albert Camus entend privilégier la dimension humaine, il honore ainsi un employé de bureau qui s’emploie à débuter l’écriture d’un roman et qui s’appelle « Grand »… alors que tout le désignerait en temps normal à se faire tout petit, tant il éprouve des difficultés à mener à bien son projet littéraire. Combien sont-ils à pouvoir s’identifier à lui ? Combien de personnes n’apparaissant pas sur le devant de la scène en temps normal se sont soudainement retrouvées sous les feux des projecteurs, applaudies aux balcons et aux fenêtres à 20 heures tous les soirs ? À l’inverse, combien d’artistes et personnages publics, habitués des caméras et de la presse, ont vécu le confinement comme une éclipse imposée et ont cherché à exister via les réseaux sociaux ou les moyens modernes de communication ?

La sortie de crise

La cinquième similitude que l’on peut relever entre l’œuvre d’Albert Camus et la crise du covid-19 tient à l’issue de la crise : « À mesure que les jours passaient, on se mit à craindre que ce malheur n’eût véritablement pas de fin et, du même coup, la cessation de l’épidémie devint l’objet de toutes les espérances », écrit Camus et cela n’est pas sans rappeler les espoirs entretenus dans le déconfinement : départements classés rouges ou verts, 11 mai ou 2 juin 2020, gestes barrières et distanciation physique, autant de mesures gouvernementales exposées le plus pédagogiquement possible et qui n’ont eu pour résultat que de nourrir l’impatience des populations à sortir du confinement. Si l’épidémie de peste a duré près d’un an à Oran, nul ne sait à ce jour combien de temps encore le virus du covid-19 menacera l’espèce humaine sur l’ensemble des continents.

Si l’épidémie de peste a duré près d’un an à Oran, nul ne sait à ce jour combien de temps encore le virus du covid-19 menacera l’espèce humaine sur l’ensemble des continents.

L’atteinte aux libertés

La dernière similitude prêtera sans aucun doute à débat, mais elle est pourtant troublante. Elle porte sur la description, en filigrane, du régime politique et des limites des démocraties face à la montée du totalitarisme. Pour Camus, en 1947, La Peste est incontestablement un appel à la résistance et à la libération, au lendemain d’une Seconde Guerre mondiale où le nazisme a semé la terreur. Évidemment, en 2020, le contexte est différent et les pays européens touchés de plein fouet par le covid-19 – Royaume-Uni, Italie, Espagne et France en tête – constituent des États de droit où les principes démocratiques sont proclamés et garantis. Pour autant, la crise sanitaire a débouché sur des situations d’état d’urgence dans lesquelles certaines libertés fondamentales ont été suspendues : la liberté de circulation, la liberté de manifestation et même la liberté d’expression dans une certaine mesure. La chaotique mise en place d’applications pour smartphones de type StopCovid a mis en lumière les craintes persistantes sur un contrôle excessif de la part de l’État des déplacements et relations individuelles. La persistance d’une législation d’exception au-delà même de la période de stricte menace sanitaire témoigne également d’une tentation étatique toujours bien réelle de restreindre certaines libertés, pourtant constitutives de nos démocraties contemporaines.

« La peste pouvait venir et repartir sans que le cœur des hommes en soit changé », écrivait Camus en 1947. Il en va malheureusement de même du covid-19 dont la menace continue de planer sur nos sociétés et affecte nos relations humaines de manière durable et profonde. « L’honnête homme, celui qui n’infecte presque personne, c’est celui qui a le moins de distraction possible », rappelait ainsi Camus dans La Peste. En 2020, s’achemine-t-on irrémédiablement vers un modèle de société tellement aseptisé qu’il en devient ennuyeux et déprimant ?

La Peste d'Albert Camus
Couverture du livre La Peste d'Albert Camus - Collection Folio (Gallimard)
©Editions Gallimard
×

A lire aussi