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La comptabilité CARE-TDL au service de l’agroécologie

Le 16 mai 2022

Cette nouvelle méthode vise à inscrire au bilan des entreprises une dette écologique ce qui implique ensuite des investissements pour rembourser cette dette. Construire de nouvelles ruches si l’on utilise des pesticides dans ses cultures avec une traduction comptable via l’amortissement de ces actions en faveur de l’environnement. Mais au-delà de la technique comptable, c’est surtout la gestion collective, par exemple de la biodiversité, qui est en jeu avec la fixation d’objectifs de préservation et leur suivi par l’ensemble des parties prenantes. Le débat démocratique, la controverse porteuse de solutions contre la seule compétition forcénée entre les acteurs et la maximisation des profits. Deux systèmes comptables pour deux conceptions de la société.

Certes la matière est un peu ardue, peu connue du grand public et éloignée des scènes internationales de la lutte contre le changement climatique. Pourtant, il s’agit d’un élément essentiel dans la conception et le fonctionnement des sociétés : les règles comptables. Mesurer, compter, ont toujours été des enjeux majeurs, par exemple pour les empires coloniaux qui imposèrent leurs différents systèmes métriques et comptables aux pays qu’ils colonisèrent afin de contribuer à établir des administrations coloniales.

A l’ère de l’anthropocène et alors que nous allons de Cop en Cop et de rapports en rapports du Giec, dont le président a reconnu en février dernier que “Les enjeux en matière de lutte contre le changement climatique « n’ont jamais été aussi élevés », le système de pilotage de nos activités économiques autrement dit la comptabilité, référentiel commun, est-il adapté aux défis environnementaux et notamment à la transition agroécologique ? Il semblerait bien que non.

“Lorsque une société vend du bois issu de la déforestation de la forêt amazonienne, la comptabilité utilisée aujourd’hui va seulement prendre en compte des flux. La perte en termes d’environnement, les dégâts sur la biodiversité, tout comme ceux sur les populations locales ne sont absolument pas comptabilisés mais vus comme des externalités. Pourtant, à côté des capitaux financiers, les capitaux naturels et les capitaux humains existent et devraient être pris en compte, ce que signifie d’ailleurs le mot comptabilité”, explique Michel Lemonnier, membre du bureau de la Fédération nationale des Cuma (coopératives d’utilisation de Matériel Agricole) et ancien agriculteur. On pourrait également prendre l’exemple des grandes cultures en France qui, en utilisant des insecticides, contribuent à la destruction des abeilles sans pour autant que les acteurs économiques neutralisent ce phénomène qui pourrait s’avérer fort préjudiciable s’il nous rendait “insolvable” en termes d’insectes pollinisateurs !

Préserver le capital naturel, comptabiliser les budgets nécessaires

Au passif du bilan de n’importe quelle entreprise devraient donc figurer, suivant ce raisonnement qui est le fondement d’une nouvelle méthode de comptabilité dénommée CARE-TDL (voir pages xxxx du dossier), trois types de capitaux : financier, naturels (l’eau, l’air, le sol, la biodiversité, les forêts, etc.) et humains (le patrimoine, les employés, les voisins, la société civile etc.), inscrits en tant que dettes dans les bilans. Ainsi, la notion même de capital financier exprime bien une dette de l’entreprise envers celui ou ceux qui la possèdent à savoir, actionnaire, fondateur, banques etc. Or, depuis sa création par des marchands vénitiens, la comptabilité a bien eu pour objet de préserver ce capital financier, d’assurer à celui qui investit dans une structure que son investissement ne soit pas perdu à la fin.

Mais rien de tel n’a été mis en place que ce soit pour les ressources naturelles ou humaines et évaluer la solvabilité des entreprises vis-à-vis de ces capitaux. Depuis plus de deux siècles Etats et entreprises se sont contentés de puiser sans compter, sans “prendre en compte”, sans aucune volonté de préserver puisque selon un dogme longtemps en vigueur “la nature ne coûtait rien” et ses ressources disponibles à l’infini !

La situation s’est même aggravée depuis les années 70 avec la financiarisation de l’économie et l’introduction des normes de comptabilité IFRS d’inspiration anglo-saxonnes et néo-libérales1. L’un des principes généraux de ces normes réside dans la valeur d’échange sur un marché et la comptabilisation des profits futurs par l’actualisation : “Cette façon de compter qui privilégie la recherche du profit immédiat à tout prix, sa maximisation systématique, n’est absolument pas adaptée à la préservation et au renouvellement de l’environnement. En outre j’observe que, malgré ou à cause de ce système, les performances de l’industrie agro-alimentaire française ne cessent de se dégrader. Traditionnellement excédentaire, le secteur devrait, dans son ensemble, être déficitaire en 2023 selon le rapport d’information déposé fin mai 2019 par la Commission des affaires économiques du Sénat. Si l’on ajoute la détérioration de l’environnement (climat, eau, sol et biodiversité) ainsi que les destructions d’emplois et de liens sociaux ou de santé, il est grand temps de changer notre manière de compter”, affirme Dominique Ioos, membre du réseau Fermes d’avenir et ancien cadre du secteur bancaire. Ce dernier préconise de passer à un système comptable où celui qui bénéficie de l’emploi des capitaux naturels ou humains, en l’occurrence l’agriculteur et l’entreprise agro-alimentaire, s’engage en contrepartie à les préserver et à comptabiliser les budgets nécessaires ainsi que les résultats de ses actions. “La traduction comptable de cet engagement c’est la reconnaissance de la dette écologique, inscrite au passif, avec en contrepartie à l’actif des bilans des acteurs économiques, l’emploi de ces ressources amortissables pour la durée desdites actions”, précise Dominique Ioos.

L’amortissement ainsi calculé sera visible dans les comptes financiers intégrés et audités synonyme de transparence de même que les actions réelles mises en œuvre pour rembourser la dette ainsi inscrite. Ce qui va bien au-delà des déclarations d’intentions, des chartes de bonnes pratiques ou encore de la RSE, des bilans carbones qui sont des outils de diagnostic et sont extra-comptables. Elles ne chiffrent pas les actions de préservation et n’en donnent pas une traduction comptable. In fine ces déclarations ne permettent pas d’apprécier la solvabilité des entreprises vis-à-vis des capitaux naturels et humains comme pour les capitaux financiers vis-à-vis des actionnaires ou des banquiers.

Débats démocratiques et fixation d’objectifs avant tout

Toutefois, au-delà de la technique comptable se cachent des enjeux et des débats démocratiques et scientifiques pour définir les capitaux à préserver ainsi que le niveau de préservation à l’horizon du temps de préservation. “Fixer et chiffrer les objectifs de manière collective : tel est le véritable travail de fond. Lorsque cela est fait la mise en musique comptable ne pose pas de réels problèmes”, souligne Michel Lemonnier. “Avant toute chose, il faut définir le capital naturel en question et le niveau de sa préservation avec des indicateurs de suivi appropriés ce qui signifie obligatoirement un débat entre toutes les parties concernées en se référant aux connaissances scientifiques même imparfaites”, renchérit Dominique Ioos.

En France les pionniers de la recherche-action à l’Inra, qui dans les années 90 sont intervenus à Vittel2 pour résoudre un problème, entre les agriculteurs du bassin versant et la société des eaux Vittel, relatif aux nitrates et aux pesticides par rapport à la zone de captage de l’eau minérale, savent combien ces processus sont longs -ne serait-ce que pour se mettre d’accord sur une taxonomie- mais indispensables et fructueux. E effet un accord a été trouvé malgré les fortes réticences initiales et a notamment conduit à une évolution des productions et pratiques agricoles et même à une réduction voire une suppression de l’endettement pour les agriculteurs concernés.

Comme le soulignent les chercheurs de la chaire de comptabilité écologique qui rassemble notamment AgroParisTech, les Universités Paris Dauphine et Reims Champagne Ardenne et le Conseil supérieur de l’Ordre des Experts Comptables3 : “La création ou destruction de valeur écologique résulte des jeux d’interactions entre l’entreprise et d’autres organisations privées ou publiques aux intérêts et aux stratégies souvent divergentes, et qui impactent l’écosystème ou contribuent de manière différenciée et le plus souvent non coordonnée à sa gestion. Les comptabilités écosystème-centrées ont donc pour finalité d’opérationnaliser la préservation du capital naturel de nos territoires tout en reconnaissant la diversité des enjeux écologiques concernés et des contextes d’action.”

Ainsi l’épineuse question de l’utilisation des insecticides et de leurs effets sur les populations d’abeilles doit-elle réunir autour de la table, afin de mener une approche concertée et aboutir à une gestion collective, scientifiques, apiculteurs, agriculteurs, associations de consommateurs, associations écologistes et collectivités territoriales. “L’indicateur du capital bio diversité à définir pourrait être le nombre d’abeilles estimé nécessaire sur une zone donnée. Ensuite on établirait un budget en fonction des mesures à prendre pour corriger ou réduire l’utilisation des pesticides (évitement) ou par exemple la création de ruches (réparation) à un horizon de 5 ans avec une répartition des actions par acteur économique. Un acteur qui investirait 50 000 euros sur 5 ans ferait figurer ce montant, l’emploi du capital bio diversité en contrepartie de cette dette, à l’actif de son bilan et amortirait ainsi 10 000 euros par an sur cette même période”, détaille Dominique Ioos qui insiste sur la mise en place d’indicateurs de suivi des actions et la nécessité de recaler le dispositif en cours de route si l’on s’est trompé, la nature n’étant pas synonyme de solution unique et standardisée mais de complexité, d’interdépendance et d’évolution. Il renchérit également pour souligner l’importance de la recherche de trajectoires optimales entre évitement via l’adaptation du modèle d’affaires et restauration des dégâts causés avec une gouvernance élargie au-delà des seuls actionnaires ou financeurs.

Tenir compte des contextes locaux

En effet  si une méthode comptable est un référentiel, elle ne doit pas pour autant être appliqué uniformément sans tenir compte des contextes locaux. La tenue de débats préalables avec l’ensemble des parties prenantes à la résolution d’un problème doit permettre de prendre en compte les situations locales ainsi que la vision des porte-paroles des capitaux naturels et humains. 

Cette prise en compte du local est également ce qui préoccupe Michel Lemonnier qui s’apprête à lancer en Ile et Vilaine avec une dizaine d’exploitations agricoles les premières réunions dans le cadre du processus de fixation des objectifs de comptabilité CARE-TDL. Le sujet c’est l’eau, plus précisément la zone de captage qui permet d’alimenter la Métropole de Rennes. Cette collectivité territoriale est demandeuse d’une action de préservation de la ressource et a d’ailleurs déjà défriché le terrain en termes d’analyses car des activités agricoles de grandes cultures et d’élevages sont situées sur cette même zone. Une problématique assez similaire à celle de Vittel. “Nous allons faire en sorte que des territoires concernés et pas seulement ceux de la Métropole soient dans la boucle ainsi que le monde agricole car l’un des enjeux de la comptabilité CARE-TDL réside dans la négociation d’objectifs au niveau d’un territoire et que ces objectifs soient partagés par toutes les parties concernées. Nous serons accompagnés dans notre démarche notamment par une chercheuse d’Agroparitech”, explique Michel Lemonnier. Après établissement d’un diagnostic en vue de définir un capital “eau” à préserver, diverses actions de compensation seront mises sur la table telles que changement de pratiques agricoles, avec par exemple des rotations de culture plus longues, des réorientations de cultures ou encore des aménagements de capacité de stockage. L’impact financier de ces différentes mesures et la traduction en termes comptables dans les bilans des exploitations agricoles notamment au niveau des amortissements seront traités. Ce qui permettra ensuite d’intégrer les banques dans le processus.

Une expérimentation intéressante pour la comptabilité CARE-TDL car elle s’effectue au niveau d’une grande Métropole située toutefois dans une région très agricole. Les résultats de ces discussions sont prévus pour la rentrée 2022. En parallèle à cette démarche qui implique la métropole rennaise et où le terrain est déjà relativement balisé, une autre expérimentation de comptabilité CARE-TDL va être mise en route avec des agriculteurs et des élus locaux dont les communes sont situées hors de la métropole rennaise sur le bassin versant d’une petite zone naturelle. “Là nous partons vraiment de zéro puisque le thème sur lequel nous ferons porter nos efforts de préservation n’est pas encore déterminé. C’est justement tout l’intérêt d’une déclinaison locale, voire même très locale de CARE-TDL, à savoir une Communauté de communes de 8 à 10 000 habitants”, pointe Michel Lemonnier qui souligne en outre que : “l’échelle d’action au niveau départemental est plus compliquée car les collectivités locales n’ont pas les mêmes intérêts, en l’occurrence chez nous les communes du littoral telle que St Malo par rapport à une commune rurale. De plus les divers représentants des institutions ou des syndicats professionnels n’adoptent pas la même posture au niveau d’un département ou d’une petite commune rurale. En fait plus l’échelle d’action est géographiquement grande, plus vous aurez de complexité dans la négociation des objectifs”.

Même si la comptabilité CARE-TDL est assez récente et doit encore lever de nombreux obstacles pour passer du stade expérimental à celui d’une adoption généralisée, une invention quelle qu’elle soit, doit avant tout trouver son contexte.  Ainsi la société doit-elle se montrer sensible, réceptive au sujet que porte une invention. De ce point de vue les individus comme les entreprises et les institutions sont en quelque sorte au milieu du gué : sensibles au thème de l’environnement mais réticents lorsqu’il s’agit de mettre la main au portefeuille. Comme souvent c’est par l’apprentissage que les choses évoluent, les expérimentations autour de la comptabilité CARE-TDL, comme celle de Rennes, doivent se multiplier en agroécologie comme dans d’autres domaines d’activités.

Nul doute que le rôle des collectivités territoriales, tant par l’adoption des règles comptables CARE-TDL comme à Grenoble -les villes et leurs habitants aussi utilisent beaucoup de capital naturel et doivent donc en répondre-, que par l’incitation à leur utilisation par les acteurs économiques ainsi que leurs capacités à rassembler divers parties prenantes, et leurs expériences en matière de négociations complexes (la moindre boucle routière rassemble désormais une dizaine d’acteurs autour d’une table !), sera de premier plan dans la généralisation de la comptabilité CARE-TDL, spécialement dans le domaine agricole et agro-alimentaire.

1. https://www.argusdelassurance.com/institutions/origines-principes-et-enjeux-des-normes-ias-ifrs.30656

2. https://www.gesteau.fr/content/l%E2%80%99exp%C3%A9rimentation-de-vittel

3. https://www.chaire-comptabilite-ecologique.fr/

 

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