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La prise de décision, un art délicat et complexe

Belkacem Mehaddi, DGA du CNFPT et directeur de l’INET en charge de l’évolution des compétences et des métiers, lors du clap d’ouverture des ETS 2022.
©Crédit : P. Bastien – INET.
Le 20 avril 2023

Grande école du service public local, l’Institut national des études territoriales (INET) pilote depuis vingt-cinq ans les Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS), un rendez-vous devenu incontournable pour les dirigeants territoriaux en poste ou en devenir. L’édition 2022 des ETS a porté sur la prise de décision publique, un art délicat et subtil pour des managers confrontés à des défis majeurs et toujours plus complexes (changement climatique, transition démographique, crise sanitaire à répétition, fragmentation sociale, etc.).

Dans un monde qui évolue rapidement, obligeant les organisations à repenser leur mission, leur fonctionnement et leur modèle de production, les ETS apportent un temps de recul pour agir autrement, partager des réflexions et des retours d’expériences, mais aussi pour se remettre en question et venir réfléchir collectivement aux grands enjeux de transformation auxquels les collectivités locales sont confrontées.

L’édition 2022 n’a pas dérogé à la règle et s’est tenue dans un moment particulier pour l’INET qui a franchi le cap des 25 ans : l’occasion d’engager un renouvellement de sa feuille de route pour les années à venir, avec en tête la transition écologique et le management du changement.

« Cette année, nous vous invitons au voyage, mais pas n’importe quel voyage. Nous vous invitons à voyager au cœur de la décision publique. Chacun d’entre nous sait combien l’art de la décision est un art délicat. Certains vont même jusqu’à dire que “décider c’est choisir”. Et que choisir, ce serait renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste, et la quantité nombreuse de ce reste demeurerait préférable à n’importe quelle unité. Pourtant, les citoyens, les usagers du service public attendent de leurs représentants élus des décisions, une vision. Ils veulent aussi, légitimement, et de plus en plus régulièrement, y prendre part et la contester. Cette question de la décision n’est donc pas nouvelle et aussi vieille que l’Humanité » : c’est par ces mots que Belkacem Mehaddi, directeur de l’INET et directeur général adjoint (DGA) du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) en charge de l’évolution des compétences et des métiers, a introduit, le jeudi 15 décembre, les ETS 2022.

La fabrique de la décision est un art complexe amplifié par les crises multiples (sanitaire, sociale, climatique, etc.), l’incertitude croissante, la contestation des réalités objectives, la remise en cause des lieux de décision démocratique ou encore la montée en puissance de la radicalité : « Pourtant notre époque n’a jamais été autant celle d’un besoin de décision partagée. Les transitions que nous vivons – démographique, démocratique, sociale, numérique et écologique –, impliquent des choix peut-être plus difficiles à prendre que ceux de nos prédécesseurs. […] Il s’agit d’arbitrer entre des options souvent incertaines, parfois douloureuses, mais toujours nécessaires. Les outils d’aide à la décision n’ont jamais été aussi nombreux : intelligence artificielle (IA), accès à la donnée facilitée, progrès scientifique, participation citoyenne, prospective, etc., mais ces outils ne remplaceront jamais les femmes et les hommes », a rappelé avec justesse le nouveau directeur de l’INET dans son discours d’ouverture. Décider, c’est aussi faire preuve d’intelligence émotionnelle : comprendre et gérer les émotions humaines. Cette facette de la décision a fait l’objet d’une séquence lors des ETS 2022, intitulée « L’influence émotionnelle dans la prise de décision »1.

Pour Valentin Rabot, vice-président de l’Eurométropole de Strasbourg, et invité au clap d’ouverture des ETS 2022, décider, c’est avant tout « prendre du recul, de la hauteur et agir en toute indépendance ». Selon l’élu local, également maire de la commune de Achenheim (67), la crise climatique oblige à prendre des décisions aujourd’hui qui auront, dans les dix ou vingt ans à venir, des conséquences irréversibles.

Belkacem Mehaddi, DGA du CNFPT et directeur de l’INET en charge de l’évolution des compétences et des métiers, lors du clap d’ouverture des ETS 2022.

Oser douter et consulter pour prendre la meilleure décision

Avant toute prise de décision, les décideurs ont recours à une multitude d’expertises (juridique, administrative, financière, technique, etc.). C’est la phase dite « de diagnostic », tantôt confiée à des cabinets de conseil externe, tantôt réalisée par les équipes internes, lorsque les compétences sont disponibles. « Cette façon de construire la décision, qui s’impose par la suite à l’exécutif, puis à l’opinion, est en train de changer », précise Valentin Rabot, qui avoue l’avoir pratiqué pendant trente-cinq ans en tant qu’ancien directeur général des services (DGS). Face à la complexité d’un monde toujours plus interconnecté, le décideur a le droit de douter, de partager ses doutes ou de dire « je ne sais pas » : « Aujourd’hui, le monde est plus interconnecté, mais le jeu de la désinformation (Internet, réseaux sociaux, etc.) peut polariser les organisations, les fragmenter, donc il y a un besoin de vigilance. » L’évolution des outils d’aide à la décision, évoquée par le directeur général de l’INET en introduction change aussi la donne : « L’IA est là pour remplacer partiellement l’humain, mais je maintiens que l’affect et la dimension subjective font partie de la décision humaine. »

Pour Jeanne Barseghian, maire de Strasbourg, ville de 300 000 habitants (500 000 pour la métropole), présente lors du clap d’ouverture des ETS 2022, les dirigeants territoriaux s’appuient aujourd’hui de plus en plus sur l’expertise citoyenne, c’est une tendance forte2 : « Il faut impliquer en premier lieu les habitants et les usagers du service public, le temps de la concentration du pouvoir vertical est dépassé. Nous avons besoin de travailler plus collégialement et de douter ensemble », a-t-elle confié à l’auditoire.

Jeanne Barseghian, maire de Strasbourg, a appelé à inventer de nouveaux modèles de décision, car le temps presse.

Prise de parole de François Deluga, président du CNFPT, lors du clap d’ouverture des ETS 2022.

Inventer de nouveaux modèles de décision

Pour cette maire écologiste (EELV) de la huitième ville de France, « quand les crises se répètent, se cumulent et s’entrechoquent, ce ne sont plus des crises mais un nouvel état du monde qui nécessite de réinterroger notre manière de vivre. La question de l’habitabilité de la planète est centrale aujourd’hui. Nos villes ne seront plus vivables dans quelques décennies si nous n’amorçons pas, dès maintenant, cette transformation. Nous avons une responsabilité particulière de prendre ces enjeux à bras le corps dans l’ensemble de nos décisions. Toutes ces décisions que l’on ne prendrait pas aujourd’hui, car elles sont difficiles ou ne font pas consensus, entraineraient une lourde responsabilité, car cela peut mettre en péril les personnes demain. Il nous faut apprendre à composer avec ce nouvel état du monde, inventer ces nouveaux modèles de décision, et résolument préparer l’avenir, car le temps presse ».

L’urgence climatique implique de changer la façon de décider. C’est aussi la conviction de François Deluga, le président du CNFPT, invité à prendre la parole lors du clap d’ouverture des ETS 2022 : « La transition écologique est le plus grand défi auquel l’Humanité est confrontée, pour le relever, nous avons besoin de toutes les énergies à toutes les échelles. L’action de l’INET est à saluer, mais la hauteur de la marche que nous avons à franchir est immense. Même les collectivités les plus impliquées n’en font, au regard de l’Histoire, pas assez ! C’est tout l’enjeu des mois, des années, particulièrement de la décennie qui vient. Il nous faut donc amplifier nos actions pour répondre à ce défi. J’ai demandé que, dès 2023, le CNFPT renforce puissamment son offre sur ce sujet. […] Notre capacité à réussir les transitions passe par les territoires, et l’action des collectivités passe par la formation des talents. »

Ces ETS 2022 ont permis aux 1 400 participant·es de sortir de leur zone de confort, de faire un pas de côté et d’imaginer de nouvelles manières de faire et de décider.

L’INET, un acteur reconnu de la fonction publique territoriale

Créé en 1997 et basé à Strasbourg, l’INET est dédié à l’accompagnement et à la formation de tous les cadres de direction des collectivités territoriales en poste et en devenir. L’INET est l’un des cinq instituts du CNFPT. Si chacun des cinq instituts est spécialisé dans un champ de l’action publique locale, le management stratégique, le pilotage et la gestion des ressources sont les champs dédiés de l’INET. Les ETS sont organisés par l’INET depuis vingt-cinq ans.

L’INET, une ecole du service public local qui fête ses 25 ans1

Entretien avec François Deluga, président de l’INET et maire de Le Teich (33).

Quelle est l’importance de l’Institut national des études territoriales (INET) au sein du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) ? Et plus globalement de la fonction publique territoriale ?

L’INET est une école, mais c’est aussi – et surtout – une direction du CNFPT, ce qui en fait une entité consubstantielle à l’établissement. L’INET a la charge de la scolarité des élèves administrateurs, ingénieurs en chef, conservateurs de bibliothèques et conservateurs du patrimoine et des médecins. C’est une spécificité de la territoriale que de former dans un même écosystème l’ensemble de ces filières. Plus largement, l’INET a également la charge de la formation continue de tous les cadres dirigeants de la fonction publique territoriale (FPT), quel que soit leur cadre d’emploi. Enfin, l’INET est, au même titre que nos autres instituts, en charge de spécialités pour l’ensemble de l’établissement. Je pense, par exemple, au management ou aux ressources humaines (RH). Bref, il est intrinsèquement lié au CNFPT et construit patiemment une FPT compétente et identifiée.

En tant qu’élu local, vous êtes – ou avez été – en charge de grandes collectivités. Quelles sont les spécificités de la relation entre un maire et les fonctionnaires que cette école du service public local permet d’appréhender ?

L’exécutif local, incarné par un ou des élus, s’appuie de façon partenariale et confiante sur un ou une directeur·rice général (DG) et plus largement sur une équipe de direction qu’il choisit de la même façon que ces agents et cadres de direction choisissent de travailler dans cette structure en candidatant. C’est une relation profondément humaine et de confiance, qui s’appuie sur la rencontre entre individus et de solides compétences – savoir-être comme savoir-faire – que ces agents possèdent. Chacun appréhende l’autre pour trouver un équilibre de fonctionnement respectant les prérogatives de tous. En tant qu’élu j’attends du CNFPT, et plus spécifiquement de l’INET, que les agents soient formés au management des collectivités, à la compréhension des territoires, et à la relation avec les élus, mais également avec toutes les parties prenantes de l’action publique locale. C’est bien là une spécificité par rapport aux cadres de l’État.

On parle souvent des « élus de terrain ». Est-ce que le vocable « fonctionnaire de terrain » peut aussi s’appliquer pour les cadres dirigeants de la FPT ?

Cela s’applique à toutes celles ou ceux qui travaillent sur un territoire et les agents territoriaux, bien évidemment, sont des agents de terrains. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? C’est une capacité à comprendre les territoires, les phénomènes sociaux, spatiaux et économiques qui les traversent. Comprendre et aller vers les populations qui composent ces territoires, entendre leurs besoins et savoir y répondre en proposant les politiques publiques locales adaptées tant à ces besoins qu’aux ressources mobilisables par les collectivités qui les incarnent. Cela veut dire servir, poursuivre la recherche de l’amélioration du bien-être des individus, et être le garant de l’intérêt général ; c’est bien pour cela que les agents qui sont au service de cette ambition ne peuvent relever de n’importe quel cadre d’emploi, il faut un statut avec ses droits et obligations, et il faut un organe de formation spécifique, le CNFPT et son école : l’INET.

Qu’attendez-vous de l’INET en tant que président du CNFPT ? Tant pour la formation initiale que pour la formation continue ?

C’est une relation profondément humaine, de confiance, qui s’appuie sur la rencontre entre individus et sur les solides compétences… Plus singulièrement au-delà des capacités évoquées précédemment, il s’agit pour moi que la formation initiale prépare les futurs cadres territoriaux à intégrer des écosystèmes spécifiques que sont nos collectivités locales et au travail d’équipe pluridisciplinaire que cela implique. J’attends de la formation continue de nos cadres le nécessaire accompagnement de la décentralisation, et la mise en œuvre des principes du service public, d’équité, d’égalité, de continuité, de mutabilité et de probité, c’est-à-dire une pleine capacité à s’adapter aux enjeux nouveaux dont les transitions climatiques, énergétiques et écologiques sont les illustrations évidentes.

25 ans, ce n’est pas rien. Comment pourrait encore évoluer l’INET pour répondre aux nouveaux besoins de la fonction publique territoriale ?

Il faut être à la fois fier du parcours accompli, parce que le chemin parcouru est remarquable, certains cadres d’emplois sont assez récents (comme ingénieur en chef, où nous sommes à la quatrième promotion), et ambitieux pour l’avenir, parce qu’il faudra savoir résister, mais surtout parce que l’INET a su développer un modèle de formation, en interfilière, et une formation de terrain, dont il faut se féliciter tout en visant la progression vers un outil toujours plus pertinent au service de l’action des collectivités et de la formation des agents. C’est pour cela que dans la suite du projet d’orientations stratégiques 2022-2027, adopté en janvier 2022, par le conseil d’administration du CNFPT, je souhaite que nous reformulions le projet de l’INET. Pour ce faire nous devons mener une concertation importante avec les collectivités, avec nos instances, avec les représentants des agents territoriaux, pour que ce projet soit l’expression des ambitions et attentes de tous ces acteurs. J’ai confié cette mission à Yohann Nedelec, administrateur du CNFPT et délégué régional Bretagne, afin qu’il puisse mener avec Belkacem Mehaddi, directeur de l’INET, cet indispensable travail et je l’en remercie d’avoir accepté. Offrir aux cadres actuels comme futurs des collectivités, des formations tant initiales que continues, utiles et faire en sorte que « quand les talents progressent les collectivités grandissent ».

Comment l’INET (mais aussi le CNFPT) va-t-il aider les collectivités et les élus/cadres à relever les défis de notre société contemporaine ?

Il s’agit de la capacité du CNFPT et de l’INET à comprendre ces enjeux, et ils sont nombreux et importants, à comprendre les besoins des territoires, les intégrer pour offrir aux cadres actuels comme futurs des collectivités, des formations tant initiales que continues, utiles et faire en sorte que « quand les talents progressent, les collectivités grandissent ». Le CNFPT a la charge d’être le principal opérateur de formations des collectivités, mais il est déjà plus que cela. Il a d’autres missions, et il est devenu un véritable fédérateur incontournable de la FPT. En d’autres termes, il doit demain être la maison des territoriaux, centre de ressources tant virtuel que dans ses lieux de formation.

  1. Interview publiée dans le dossier de presse « INET, les 25 ans de la grande école du service public local », déc. 2022.
  1. Gapenne B., « L’influence émotionnelle dans la prise de décision », p. 34-36.
  2. « Participation citoyenne : un nouveau souffle ? », Horizons publics hiver 2019, hors-série en partenariat avec Décider ensemble.
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