Revue
DossierL’alliance entre le public et les communs ou l’aube d’une nouvelle culture publique ?
L’action publique est actuellement confrontée à une montée en puissance d’acteurs de la société civile rassemblés sous la bannière des communs et de leurs commoners. Ils ne font pas que revendiquer une parole : ils existent par ce qu’ils font et ce qu’ils proposent pour l’intérêt général, au sein d’une culture plus ou moins affranchie du domaine public et régie par ses propres codes culturels. En attendant, cette terminologie qui recouvre
les communs environnementaux, urbains, ou liés au numérique et à la connaissance est en passe de devenir un mot-valise masquant des enjeux bien réels de la transformation des politiques publiques et du rapport à l’intérêt général. Enquête sur les relations et alliances actuelles entre action publique et communs.
Une histoire des communs à grands pas
Les communs ou biens communs désignent la gestion de ressources par une communauté ouverte régie par des règles propres. Le droit de pâturage et de glanage, instauré en Angleterre au début du xiiie siècle, est présenté comme un moment inaugural et exemplaire. Ces droits assurent la survie des paysans et constituent un peu le revenu universel de l’époque. Ils se répandent en Europe jusqu’au xve siècle, jusqu’à l’époque dite des « enclosures » où le commerce mondial, notamment du textile, se développe. Les terrains communaux sont alors clôturés pour y laisser paître des moutons. En France le Code civil de 1804, instauré par Napoléon, donne un primat au droit de propriété individuelle sur les communs, sonnant le glas de cette tradition. À la fin des années soixante, l’écologue américain Garett Hardin démontre qu’un membre d’une telle communauté va nécessairement finir par surexploiter la ressource partagée. Cette « tragédie des communs » 1 ne peut être solutionnée, d’après lui, que par une répartition des ressources entre la propriété privée et publique.
C’est à la fin du xxe siècle, avec l’apparition de l’industrie informatique et des entreprises de brevetage du vivant, que resurgissent les controverses sur les communs. Les logiciels et licences libres comme les creative commons redessinent les contours de ces ressources partageables. Les travaux du prix Nobel d’économie de 2009, l’Américaine Elinor Ostrom, vont jouer un rôle de catalyseur. Elle y démontre l’efficacité économique des communs par les collecteurs de caoutchouc en Amazonie, les communautés de pêcheurs des Philippines ou encore les paysans des Alpes suisses, et contredit la théorie de Garett Hardin. Son apport tient à ce qu’elle « encapsule » la culture des communs dans une définition et des règles opérationnelles de gestion des ressources. Aussi, d’après ses travaux, on désigne par « communs » la présence d’une ressource (source d’eau, forêt, connaissances, etc.), sa gestion par une communauté d’habitants, agriculteurs, usagers (les commoners) autour d’une gouvernance horizontale et d’un accès gratuit et non discriminant. Des règles de gestion transparentes, choisies par la communauté sous le couvert du droit commun les régissent.
Le concept fait florès auprès des indignados en Espagne, des participants au mouvement Occupy wall street ou de la place Taksim à Istanbul. En parallèle, un projet de loi dédié aux communs est porté en Italie par le député juriste Stépfano Rodotà. S’il échoue à faire inscrire les communs dans la constitution, le mouvement se traduit par la signature de pactes autour des communs dans des villes importantes comme Bologne, Gênes ou Turin, constituant la référence actuelle en terme « d’administration partagée ». Les problématiques environnementales vont par la suite donner une portée plus grande à la notion de communs et en faire l’un des fers de lance potentiel d’une génération.
Un mot-valise pour une idéologie claire
Concrètement les ressources visées par les communs désignent aujourd’hui les environnements naturels à protéger (océans, biodiversité, patrimoines forestiers, terres arables, etc.). Dans le milieu urbain ce sont, par exemple : les jardins partagés et espaces végétalisés ouverts aux habitants, les ressourceries gratuites, boîtes à livres, actions de nettoyage des routes (Adopt a road), des bords de rivières, les tiers lieux (fab lab, repair cafés, lieux de recherche indépendants), les services mutualisés au sein de copropriétés (machine à laver, composteur), les monnaies locales ou même les lieux visés par les ZAD2.
Dans le domaine du numérique et de la connaissance, ce sont les logiciels libres et plateformes collaboratives en tous genres, les données open source. Les communs deviennent ainsi l’autre nom de l’économie sociale et solidaire (ESS), de l’action environnementale, la participation citoyenne, l’inclusion numérique et les civic tech, et les rassemblent.
Pour ce qui est des termes, on a distingué « biens publics » et « biens communs », et de plus en plus « biens communs » et « communs ». Car les communs ne sont pas nécessairement des « biens ». Ils peuvent en effet être « négatifs », comme dans le cas des déchets nucléaires. Une chose est sûre en attendant, l’émergence de la notion de communs correspond à une double insatisfaction d’une partie de la société civile. D’une part à l’égard du monde marchand et de la propriété privée, et d’autre part de la portée de l’action publique dans de nombreux domaines. Cette hypothèse de « troisième voie » en train de se constituer à travers d’innombrables expériences à travers le monde, entend clairement redéfinir les contours de l’action publique et la protection et la partage des ressources vitales, culturelles.
La force des communs
La force des communs est de renvoyer à une multitude d’initiatives cherchant à appréhender des questions d’intérêt général, que cela soit dans, et hors, de l’institution. Pour Michel Briand, ancien élu de Brest en charge de la délégation Internet et multimédia, et fervent militant des contenus ouverts, trois principes régissent cette culture. Le premier est « le faire avec et au rythme des personnes », le deuxième est « l’attention aux initiatives » et le troisième est de « donner à voir » les réalisations. Ces principes ont été appliqués au développement de nombreuses actions par sa délégation, comme les cent points d’accès publics ; l’accès Internet pour un euro dans les quartiers populaires de Brest votés par les habitants eux-mêmes à travers un travail de terrain de long terme ; la mise en place du Wiki-Brest par des centaines de participants ou encore un réseau coopératif de bibliothécaires avec le projet Doc à Brest.
La MYNE (manufacture des idées et des nouvelles expérimentations) est un laboratoire citoyen, typique du renouveau des communs. En particulier sa communauté, qui anime en tiers lieux, depuis 2015, une maison à proximité du campus de la Doua de l’université de Lyon, qui combine un espace de coworking, une cuisine collective, un jardin partagé et des ateliers (prototypage low-tech, réparation d’objets). Pour Nicolas Loubet, l’un de ses contributeurs, la MYNE s’inscrit dans une perspective d’intérêt général : « Il y a une intention, qui est de se rassembler pour agir collectivement sur des questions de société. La vision se construit par l’expérimentation, au croisement d’une diversité de communautés de pratiques. Et ce qui est stimulant, c’est d’observer comment tout cela se met en relation progressivement. Par ailleurs, l’une des caractéristiques de la MYNE est de cultiver du savoir sur les transitions de système (habitat, alimentation, énergie, etc.), sans attendre le monde académique. En effet : plusieurs Mynois·e·s se sentent faire partie d’un nouvel espace politique – un “tiers-secteur de la recherche”, un “espace des communs” – où le savoir est gouverné par toutes ses parties prenantes, et pas uniquement par les États et les firmes, comme cela a été le cas au xxe siècle. »
La 27e Région a mis en place le projet Enacting the commons, un programme de voyages en Europe avec six partenaires publics et associatifs, consistant à réaliser une veille sur les communs mais aussi à identifier les controverses dont ils font l’objet. Un autre projet inspirant est rapporté. « On a rencontré le comunity land trust de Bruxelles (CLTB), inspiré d’un modèle né au moment de la crise des subprimes aux États-Unis, explique Sylvine Bois-Choussy, sa cheffe de projet. Il repose sur la dissociation entre propriété des sols et des murs. Le CLTB a pu acheter avec des subventions publiques des terrains, gérés comme des communs. Les gens achètent le droit d’usage des bâtiments. Le prix d’achat est indexé en fonction des revenus. Un mécanisme anti-spéculation encadre la revente. Il y a une ambition politique qui est de retirer un maximum de logement du marché spéculatif. La dimension d’implication des usagers est centrale à leur démarche. Les habitants et riverains sont aussi impliqués dans la gouvernance. »
Ces trois exemples montrent que l’ambition des acteurs des communs est de renégocier de vieilles questions que les politiques publiques traditionnelles ne parviennent pas toujours à résoudre, en ouvrant clairement des voies nouvelles par des initiatives, des formes d’audaces et des manières d’agir. En attendant ces espaces de renégociation public-communs, ne sont pas sans soulever une série de controverses.
Le spectre des nouvelles enclosures
La première critique faite au mouvement des communs porte sur le risque d’un repli communautaire. L’idée est de gérer, récupérer des ressources publiques ou privées est de les faire gérer par une communauté décidant des règles de gestion. Or certaines actions peuvent s’apparenter à de nouvelles « enclosures ». La végétalisation de l’espace public est l’un des sujets le plus souvent cités dans le développement des communs urbains, autour de partenariats locaux. Une ville libère un espace en friche, par exemple, pour qu’il soit géré par des habitants dans le cadre d’une convention, ou à la demande d’un collectif. Jacques Richir, maire-adjoint de Lille en charge du cadre de vie, constate qu’il y a eu, en effet, une tendance communautaire par le passé. « Désormais, il faut que cela soit porté par une personne et que tout le monde puisse adhérer à l’association. On demande d’avoir des temps d’ouverture pour tous », précise-t-il. Les règles appliquées par les villes ne s’appuient pas nécessairement sur les préceptes d’Ostrom, qu’elles ne connaissent pas toujours, mais s’en rapprochent. Michel Briand exprime un avis plus tranché sur le sujet : « Oui les jardins partagés privatisent un espace public. Un commun peut être aussi une privatisation en utilité sociale ! Ce qui compte c’est que cela soit des communs portés par un groupe de personnes avec une gouvernance partagée. Je préfère des gens qui s’organisent et font un service public local. Il faut simplement que cela soit ouvert à tous les habitants du quartier. La gouvernance appartient au groupe de gens qui participent. Cela ne me choque pas que ceux “qui ne participent pas aux jardins ne récoltent pas les fraises” ! »
La controverse porterait sur la notion d’espace « ouvert à tous » face à une réalité sociologique voulant que les communautés se rassemblent souvent selon des formes d’homogénéités culturelles, sociologiques, générationnelles. En ce qui concerne les jardins partagés, de nombreux élus arguent qu’ils se développent massivement dans les quartiers populaires à ce jour. Cela ne résout pas pour autant l’homogénéité communautaire qui peut caractériser ces projets. Sylvine Bois-Choussy remarque à propos de la ferme urbaine Le chant des cailles, visitée à Bruxelles que « le projet est, à l’origine, porté par des personnes à la culture sociale relativement homogène. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ont fait évoluer leur projet en incluant beaucoup plus le quartier, y compris dans la gouvernance, justement sous l’influence de l’acteur public ». Pour Nicole Alix, l’une des responsables de la Coop des communs : « Pour nous, quand on parle de communs, ce n’est pas seulement le fait de faire des jardins partagés. La question est : comment le jardin partagé s’articule avec une logique de territoire ? »
La puissance publique et les communs
Rémy Seillier est chargé de projet innovation publique du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET). Pour ce dernier, il y a clairement une prise de conscience de l’État en France sur ces sujets : « Nous partons d’un constat assez basique : l’État, l’acteur public, n’a plus le monopole de l’action publique. Ce faisant, c’est progressivement toute la question de l’intérêt général (sa production, sa détention, sa garantie, etc.) qui se trouve posée. Des coalitions d’acteurs émergent et répondent à des besoins sociaux que l’action publique n’arrive pas à satisfaire. » Valérie Peugeot, prospectiviste à l’Orange lab, a identifié plusieurs types de partenariats possibles entre le secteur public et les communs. Le service public peut être « facilitateur », « protecteur », « instituant » et « contributeur » des communs.
Orianne Ledroit est directrice de la mission Société numérique à l’Agence du numérique qui co-organise l’événement « Numérique en commun[s] », dont l’édition 2019 a eu lieu les 17 et 18 octobre à Marseille. L’objectif de cet événement est de rassembler les acteurs du numérique pour « échanger sur les enjeux, dispositifs et solutions, créer une société numérique inclusive, innovante, responsable et économiquement soutenable ». Dans ce contexte, le rôle de l’État s’inscrit dans un nouveau jeu d’alliances privé-public-communs à travers ces diverses approches de facilitation, de mobilisation, mais aussi d’investissement dans des coopératives d’intérêt collectif ou le support d’acteurs privés capables de porter des missions publiques. « Nous avons une vision de comment l’État doit se positionner, explique Orianne Ledroit. Ensuite il faut outiller, donner les capacités, les moyens aux collectivités de faire. C’est leur responsabilité en termes de compétence. Il faut trouver l’équilibre entre les uns et les autres, révéler les besoins, des principes fondamentaux partagés. Je pense que c’est un changement de tendance. Ce n’est pas forcément le cas sur tous les sujets, comme les missions régaliennes, mais ça l’est sur des sujets où nous n’avons aucune légitimité à être seuls décideurs dans une logique descendante. Nous sommes dans un rôle d’animateur, de mobilisateur. Je pense que c’est ce qui va de plus en plus se mettre en place et fera que les actions seront plus satisfaisantes. »
Au-delà de la facilitation, l’un des exemples les plus célèbres du rôle instituant de l’acteur public autour des communs est la création des pactes (patti di collaborazione) entre la ville de Bologne et les citoyens. Ces pactes sont des possibilités pour les citoyens de contractualiser avec l’administration sur toute une série de sujets : innovation sociale, entretien des chemins, la culture, etc. Ils se différencient des budgets participatifs qui se sont souvent spécialisés sur l’investissement municipal et des thématiques d’aménagement. Pour Sylvine Bois-Choussy, « les pactes à Bologne se veulent très transversaux. Le cadre est ouvert. Les sujets sont amendables en ligne. Il est possible de s’y opposer. Il y a un objectif de transparence, de simplicité et de facilitation. L’idée est vraiment : comment, au lieu de regarder l’administration comme le problème, on a créé une coalition pour résoudre ensemble un problème commun ? En cinq ans, 500 pactes ont été signés à Bologne. Le modèle juridique a des variantes dans sa transposition en fonction de villes comme Bologne, Gênes, Turin ».
Tout comme les communs peuvent être critiqués autour de leur approche « communautaire » consciente ou non, ou de contribuer à la gentrification des villes, la montée en puissance des acteurs publics sur les communs pose une série de questions. « Sur quoi demande-t-on aux gens de participer ? Est-ce qu’on leur demande de faire des jardins partagés, ou de se questionner sur la politique d’alimentation ? Est-ce qu’on propose aux gens de s’occuper des espaces vacants, ou sur la stratégie de peuplement de la ville ? », s’interroge Sylvine Bois-Choussy. Une autre crainte est le retrait des acteurs publics de leur mission d’origine. Les stratégies de développement des communs numériques ne seraient-elles pas le cheval de Troie d’un déshabillage des moyens publics au profit d’acteurs associatifs ou d’habitants ? Jacques Richir, maire adjoint de la ville de Lille se défend, par exemple, de vouloir déléguer : « Ce n’est pas du tout notre approche, dit-il clairement, les projets de végétalisation pris en charge par les habitants venant s’ajouter aux projets gérés par la ville. » À Bologne, un projet d’entretien des arcades par les habitants interroge les participants de la mission de veille de La 27e Région, qui peuvent se demander pourquoi ce ne sont pas les agents de la ville qui en ont la charge.
L’avenir du principe de subsidiarité horizontale
Derrière toutes ces interrogations se pose une question centrale dans l’évolution des politiques publiques. Il ne serait plus question de se demander « qui doit faire », mais d’abord « comment résoudre, dans un contexte donné, un problème commun, ou gérer au mieux une ressource commune », et être en mesure d’autoriser des acteurs les plus en capacités de le faire, que cela soit verticalement ou horizontalement. C’est le principe de subsidiarité horizontale. Cette notion révolutionne les pratiques instituantes qui décident en général a priori des légitimités et compétences et ne reviennent pas dessus. Cette subsidiarité horizontale est différente du principe de délégation de service public, déjà appliqué dans de nombreux domaines (transport, social, culture). Pour mieux la saisir, il faut se représenter la différence d’approche qu’il y aurait entre la délégation de la gestion de l’eau municipale à un opérateur privé (DSP privée), une mise en régie publique (municipalisation) et une gestion partielle de la ressource par une communauté d’usagers selon des règles auxquelles elle contribue (administration partagée).
En attendant, la mise en avant des villes qui se réclament des communs en France et dans le monde, comme Brest, Grenoble, Bruxelles, Bologne, Barcelone, ne saurait cacher le long chemin restant à parcourir. Loin des démarches de prospective et d’expérimentation évoquées dans ce numéro, l’action publique traditionnelle, construite en silo sur un modèle hiérarchique résiste encore chaque jour à ces pratiques émergentes. Michel Briand signale sans détour que les projets mis en œuvre par sa délégation n’ont pas beaucoup essaimé : « Sauf quelques-uns, je n’ai pas réussi à convaincre mes collègues d’intégrer cette approche dans d’autres secteurs, explique-t-il. Cette culture des communs existe encore peu, il y a juste Grenoble qui a un chargé de mission, à temps partiel, sur les communs. » Michel Briand a pu constater au cours de ses mandats la culture des universités et des collectivités fermées au partage de leurs ressources. À propos d’un appel à projet destiné à des collèges et lycées, il se souvient avoir demandé que tous les projets soient publiés, mais sans succès. Un proviseur a dit à ce sujet : « Si je publie mon projet, le lycée d’à côté va faire pareil. »
Vers une nouvelle définition de l’intérêt général ?
Le mouvement municipaliste lancé en Espagne avec les villes de Barcelone et de Madrid, ou encore en France avec la commune de Saillans dans la Drôme, serait la traduction politique de cette troisième voie. Dans un contexte de crise du politique, l’effet d’aubaine est assez fort pour qu’émergent des courants capables de transformer une théorie d’un meilleur partage des ressources, en alternative politique. Leurs succès et échecs actuels, en Espagne et en Italie notamment, montrent que l’enjeu des communs et de l’action publique dépasse les logiques d’oppositions générationnelles et culturelles. L’aspect parfois opaque des discours sur les communs s’explique par cet entremêlement actuel d’une néo-culture et d’ambitions politiques plus traditionnelles.
Une partie de la culture des communs viserait un changement profond de société, par une transformation des institutions et l’émergence d’une multitude d’archipels de communautés en lieu et place d’un État tout-puissant. « On est un certain nombre à se placer dans cette logique d’archipel. Un bon exemple est Transiscope. C’est une carte mutualisée qui regroupe les initiatives portées par les Colibris, Alternatiba et une dizaine d’autres structures dont Bretagne Creative. Une interopérabilité se met en place. Chacun est responsable de ses données. Ainsi la logique de réseau remplace celle de la centralisation », explique Michel Briand. À la question de savoir si cette logique d’archipels est souhaitable, il répond : « Le modèle traditionnel de gouvernance hiérarchisée et par délégation montre son impuissance à agir face aux urgences climatiques et sociales. Les millions de jeunes dans la rue nous le disent avec force. »
La question sous-jacente posée à l’ensemble des acteurs impliqués serait peut-être : « De quelle(s) nouvelle(s) culture(s) publique(s) et définitions de l’intérêt général, le mouvement des communs ou la transformation actuelle de l’action publique, seraient finalement le nom ? » Car à ce jour, beaucoup l’ignorent, mais il n’existe pas de définition politique et juridique claire de l’intérêt général. Le concept fonde pourtant le discours, la légitimité et l’action de millions de fonctionnaires et d’élus, auxquels s’ajoutent désormais notamment les acteurs des communs. Son endossement parfois subjectif constitue encore la règle d’usage et peut expliquer en partie la crise de la démocratie lorsqu’elle ne parvient pas à déboucher sur des consensus forts et de l’efficience publique et collective.
Aussi, le lecteur et la lectrice de ce numéro pourraient faire l’essai de s’essayer à produire leur propre définition de l’intérêt général dans le contexte actuel, et de la partager3. Afin de voir s’il peut exister une alternative à une future société d’archipels sans trame « commune » connue à ce jour, ou un regain technique et technocratique capable d’absorber ces théories sans nécessairement répondre jusqu’au bout aux enjeux sociaux, culturels et environnementaux de notre époque. En bref : quelle nouvelle définition de l’intérêt général pour que l’alliance public-privé-commun pose les bases d’une culture publique et sociétale plus porteuse et résiliente que celle tant décriée aujourd’hui ?
Rémy Seillier
« Les communs interrogent les formes institutionnelles existantes »
Entretien avec Rémy Seillier4, chargé de projets innovation publique au CGET et organisateur de la démarche « Agir par les communs ».
Quel est le périmètre de votre mission au CGET ?
La mission Stratégie de recherche et d’innovation du CGET est une équipe de R&D5. Nous travaillons les liens entre innovation sociale et innovation publique et partons d’un constat assez basique : l’État, l’acteur public, n’a plus le monopole de l’action publique. Ce faisant, c’est progressivement toute la question de l’intérêt général (sa production, sa détention, sa garantie, etc.) qui se trouve posée. Des coalitions d’acteurs émergent et répondent à des besoins sociaux que l’action publique n’arrive pas à satisfaire. Dans ce contexte l’organisation de l’action publique territoriale nous semble à repenser. À ce jour nous restons trop enfermés par deux visions de l’action publique. La première est une politique publique très descendante et assez verticale, monopolisée ou déléguée par les administrations. L’autre modèle, le plus populaire, présenté comme l’alternative à la verticalité, c’est la fascination pour le « territoire ». Nous nous disons : les solutions s’inventent dans les territoires, il faut les soutenir, les accompagner.
Comment le CGET en arrive à travailler sur les communs ?
Cela a commencé par un projet : le Carrefour des innovations sociales qui s’est matérialisé en un collectif d’acteurs de l’innovation sociale mettant en commun leurs projets dans le but de les valoriser et développer. De là, nous avons commencé à nous intéresser aux communs et à leurs fonctionnements. Dans le cadre du rapport « Faire ensemble pour mieux vivre ensemble » de Patrick Levy-Waitz, nous avons travaillé sur le soutien des tiers lieux en France : cela a donné lieu à un programme national. Dans ce contexte, de nombreux tiers lieux se réclament de la dynamique des communs. Nous avons beaucoup échangé avec le réseau des tiers lieux libres et open source, le Réseau français des fab lab, le réseau ArtFactories des friches culturelles et le réseau des Tiers lieux Édu. Leurs expériences montrent que les acteurs des communs rencontrent des obstacles juridiques, organisationnels et culturels qu’il y a besoin de lever. Les communs, en tant que « pratiques instituantes » interrogent les formes institutionnelles existantes et constituent un terreau conceptuel et une pratique riche pour travailler la transformation de l’action publique. C’est ce qui nous a amenés à lancer ensemble la recherche-action « Agir par les communs » autour d’une question : quels sont les conditions et les outils susceptibles de permettre la mise en place d’acteurs collectifs nationaux mais non étatiques, en capacité de concevoir, porter et coordonner des actions qui pourraient relever d’une forme d’action publique ?
Que peuvent ainsi apporter les communs à l’action publique et comment organiser ces réseaux ?
Les communs répondent à des problématiques territoriales, des besoins sociaux, sociétaux ou environnementaux. Il est donc utile de se questionner sur la manière d’encourager le développement des communs et de palier à l’éparpillement. Nous sommes persuadés que ce sont les commoners eux-mêmes qui doivent s’organiser. Eux seuls peuvent penser, porter, opérer des dispositifs nationaux au service de l’action par les communs dans les territoires. Le 14 juin 2019 nous avons organisé la première journée d’étude de la démarche « Agir par les communs ». L’objectif était de faire travailler des chercheurs et des juristes avec un ensemble d’acteurs issus des tiers lieux, du mouvement coopératif, du monde de l’ESS, des logiciels libres et open source, de l’innovation publique (DITP, La 27e Région, collectivités territoriales, etc.), ou encore se réclamant officiellement des communs comme la Coop des communs, Remix the Commons ou la mission Communs de la ville de Grenoble. Afin de respecter les principes des communs, la journée a été entièrement documentée. Nous y avons identifié une dizaine de pistes à creuser au service de l’action par les communs, comme : la propriété partagée, le droit d’usage, les licences protectrices, les systèmes participatifs de garantie, la protection des travailleurs des communs. Mais nous sommes encore loin d’avoir résolu la question du portage de ces sujets au sein d’un dispositif d’ampleur nationale.
La question des communs n’oblige-t-elle à pas redéfinir l’intérêt général ?
Oui c’est complètement le sujet. Cette question est centrale. Comment produisons-nous de l’intérêt général ? La bureaucratisation a conduit à une moindre efficacité de l’action publique. La défiance vis-à-vis des institutions est très forte et la démocratie est en crise. Tout cela réinterroge fortement, voire violemment le rôle de l’État, avec en ligne de mire l’idée qu’il ne peut plus être, seul, détenteur de l’intérêt général. On est en train de sortir de l’idée d’État dépositaire et producteur exclusif de l’intérêt général. Néanmoins il est possible que nous allions un peu vite vers le versant privatisation, sans même réinterroger la fabrique de l’intérêt général. Il nous semble essentiel de travailler ces questions. Si l’on cherche bien, il y a peu de chercheurs qui travaillent sur ce sujet. Il manque une base de philosophie politique sur le lien entre intérêt général et communs.
Les communs représentent-ils une nouvelle voie pour faire de l’action publique ?
L’endroit où les communs tendent à faire le lien avec la question de l’action publique, c’est essentiellement le local, notamment à travers les approches associées au municipalisme. Mais la limite du municipalisme c’est qu’il est enfermé dans le local et laisse de côté la question de ce qui fait société en France. Quel est le rôle de l’État ? Les institutions sont-elles protectrices ? Dans le municipalisme comme dans les expérimentations, il y a un côté « hackons les institutions », mais on se demande rarement : a-t-on les capacités de refaire les institutions ? Or, toute la richesse avec les communs est de questionner le devenir et la transformation des institutions. Je pense que l’État doit impérativement s’intéresser à ce mouvement, pour s’y adapter d’abord et pour penser son évolution ensuite. Malheureusement il n’est pas encore organisé pour cela. Il est pris dans un mouvement de réforme perpétuel et n’est pas à ce jour dans une dynamique d’accompagnement – de tiers de confiance – de nouvelles formes d’action publique susceptibles d’être portées par des « organisations », « institutions », « méta-organisation » ? plus résilientes.
- Hardin G., La tragédie des communs, 2018, PUF.
- L’expression zone à défendre (ou ZAD) est un néologisme militant utilisé pour désigner une forme de squat à vocation politique.
- Réagissez, et donnez votre propre définition avec #Horizonspublics sur Twitter !
- Emmanuel Dupont prendra le relais de la mission de Rémy Seillier, qui part travailler au sein de l’Association nationale des tiers lieux, en partenariat avec le CGET.
- Recherche et développement.