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Le concept « aller-vers » : un pas de côte à inventer, entre freins et promesses

©Crédit : Jeanne Schelle, agence Pratico-Pratiques.
Le 1 août 2022

Repenser l’accueil dans les services publics peut aussi passer par une démarche dite « aller-vers » l’usager. C’est ce que fait l’agence de design Pratico-Pratiques qui conçoit et teste actuellement des dispositifs d’aller-vers dans le champ des politiques sociales. Retour d’expérience sur la métropole de Nantes, à Saint-Brieuc et au sein de la collectivité de Corse.

Résumé

L’agence Pratico-Pratiques enquête, conçoit et teste actuellement des dispositifs d’aller-vers dans le champ des politiques sociales. Sur la métropole de Nantes (politique social communale et intercommunale), à Saint-Brieuc (accès emploi et insertion) ou au sein de la collectivité de Corse (politique autonomie, refonte des guichets des centres locaux d’information et de coordination gérontologique [CLIC]). Apparu dès 1973, à l’instar de la Caisse nationale des allocations familiales (CAF) cherchant à repérer si les aides et prestations sociales touchaient bien leurs publics cibles, le phénomène de non-recours aux droits sociaux est ancien. L’observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE) en tant que laboratoire de recherche public explore depuis la relation des citoyens bénéficiaires de prestations sociales à l’administration publique1. Six raisons principales apparaissent pour expliquer le non-recours aux droits : la non-demande, la non-réception, la non-connaissance, la non-présentation, la non-adhésion et le repli sur soi. Différentes stratégies sont énoncées pour améliorer le recours aux droits. Parmi elles, deux grandes voies font l’objet de notre attention : faciliter les démarches administratives et développer les aller-vers visant à faire connaître l’offre publique et à ramener ces publics vers l’institution. Si cet article se garde d’apporter des réponses définitives pour la mise en œuvre de dispositifs d’aller-vers dans le champ des politiques sociales, il tente de poser des jalons opérationnels en ouvrant des questions concrètes sur les freins et leviers nécessaires à leurs mises en œuvre.

Apparu dès 1973, à l’instar de la CAF cherchant à repérer si les aides et prestations sociales touchaient bien leurs publics cibles, le phénomène de non-recours aux droits sociaux est ancien. En 2011, il entre de plein fouet dans le débat public quand un chiffre alarmant est mis à jour : 68 % des potentiels bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) sont en peine de leurs droits. L’ODENORE, en tant que laboratoire de recherche public, explore depuis la relation des citoyens bénéficiaires de prestations sociales à l’administration publique2. Six raisons principales apparaissent pour expliquer le non-recours aux droits : la non-demande, la non-réception, la non-connaissance, la non-présentation, la non-adhésion et le repli sur soi. Ces causes de non-recours traduisent un lien particulier entre administrés et administrations, entre une incompréhension causée par une faible maîtrise des codes administratifs et une défiance vis-à-vis de l’institution. Avec l’introduction du numérique comme vecteur de relation administrés/administration, les causes de non-recours aux droits ont tendance à se transformer : l’outil technique facilite les démarches pour certains tandis qu’il les complexifie pour d’autres.

Les personnes en peine de leurs droits sont inscrites dans une notion floue. En effet le terme « d’invisibles » entre de façon récurrente dans le discours des acteurs publics. L’étude FORS3 identifie différents profils : « Les sans-domiciles stables (dont les hébergés chez des tiers), l’entourage familial des enfants placés ou en voie de l’être, les personnes logées présentant des troubles de santé mentale, les sortants d’institution (foyer, prison, etc.), les travailleurs indépendants pauvres, les pauvres en milieu rural (jeunes et néo-ruraux), etc. » Éloignées des solidarités nationales et citoyennes, une partie de ces populations peuvent être « non perçues », hors des radars du système de solidarité, tandis qu’une autre partie peut être « perçue » sans pour autant bénéficier de réponses réelles adéquates à leurs problèmes comme les personnes âgées pauvres, les familles monoparentales, etc. Différentes stratégies sont énoncées pour améliorer le recours aux droits. Parmi elles, deux grandes voies font l’objet de notre attention : il s’agit d’une part de faciliter les démarches administratives et d’autre part de développer les aller-vers visant à faire connaître l’offre publique et à ramener ces publics vers l’institution.

Les postures d’aller-vers ont longtemps fait partie du champ de compétences du travail social dans un cadre préventif. Si les éducateurs de rue ont gardé ces savoir-faire pour prendre contact avec les jeunes, une partie des travailleurs sociaux a progressivement été détachée de ce contact direct avec les populations dans leurs lieux de vie. Or, le retour en force d’une demande politique de ce type d’intervention sur le terrain nécessite le déploiement et le renouvellement de compétences et de postures adaptées à des contextes sociaux nouveaux. Un cortège de questionnements légitimes accompagne la remise à jour de ces pratiques professionnelles : quelles sont les valeurs ajoutées à aller-vers les publics de l’action sociale ? Quelles en sont les nouvelles formes ? Quelles visions, quelles postures ou quelles controverses sous-tendent ces pratiques ?

L’aller-vers : un pas de côté à inventer entre freins et promesses

« C’est une action, un déplacement qui conduit à se mettre en lien sans s’imposer. Il faut pouvoir se mettre à la portée de la personne en l’écoutant… Pour réussir la rencontre, il faut être vigilant sur le “démarrage” de la relation. Cela demande une forme d’engagement qui nécessite de s’adapter, d’être disponible et bienveillant. Il faut, pour aller-vers, accepter l’incertitude qui provoque de l’insécurité et met dans une zone d’inconfort. » Cette définition est issue de la réflexion d’un groupe de travailleurs sociaux en formation avec Didier Dubasque, membre du Haut conseil du travail social et de l’Association nationale des assistant·es de service social (ANAS). Face à l’enjeu majeur que représente le non-recours aux droits, deux solutions semblent souvent s’offrir aux administrations. D’une part, transformer leurs espaces pour (mieux) faire venir les publics souvent dits « invisibles », d’autre part aller directement à leur rencontre, ce qui suppose que l’on sait où ils se trouvent. Ce « retour à l’espace public » pour les travailleurs sociaux met autant en œuvre des mécanismes de motivation que des craintes légitimes face à une approche nouvelle de la pratique professionnelle. En effet, aller-vers c’est à la fois se confronter à l’incertitude qu’à l’excitation générée par la nouveauté.

Se rapprocher de la réalité des habitants, mieux comprendre leurs besoins

Les actions d’aller-vers permettent de faire connaître son service et sa structure, de communiquer de façon directe avec les habitants et de percevoir très vite l’intérêt des personnes pour la proposition publique. Outre le contact direct avec les publics – et parfois des publics non connus ou non vus depuis longtemps, travailler en dehors des cadres institutionnels fait souvent naître des conversations, des échanges instructifs entre agents et de petits groupes d’habitants spontanément réunis. Ce qui surgit, que ce soient des propositions, des critiques, des commentaires peut venir enrichir des débats internes aux équipes sociales sur : les outils de communication, la coordination entre acteurs de terrain, la connaissance d’autres dispositifs existants sur le même territoire, les failles de certaines aides ou procédures, etc. Certes, le nombre de personnes rencontrées n’est pas toujours extraordinairement élevé, cependant les personnes prenant le temps de s’arrêter, de converser apportent fréquemment des points de vue singuliers. La combinaison de ces points de vue peut amener à une perception plus fine des représentations des habitants sur l’offre publique et constituer une forme de baromètre mêlant satisfaction et proposition. Ceci est soumis à la possibilité pour les agents de pouvoir échanger dans des temps réflexifs sur ce qui s’est produit sur le terrain.

La démarche de l'aller-vers par l'Agence Pratico-pratique

Être "hors les murs" fait partie de la démarche de l'aller-vers pour être à l'écoute des usagers. C'est le fondement de la démarche de l'agence de designers Pratico-Pratiques.

Lancer une démarche d’aller-vers, c’est aussi l’occasion pour une collectivité de questionner et de changer ses pratiques internes. C’est à la fois un état des lieux de l’existant et l’occasion d’inventer d’autres façons de faire. Ce chantier offre des occasions de se réinventer. Ce qui demande du temps, de l’énergie et une bonne perception de la plus-value de ce type d’action. Ainsi faire de l’action sociale « hors les murs » s’assimile souvent à un étrange pas de côté : pas de côté géographique (se mettre à côté de ses bureaux plutôt que dans ses bureaux), pas de côté dans les collaborations (c’est l’occasion de nouer des liens inhabituels avec d’autres institutions publiques, des habitants du quartier, des commerçants, etc.), pas de côté esthétique et sensible (sortir des bureaux veut dire investir un autre espace, s’autoriser à utiliser d’autres codes), pas de côté institutionnel (changer les codes influe forcément sur la relation entre les agents et les usagers) et pas de côté dans le quotidien des agents (il s’agit d’expériences « extra-ordinaires ») : « Quand, dans notre vie, ceux qui n’étaient jusqu’ici que l’objet d’un discours deviennent des individus qui nous font face, quand leurs yeux plongent dans les nôtres, quand ils utilisent des mots singuliers et que nous nous trouvons en prise avec toute la sensorialité de l’instant, nous voyageons alors dans notre propre société. Nous ne longeons plus les décors d’un quartier populaire, mais nous nous y installons temporairement, pour entrer dans une réalité dont nous n’avions jusqu’alors que de maigres représentations. À travers ces moments passés ensemble, pour eux, comme pour nous, il a été question de donner corps à des vies distantes », explique Jérôme Guillet4.

Faire face à la crainte de quitter des murs rassurants, mesurer l’incertitude et le risque d’une perte d’efficacité

Si l’un des freins majeurs à la mise en place d’actions « hors les murs » réside dans la force des habitudes, le fait de quitter les locaux institutionnels est fréquemment soulevé par les équipes. Certains chefs d’équipes doivent faire face à des réticences liées aux peurs des agressions, au manque de repères. Les agents sociaux peuvent faire part d’une certaine agressivité des usagers à leur encontre lors de rendez-vous au centre communal d’action sociale (CCAS), une agressivité qu’ils craignent de retrouver au-dehors, dans des espaces publics ouverts et non protégés par les murs de l’institution. Ces murs sont considérés comme protecteurs, ce sont des espaces de travail, des espaces d’intimité, de confidentialité, des espaces d’accueil au service des usagers. Or, ces murs sont aussi une enceinte institutionnelle régie par des protocoles, un vocabulaire commun, des postures ; autant d’éléments pouvant créer une distance avec les habitants. Cette distance se manifeste dans les actes par la crainte de pousser la porte.

Lancer une démarche d’aller-vers, c’est aussi l’occasion pour une collectivité de questionner et de changer ses pratiques internes.

Quelle est l’influence de ces murs sur ceux qui les vivent au quotidien ou sur ceux qui viennent y trouver les réponses à leurs questions (souvent vitales) ? À la fin d’une journée d’expérimentation où un service du CCAS de la ville de Nantes et de l’espace départemental des solidarités avait été « téléporté » dans un centre socioculturel de quartier, plusieurs agents ont remarqué l’absence d’agressivité des habitants venus les rencontrer, et même leur caractère détendu. Nous sommes là face à un paradoxe. Comment qualifier et mesurer l’impact des « espaces institutionnels conventionnels » sur les personnes ? C’est la question que s’est posée la Métropole de Lyon dans la recherche en design faite sur l’accueil social « Bienvenue en maison de la métropole » 5. Les espaces d’accueil primaires ont été repensés pour favoriser une ambiance calme et détendue, soignée esthétiquement et répondant à des usages importants que l’on peut oublier : s’asseoir confortablement en fonction de son âge ou de son état de santé, brancher son téléphone, avoir accès à des informations, mais pas trop non plus, être reçu comme une personne et non comme un usager, etc. L’ambition vise également à intégrer une convivialité, une chaleur au sein des bureaux d’accueil sociaux. On peut se demander quelle est la part réelle d’agressivité hors les murs. Quelle est la part de projection face à un extérieur étranger ? Le « hors les murs » a certainement des qualités que le dedans n’a pas, et pose parfois des difficultés insurmontables ! Mais qu’en est-il réellement ? Être « hors les murs », c’est d’abord accepter de s’exposer aux regards des autres. L’appréhension que cela soulève ne relève pas d’une peur infondée, mais fait au contraire résonner une multitude de sentiments allant de la crainte du ridicule à la crainte de l’agression. Or, l’espace urbain est empreint de codes sociaux se traduisant différemment si nous sommes un homme ou une femme, seul·e ou en équipe, etc. Comment s’y préparer sans attiser les angoisses de chacun ? S’il n’y a pas de recette à cette question, il est possible de déjouer les nœuds, par exemple, en s’entraînant entre collègues. Le pas de côté réside alors dans la force et le soutien du collectif.

Activer des leviers : entre institutionnalisation et adaptabilité

À travers l’expérience vécue à la Métropole de Nantes, l’organisation des aller-vers a soulevé un grand nombre de questions vis-à-vis du pas de côté nécessaire et parfois énergivore, car pas encore suffisamment outillé et expérimenté. Ainsi, un certain nombre d’enjeux ont émergé sous la forme de questions. Pourquoi et comment mettre en œuvre concrètement ce pas de côté ? Comment trouver l’équilibre entre l’incertitude de nouveaux usages et le calme des habitudes ? Quelles sont les questions à se poser pour se donner la juste ambition ? Comment mieux calibrer les actions en fonction des contextes, des ressources et des besoins ?

Ces enjeux déterminent la pérennité des projets et sont observables sous différents angles, dont voici quelques points marquants :

  • la récurrence des événements : faut-il, par exemple, proposer une sortie « hors les murs » hebdomadaire ou mensuel ? Qu’est-ce qui est acceptable/soutenable/confortable pour les agents ? Quelle charge de travail demande une sortie avant/pendant/après l’événement ? Qui participe et combien de personnes portent l’action ?
  • l’engouement, à la fois collectif et individuel : au-delà des chiffres et du nombre d’usagers rencontrés, comment ces temps d’aller-vers servent-ils à nourrir les agents et les partenariats ? Quelle énergie porte le groupe ? Que vont apprendre les agents ? Et, élément très important, comment mettre en valeur ces apprentissages et les liens noués ?
  • des outils confortables physiquement et intellectuellement : les outils interrogent les postures de travail. En effet, on ne crée pas les mêmes liens avec les passants si l’on a une signalétique en ballons, en rubalise ou une signalétique « officielle ». L’enjeu est ici d’avoir des outils à la fois ergonomiques (par exemple, faciles à transporter pour une personne seule). Les outils sont un signe : il faut être à l’aise pour travailler sous cette bannière ou avec ce mobilier. Le test « en réel » est le seul qui permette de se rendre compte de l’adaptation des outils à l’exercice ;
  • soutenir les agents dans le temps : l’action sociale est un domaine professionnel exigeant pour les agents. Comment faire en sorte que ces temps d’aller-vers soient aussi l’occasion de renouveler la perception du sens de l’action ? L’occasion de se sentir entouré ? Comment assurer un bon passage de relais lorsqu’un agent est remplacé ? Comment bien accueillir, bien introduire un nouvel agent dans un réseau d’acteurs plus large que son service ?

Interpeller positivement

Au-delà de la crainte de la « réaction de l’autre », il y a aussi la crainte de sa non-réaction, l’espace public étant un lieu où chacun peut feindre poliment de ne pas se voir. Souvent sur-sollicité, il est d’usage pour le passant de faire « acte de résistance » face à l’interpellation. Entre sensation de menace, observations en coin et parfaite inattention, comment intéresser les passants ?

Pour répondre à cette question, nous discernons trois partis pris :

  • interpeller par les sens, se faire voir : il s’agit ici d’attirer l’attention en proposant quelque chose qui transforme le paysage sensoriel, qui bouleverse les codes (dispositifs colorés, panneaux de signalisation détournés, musique, etc.). Tout l’enjeu est alors de créer la surprise et de se démarquer d’une publicité « ordinaire » ;
  • interpeller par le cadeau : offrir quelque chose est une manière de remercier la personne pour l’attention qu’elle veut bien nous accorder. Un consommable (un café), un objet (des ballons, des fleurs), une prestation (coiffeur). Il s’agit d’offrir quelque chose de qualité pour que les personnes aient envie de le garder, et de trouver une cohérence entre le cadeau offert et le lieu et le moment de l’aller-vers. Par exemple, un kit contenant des ampoules basse consommation est pertinent pour pouvoir aborder la question des factures de chauffage ;
  • interpeller par le fait d’être occupé : pratiquer une activité dans un espace non dédié à celle-ci (bricoler, cuisiner, dessiner, travailler, etc.) engendre de la curiosité et a tendance à faire baisser la méfiance des passants. Dans le hall d’une administration parisienne, nous n’avons jamais autant discuté avec des agents que lorsque nous avons sorti les planches et les visseuses. Tout l’art de cette méthode est de laisser venir à nous et réside dans le choix de l’activité et du lieu en cohérence avec le sujet que l’on veut aborder.

Concevoir une organisation aidante au service des travailleurs sociaux

Comment éviter les situations embarrassantes (se sentir ridicule, se sentir prisonnier d’une conversation délicate, etc.) ? Jérôme Guillet aborde quelques points dans son petit Manuel de travail dans l’espace public6 :

  • des questions d’équipes : nous sommes toujours plus courageux en groupes et ne sommes pas repérés de la même façon si nous sommes 2 ou 5… Comment les rôles sont-ils répartis au sein de l’équipe (une personne interpelle, l’autre accueille, etc.) ? Les agents ont-ils préparé ensemble des « portes de sortie », des phrases toutes faites pour prendre congé d’une personne mobilisant la parole ?, etc. ;
  • des questions de lieux : nous projetons des représentations sur les lieux et leurs usages. Sans en avoir parfaitement conscience, il peut être bon de discerner au préalable les représentations que nous avons de ces lieux. Qui sont les personnes relais pouvant nous introduire dans un nouveau territoire ? S’exercer au préalable dans des lieux « faciles » et auprès de publics familiers peut aussi être un bon exercice. Il n’est pas obligatoire de plonger tête la première dans un espace inconnu, cela peut se faire par étape ;
  • des questions de temps : quels sont les bons moments pour aller à la rencontre des usagers ? Que nous dicte notre intuition ? Aller vers son public et être à son écoute, demande de l’énergie, met les sens en éveil et peut aussi faire naître beaucoup d’émotions. Les pauses sont alors nécessaires pour digérer ce qu’il vient de se passer, et se recentrer, échanger les informations avec les pairs. Ce besoin de temps off, des « temps blancs », serait d’après nous à prendre en compte par les institutions directement dans les fiches de postes. Comme Jérôme Guillet le dit si bien, « l’écoute de l’autre passe d’abord par l’écoute de soi ».

Pour aller plus loin, nous vous invitons largement à vous plonger dans son petit Manuel de travail dans l’espace public.

La carte et le territoire : perception des publics communs des acteurs institutionnels

Le territoire est au cœur des questions d’aller-vers. La question sociale est en effet largement soumise aux contextes, aux lieux de vie, et le champ de l’action sociale prend toute sa mesure au sein de politiques publiques territorialisées. Ainsi, il y a dans ce terme une dimension qui laisse apparaître des espaces bien définis : pas de territoires sans frontières. Dans quel territoire allons-nous nous aventurer ? S’agit-il du territoire géographique, d’un quartier que nous n’avons encore jamais traversé ? S’agit-il du territoire symbolique, du périmètre d’action d’une autre collectivité ou d’un autre service ? S’agit-il d’entrer dans un univers dont les codes nous sont encore inconnus ? Où commence et où s’arrête alors l’aller-vers ? Les agents d’un CCAS sont-ils déjà en dehors de leur territoire lorsqu’ils se déplacent sur le parvis du bâtiment ? Quels sont les marqueurs de territoire à respecter (espace d’intimité des personnes) et ceux à déjouer (différence de vocabulaires au sein de différents services sociaux) ? « On décrochera plus facilement le téléphone pour appeler une assistante sociale dont on aura déjà vu le visage », nous disait une agente de CCAS à la suite d’une journée d’expérimentation. Ces démarches d’aller-vers ne sont pas uniquement des démarches vers les usagers, mais aussi des ponts entre différents services publics travaillant pour des publics communs : agents de la CAF, de la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), services départementaux, services métropolitains, associations, éducateurs de rue, etc. C’est l’occasion de se rencontrer dans des lieux ou territoires « neutres » : la rue, un centre socioculturel, un hall d’immeuble, etc. L’échange des informations n’en est que plus fluide par la suite. C’est là finalement la construction d’un nouveau territoire commun, symbolique, se basant non pas sur les champs d’action de chacun, mais sur les préoccupations d’un public commun7.

Par ailleurs, de quelle façon les agents publics s’intègrent-ils dans un écosystème déjà empreint de codes et d’usages ? Cette question doit être soulevée, car elle permet d’activer des alliés puissants : les relais locaux, des habitants du quartier, des commerçants, autres services, etc. La lutte contre le non-recours aux droits ne peut se faire sans l’aide de relais en lien direct avec le quotidien des habitants, à même de recueillir et de percevoir des situations réellement vécues. Cependant, déplacer les services au cœur des territoires, au cœur « des quartiers », est-ce pour autant la solution à la lutte contre le non-recours aux droits ? Si la distance géographique est réduite pour l’habitant, la distance symbolique ne l’est pas toujours. Pousser la porte d’un service public n’est jamais anodin pour une personne, peut-être encore plus « au sein de son propre territoire » : c’est le signe que l’on a besoin d’aide. C’est s’exposer au jugement de l’autre, à une potentielle stigmatisation. C’est aussi altérer le jugement que l’on porte sur soi-même. Une stratégie peut être le regroupement de plusieurs services au sein de « territoires plus neutres » comme un centre socioculturel ou une maison de quartier permettant ainsi de préserver une forme d’anonymat pour les personnes. La tentation du « tiers-lieu » est alors grande, mais attention à ne pas tomber dans l’illusion d’un espace multi-usage, multi-public, abolissant simultanément les rapports de dominations et les communautés. Malgré toute notre bonne volonté, le tiers-lieu n’est pas un territoire neutre. Lors d’une expérimentation à de Nantes, nous nous étonnions que tous les hommes du quartier auprès de qui nous allions donner nos flyers nous indiquaient, après nous avoir remerciés, « je vais envoyer ma femme ». Les jeunes hommes allaient « en parler à leur mère ». De fait, de toute la journée, nous n’avons vu passer que des femmes, à l’exception d’un jeune homme. Cela veut-il dire que notre journée était ratée, car le public rencontré manquait de diversité ? Nous ne pensons pas. Cela veut simplement dire que notre dispositif mis en place fonctionnait avec ce public particulier, nous sommes obligés de l’accepter. Cette dernière idée est essentielle dans la mise en lumière des enseignements, car elle implique de penser les dispositifs en fonction des publics que nous voulons rencontrer en priorité. Par exemple, pour toucher des mères célibataires, il convient de penser aux moyens d’occuper les enfants pour laisser à la mère le temps d’échanger. Par ailleurs, attirer l’attention des enfants est aussi un bon moyen d’attirer l’attention des parents.

  1. https://www.millenaire3.com/Interview/pour-l-emergence-d-une-vision-des-solidarites-territoriales-basee-sur-les-communs
  2. Ibid.
  3. Baronnet J., Faucheux-Leroy S. et Kertudo P., Étude sur la pauvreté et l’exclusion sociale de certains publics mal couverts par la statistique publique, mai 2014, ONPES FORS.
  4. Guillet J., Petit manuel de travail dans l’espace public. À la rencontre des passants, 2019, Édition du commun.
  5. https://www.millenaire3.com/ressources/Repenser-ensemble-l-accueil-des-visiteurs-dans-les-Maisons-de-la-Metropole
  6. Guillet J., Petit manuel de travail dans l’espace public, op. cit.
  7. https://www.millenaire3.com/Interview/pour-l-emergence-d-une-vision-des-solidarites-territoriales-basee-sur-les-communs
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