Le proofmaking, un état d’esprit pour innover dans l’incertitude

Le 29 juin 2022

Au niveau européen, le taux d’échec des innovations dans les entreprises ne diminue pas depuis trente ans alors que les écosystèmes semblent plus porteurs aux États-Unis et en Asie. Ne faut-il pas revoir la façon de faire l’innovation en adoptant une nouvelle approche plus ouverte, plus hybride, en mode « test & learn », qui avance à petits pas, par la preuve, dans une logique d’apprentissage ?

Adoptez l’esprit proofmaking ! Dépassez l’incertitude, innovez et propulsez vos projets, c’est le titre d’un ouvrage récent1, écrit par quatre passionné·es d’innovation, qui apporte un vent de fraîcheur sur la manière de pratiquer l’innovation. « “Proof” renvoie à l’idée de “preuve” et “making” à l’idée de “faire”. C’est l’innovation par la preuve et par l’action, capable d’évoluer dans des contextes d’incertitude », explique Mathias Béjean, l’un des quatre co-auteurs. Selon le chercheur, le proofmaking peut être un nouveau souffle pour l’innovation dans les entreprises, mais aussi dans le secteur public.

Un état d’esprit plutôt qu’une méthode

Inspiré des pratiques et des techniques en vigueur chez les designers et les ingénieurs qui travaillent sur l’usage à l’échelle internationale, très en vogue dans les start-ups sous la forme de l’approche « test & learn », le proofmaking n’est pas une méthode toute faite, mais plutôt une pratique et une culture qui encourage la curiosité, la prise de risque mesurée, l’initiative et la collaboration en entreprise : « C’est une démarche rigoureuse d’expérimentation qui requiert d’inventer des protocoles ad hoc visant à dépasser les croyances dogmatiques ou infondées et à s’orienter dans des contextes à forte incertitude. Il ne s’agit pas d’une doctrine, ni d’une nouvelle méthodologie, mais plutôt d’un état d’esprit, d’une manière de pratiquer l’innovation », écrivent les auteur·es en introduction de leur ouvrage.

Le proofmaking s’inscrit surtout dans une vision dynamique et transformative de l’innovation, selon Mathias Béjean pour qui « la preuve transformative » est cruciale dans cette approche : « Ce qu’on cherche à faire, c’est identifier des signaux faibles et des récurrences intéressantes, les comprendre et les documenter (preuve rétrospective) pour ensuite générer des hypothèses de changement, les tester et en accroître la capacité à transformer les situations réelles (preuve transformative). La preuve transformative est à ce titre majeure », explique-t-il. Les proofmakers ont aussi la capacité d’intégrer l’inattendu dans leur façon d’innover et de faire appel à une communauté de créatifs pour accélérer l’innovation. C’est l’un des atouts de cette approche ouverte et expérimentale, comme l’illustre l’innovation de l’Easybreath Covid, le masque de snorkeling inventé et vendu par Decathlon, transformé durant la crise sanitaire par une communauté de proofmakers à la fois en protection pour les soignants et en ventilateur non invasif pour les patients, cité en exemple dans l’ouvrage.

Un nouveau souffle pour l’innovation publique ?

Le proofmaking propose une approche d’expérimentation qui intègre une réflexion approfondie sur les types de preuve recherchés, leurs spécificités et leurs différentes modalités de mise en œuvre, c’est l’un de ses points forts. Il offre un cadre et une approche méthodologique qui peuvent venir enrichir et accélérer les pratiques d’innovation plus classiques ou plus descendantes dans le monde de l’entreprise, mais aussi des administrations fonctionnant trop en silos ou de façon verticale. C’est aussi un état d’esprit, une manière de se poser par rapport à l’inconnu qui aide à affronter l’incertitude et à surmonter les difficultés et les épreuves. C’est pourquoi, selon Mathias Béjean, c’est une culture de l’innovation qui peut s’avérer fort utile dans la sphère publique : « Certains laboratoires d’innovation publique en France, par exemple, c’est le constat partagé notamment dans le cadre du programme des Labonautes3 lancé par La 27Région4, et qui vise à explorer l’avenir des laboratoires d’innovation publique, éprouvent des difficultés à concrétiser leurs ambitions d’innovation. Beaucoup évoquent une difficulté à “passer à l’échelle”, à avoir de l’impact au-delà des fameux “POC” pour proof of concept, des preuves de concept souvent préliminaires qui débouchent rarement sur des transformations réelles des processus ou des organisations. L’approche proofmaking pourrait leur apporter un cadre et une pratique pour aller au bout de leurs actions et engager des transformations plus profondes dans les contextes qui sont les leurs », explique Mathias Béjean.

Les sept principes fondamentaux du proofmaking2

  1. Mettre de l’innovation dans la méthode
    Pour tout sujet d’innovation, il faut innover dans la méthode afin d’inventer des protocoles vivants et pertinents, adaptés aux spécificités des contextes locaux.
  2. Reformuler les sujets d’innovation pour intégrer l’usage
    Reformuler les sujets pour identifier la problématique d’usage permet d’offrir de la valeur à toutes les parties prenantes et d’accroître l’appropriation des innovations.
  3. Incarner les hypothèses d’innovation par des artefacts
    En matérialisant les hypothèses par des artefacts, on peut les confronter à des situations concrètes pour enrichir et consolider les réflexions par des données réelles.
  4. Expérimenter pour accroître le potentiel de transformation
    À tout moment, l’expérimentation introduit des éléments générant de nouvelles dynamiques permettant d’accroître le potentiel de transformation.
  5. Mettre à l’épreuve pour révéler des « inducteurs » de transformation
    Les situations d’épreuve peuvent révéler des « inducteurs », c’est-à-dire des éléments émergeant de la situation avec la capacité de la transformer en profondeur.
  6. Éclairer la décision de façon dynamique et continue
    L’expérimentation en continu permet d’enrichir et d’actualiser l’espace de choix des décideurs en l’éclairant de nouvelles données, options et connaissances.
  7. S’immerger pour ouvrir des chemins inattendus
    C’est en se plongeant dans les situations que l’on s’ouvre à l’inattendu, que l’on trouve quelque chose de précieux que l’on ne cherchait pas forcément au départ…

Plus haut dans les administrations centrales, l’État pousse à une forme d’expérimentation rigoureuse dont beaucoup estiment qu’elle est encore insuffisamment développée en France. C’est alors souvent le modèle des essais cliniques qui s’impose comme gold standard : « Mais, si la méthode expérimentale peut apporter beaucoup sur certaines questions, celles-ci doivent être très précises et formulées d’une manière qui ne laisse pas beaucoup de place à l’inattendu. De ce fait, les essais contrôlés (randomisés ou non) ne sont pas forcément la meilleure approche pour engager et accompagner une transformation profonde dans une situation donnée. En outre, ce type d’expérimentations contrôlées impliquent des dispositifs méthodologiques généralement lourds, chers et peu fédérateurs pour les acteurs de terrain. En permettant de construire une stratégie d’expérimentation plus riche et frugale, le proofmaking pourrait s’avérer pertinent pour l’innovation publique », poursuit le chercheur et praticien de l’innovation, auteur également d’une fiction sur l’innovation5.

PRATIQUER LE PROOFMAKING POUR SUSCITER DES TRANSFORMATIONS RÉELLES

Source : Béjean M., Gauthier S., Leterrier C. et Cesano M., Adoptez l’esprit proofmaking. Dépassez l’incertitude, innovez, et propulsez vos projets. Faire, tester, apprendre, op. cit.

En permettant de construire une stratégie d’expérimentation plus riche et frugale, le proofmaking pourrait s’avérer pertinent pour l’innovation publique »

De nombreux exemples à l’international

La démarche de proofmaking a rencontré le succès sur de nombreux projets à l’étranger ou dans des entreprises de taille mondiale. Premier exemple avec une expérimentation urbaine rapide, agile et mixte qui a été utilisée en 2010 pour repenser le parvis de la cathédrale Saint-Paul à Londres6. En 2008, la City of London lance un grand projet de réaménagement de ce parvis et de ses espaces environnants pour créer un lieu plus accueillant, durable et inclusif pour les Jeux olympiques de 2012, dans un contexte de fortes mutations d’usages. De nombreuses études en amont ont été menées, mais les élus, les techniciens et les parties prenantes ne parviennent pas à se mettre d’accord. L’idée va consister à tester avec les usagers différents scénarios d’aménagement en conditions réelles pour en choisir un : « C’est un bel exemple qui montre que les pratiques expérimentales, qui permettent d’innover en testant des solutions en conditions réelles, au contact des usagers, sont pertinentes. » Déjà cité au début de cet article, l’Easybreath Covid est une illustration très forte de la démarche des proofmakers, qui ont su en très peu de temps, grâce à la réactivité d’une communauté engagée, tester et faire prototyper des modèles de masques capables de se transformer en protection pour les soignants ou en ventilateurs pour les patients. Enfin, dernier exemple qui montre que le recours au proofmaking peut faire la différence, avec Aaqius, la société suisse d’innovation spécialisée dans le développement et le déploiement de standards technologiques mondiaux « bas carbone » pour les marchés de l’énergie et de la mobilité. En explorant le potentiel d’usage d’une technologie de rupture (conditionner l’hydrogène à très faible pression et température ambiante, sans risque dans des formats de canettes de soda) en mode proofmaker, les innovateurs du groupe sont parvenus à sortir un produit adapté aux parties prenantes : « C’est une entreprise très dynamique sur la technologie de rupture, qui a su être à l’écoute des usagers pour faire évoluer son produit et penser de façon systémique », confie Mathias Béjean.

La création d’une communauté de proofmakers, avec une plateforme, pour partager des expériences, des pratiques et l’ouverture une « proofmaking Académie » sont les prochaines étapes.

  1. Béjean M., Gauthier S., Leterrier C. et Cesano M., Adoptez l’esprit proofmaking. Dépassez l’incertitude, innovez, et propulsez vos projets. Faire, tester, apprendre, 2022, Pearson France, Village mondial.
  2. Ibid., p. 7-8.
  3. https://www.la27eregion.fr/les-labonautes/
  4. Financé par la direction interministérielle à la transformation publique (DITP).
  5. Béjean M., Innovation beyond Fiction : An Imaginative Play with Mathematics, 2022, Cambridge Scholar Publishing.
  6. Avide É. et Hayman M., « Expérimenter pour innover : les exemples de la City of London et de Ma course SNCF », Horizons publics juill.-août 2021, n22, p. 50-55.
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