Revue
DossierLes maires face aux violences
Selon le ministère de l’Intérieur, en 2022, 2 265 faits d’atteintes aux élus ont été recensés sur le territoire national, soit une augmentation de 32 % par rapport à l’année précédente. Dans 6 cas sur 10, ce sont les maires qui sont victimes d’agressions. Ces faits d’atteintes aux élus sont constitués par des menaces (26 %) et outrages (41 %), les violences physiques demeurant marginales (moins de 5 %).
Ces violences peuvent-elles apparaître comme des facteurs explicatifs du désengagement dans la vie publique locale et de l’augmentation du nombre de démissions d’élus ? Deux réactions de maires victimes d’agressions ou de harcèlement permettent d’en saisir les enjeux.
Christian Devèze, maire de Cambo-les-Bains (Pyrénées-Atlantiques), et Charles Massondo, maire de Saint-Palais (Pyrénées-Atlantiques), victimes d’agressions ou de harcèlement, ont accepté de témoigner de ces violences.
La presse locale relate que, le 10 avril 2024, des manifestants se sont opposés à la sortie des membres du conseil municipal de Cambo-les-Bains, provoquant « une bousculade au cours de laquelle le maire, Christian Devèze, a chuté et a été légèrement blessé ». Il faut rappeler que cet événement est intervenu alors que l’association des maires des Pyrénées-Atlantiques (ADM 64) a voté une motion dénonçant les violences et agressions verbales et physiques dont les élus locaux sont de plus en plus la cible. Au mois de mars 2024, la maire de Briscous, Fabienne Avensa, avait remis sa démission au préfet après la découverte d’un cercueil devant la mairie. M. Devèze, pouvez-vous expliquer les faits à l’origine de cette « bousculade » et l’agression dont vous avez été la victime ?
Christian Devèze (C. D.) – Alors que j’avais inscrit dans mon programme la réalisation d’un projet immobilier Marienia, certaines personnes ont commencé à manifester leur opposition en 2022 par différentes actions (campement-occupation, déversement de terre, etc.). En décembre 2023, le conseil municipal avait déjà été perturbé par une cinquantaine de manifestants lançant des quolibets durant une vingtaine de minutes. Après les avoir laissés s’exprimer, ils ont quitté le conseil municipal. Lors du conseil municipal du 10 avril 2024 devait notamment être présenté le budget. Les services préfectoraux ont prévenu d’une nouvelle manifestation et ont posé la question du huis clos. Étant favorable à l’expression démocratique, je n’ai pas proposé de voter le huis clos aux membres du conseil municipal considérant qu’il ne devait advenir qu’en cas de troubles à l’ordre public. Cependant, quarante minutes après le début du conseil, des manifestants munis de cloches de berger et de bâtons qu’ils tapaient par terre ou faisaient sonner aux oreilles des membres du conseil ont envahi le conseil. Après les avoir à nouveau laissés s’exprimer, j’ai dû suspendre la séance en invitant une partie du conseil à voter le huis clos dans la mesure où il n’était plus possible de délibérer. Un écran de personnes s’est opposé à notre sortie, le premier adjoint y a laissé son pull et, alors que je ne pensais pas qu’ils allaient m’empêcher de sortir, j’ai été projeté au sol et évacué par les gendarmes qui n’avaient pas, au départ, été prévenus. Je suis resté à l’hôpital en observation jusqu’au milieu de la nuit et surtout très affecté, secoué par cette « bousculade ». Le préfet a rapidement réagi en condamnant « fermement les tentatives d’intimidation subies par les élus de la République, qui ont culminé ce soir par une situation de tension entraînant une bousculade et la chute au sol du premier magistrat de la commune ».
Je suis resté à l’hôpital en observation jusqu’au milieu de la nuit et surtout très affecté, secoué par cette « bousculade ».
Les services de l’État vous ont donc rapidement témoigné leur appui. Quels ont été vos principaux soutiens à la suite de cet acte de violence ? Avez-vous pensé à démissionner ?
C. D. – Effectivement, j’ai été soutenu autant par l’État que par les services de la justice. Plusieurs ministres m’ont appelé, et le Premier ministre, Gabriel Attal, m’a envoyé un SMS de soutien depuis le Canada. Quant à la justice, le Parquet a rapidement réagi en se saisissant lui-même d’une enquête pour « faits de violences en réunion sur un élu ». D’autres élus ont également témoigné de leur soutien, de nombreux maires, mais aussi le président du conseil départemental des Pyrénées-Atlantiques ou celui de la région Nouvelle-Aquitaine1. Si bien qu’une marche, un rassemblement, a été organisée le 16 avril 2024 pour dénoncer les violences faites aux élus au cours duquel ont participé des maires transpartisans, des membres de la préfecture et des habitants, dont certains n’étaient d’ailleurs pas favorables au projet immobilier, mais qui ont souhaité rappeler le respect de l’émanation de la République à travers l’image du maire.
Concernant la démission, si j’ai été très affecté, ainsi que ma famille, je n’ai pas pensé à démissionner. D’ailleurs, un nouveau conseil municipal s’est réuni le 15 avril 2024, là encore sans huis clos. La démocratie locale entourée d’un cordon de gendarmes ne m’intéresse pas. Au contraire, il fallait démontrer une certaine fermeté et détermination : nous ne sommes pas élus pour subir ce genre d’événement.
Depuis ces derniers mois, les actes de violence envers les élus se multiplient, comme vous en témoignez, qu’il s’agisse de l’incendie volontaire et criminel de son véhicule et de son domicile dont a été victime Yannick Morez, maire de Saint-Brevin-les-Pins, ou encore de l’attaque à la voiture bélier dirigée contre le domicile du maire de L’Haÿ-les-Roses, Vincent Jeanbrun. Le Parlement s’est saisi de cette question et a adopté la loi du 21 mars 20242 renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux. Parmi ses principales dispositions, le législateur renforce la répression des infractions commises contre les élus, facilite la mise en œuvre de la protection fonctionnelle et améliore la communication entre les élus et les autorités judiciaires. Pensez-vous que ces mesures soient suffisantes et qu’elles permettent de répondre aux attentes des maires ?
C. D. – Ce n’est pas un renforcement des plafonds que les maires attendent, mais tout simplement que le droit soit appliqué. On s’aperçoit que souvent la répression ne suit pas et c’est là qu’est, à mon sens, le problème. L’arsenal juridique contre les violences est déjà conséquent, il reste que les sanctions ne sont pas assez sévères. Et aujourd’hui, la sanction n’existe même pas s’agissant d’une autre forme de violence, celle que l’on peut subir à travers les réseaux sociaux où une véritable zone de non-droit existe. Or, l’utilisation de ces réseaux fait apparaître que la légitimité n’est plus dans les mains des élus : nous assistons à un glissement de légitimité avec ces supports médiatiques qui s’arrogent des droits et notamment celui de parler au nom des citoyens. Pourtant, à travers ces différents types de réseaux, on réagit à l’instant t, sans véritable réflexion alors que pour les projets communaux de vaste ampleur, la délibération, le temps de la réflexion est nécessaire. Ce sont là les limites de la démocratie virtuelle.
M. Massondo, pouvez-vous nous expliquer le « harcèlement » dont vous avez été la victime ?
Charles Massondo (C. M.) – Alors que j’étais dans l’opposition lors du mandat de mon prédécesseur, un administré avait engagé diverses procédures judiciaires contre la commune et le maire de l’époque pour des questions d’urbanisme. La commune avait été condamnée en première instance par ce promoteur. À la suite de mon élection, ce citoyen pensait certainement que, n’étant plus dans l’opposition, j’allais lui faciliter la tâche. Cependant, il a déposé – et fait déposer – des autorisations d’urbanisme et demandé un permis de construire, qui ne répondaient pas aux exigences de notre plan local d’urbanisme (PLU). En ma qualité de gardien des règles de droit locales, j’ai donc refusé ces permis de construire ce qui a provoqué une véritable « hargne » contre moi.
Ce n’est pas un renforcement des plafonds que les maires attendent, mais tout simplement que le droit soit appliqué.
Comment cette « hargne » s’est-elle manifestée ?
C. M. – Rapidement, j’ai été, de même que la mairie, inondé de mails. J’étais accusé de tous les maux, d’incompétence, de prise illégale d’intérêts, etc. Au début, j’ai tenté de prendre un certain détachement, de garder une cohérence et une ligne droite : je ne déroge pas aux règles d’urbanisme, et suit les avis techniques du service instructeur de l’agglomération. Mais à chaque fois que je répondais aux mails, cet administré s’en servait contre moi. J’ai reçu des dizaines de mails personnels, des demandes à minuit, et même les jours de fête. Des mails ont également été envoyés à tous les membres du conseil municipal, et à une partie de la population, si bien que je suis devenu « celui qui a tous les défauts ». J’ai cherché des appuis, mais certains commençaient à douter. Or, de mon côté, j’étais bloqué : je ne répondais plus aux mails sur les conseils de mon avocat, car nos réponses, ainsi que celles de certains élus, étaient autant d’arguments dont il se servait dans les procédures. Il ne me restait plus qu’à subir la situation. Je me sentais totalement démuni alors que je me consacrais à la commune presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Une seule personne nous met en difficulté et le maire est sans arme face à un administré sans cesse dans la provocation.
Vous avez donc porté plainte contre cet administré, est-ce que celle-ci a permis d’apaiser la situation ?
C. M. – Non pas du tout. À l’approche d’un conseil municipal, j’ai reçu de sa part une injonction de modifier l’ordre du jour que je n’ai pas suivi, puisqu’une procédure judiciaire était en cours. Ce citoyen a alors fait irruption au sein du conseil, en hurlant et menaçant verbalement le conseil, si bien que j’ai dû faire appel au service de la gendarmerie et annuler le conseil municipal, car il ne voulait pas sortir. J’ai essayé de garder mon sang-froid, mais quand on rentre à la maison, ce n’est pas facile du tout. Le lendemain, les services de l’État – préfet, sous-préfet et président des maires – m’ont témoigné de leur soutien par une visite immédiate, mais sans pour autant pouvoir m’aider concrètement. L’administré en question a été placé en garde à vue, mais, dès sa sortie le jour même, il a de nouveau envoyé des mails au conseil municipal, à la population en disant qu’il sortait blanchi, qu’il n’avait rien à se reprocher et je me suis senti une nouvelle fois très seul. J’attends encore des nouvelles de la procédure, je n’en ai eu aucune.
Vous expliquez que ce n’est pas facile lorsque vous rentrez chez vous, quelle a été la réaction de votre famille, avez-vous pensé à démissionner ?
C. M. – À ce niveau de solitude, j’ai effectivement pensé à claquer la porte. Ce n’était pas du tout facile à vivre même si certains colistiers souhaitaient que je « tienne le coup ». Ce harcèlement dure depuis presque dix-huit mois, et il n’est probablement pas terminé. J’ai vraiment pensé à arrêter pour ma famille, pour mes enfants, car on ne dort plus, on ne mange plus, et on pense que le regard de notre population est parfois méfiant. On finit par douter de soi, de son engagement. En défendant les intérêts de la commune, on se retrouve cloué au pilori ! J’ai contacté l’AMF et son président, et j’ai vu une psychologue sur leur conseil. J’ai surtout pu compter sur le soutien de ma famille et de mon épouse qui m’a dit : « Tu as été élu, il faut continuer. »
Qu’en est-il de la situation aujourd’hui ? De votre mandat de maire ?
C. M. – Aujourd’hui, le climat s’est un peu calmé, les procédures judiciaires sont en cours de part et d’autre. Je pense qu’il existe une divergence d’intérêts entre le maire qui défend l’intérêt général et cet administré qui défend son intérêt privé. Je pense vraiment que le côté passionnant du mandat de maire est d’être au plus proche des habitants, sur le terrain, à portée d’« engueulades » et disponible. Un élu de « proximité ». Toutefois, j’ai l’impression que cette disponibilité m’a fragilisé et que cet excès de transparence et d’honnêteté s’est finalement retourné contre moi. Il faudrait peut-être avoir plus de détachement surtout par rapport à sa famille et ses enfants qui ont craint pour moi. D’un côté, j’ai été très secoué par cette épreuve, et de l’autre ma passion pour la commune reste intacte. Reste qu’à l’approche de mes 70 ans, je ne sais pas si je me représenterai aux prochaines élections. Le poste est magnifique, puisqu’on peut agir sur le quotidien et sur son territoire, mais jusqu’à quel point le jeu en vaut-il la chandelle ?
Je pense vraiment que le côté passionnant du mandat de maire est d’être au plus proche des habitants, sur le terrain, à portée d’« engueulades » et disponible.
Des mesures et des actions pour lutter contre les violences
Pour répondre à la forte hausse des menaces ou violences envers les élus (32 % d’augmentation entre 2021 et 2022), le Gouvernement a pris une série de mesures dont la création d’un nouvel observatoire, le centre d’analyse et de lutte contre les atteintes aux élus (Calaé) ainsi que la mise en place d’un pack de sécurité. Les principales dispositions de ce pack sont les suivantes :
- création d’un réseau de plus de 3 400 référents « atteintes aux élus » dans toutes les brigades de gendarmerie et les commissariats, afin que les élus aient un point de contact privilégié pour oser parler des menaces ou des violences dont il fait l’objet, que leur situation soit connue et que nous puissions agir ;
- renforcement du dispositif « Alarme élu » qui permet aux élus qui se sentent menacés de se manifester auprès de leur commissariat ou de leur gendarmerie pour être secourus rapidement en cas d’appel au 17 et bénéficier d’une vigilance renforcée de la part des forces de l’ordre ;
- le rappel aux préfets du principe « une menace = une évaluation », pour que les forces de sécurité intérieure évaluent finement la menace et que les préfets puissent décider de mesures éventuelles de protection ;
- amplifier la démarche « d’aller-vers » des forces de l’ordre pour permettre aux élus locaux de déposer une plainte quand ils le souhaitent et où ils le souhaitent ;
- développer de nouvelles sessions de sensibilisation à la gestion des incivilités et désescalade de la violence, dispensées par le groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) et à l’unité de recherche, assistance, intervention et dissuasion (RAID), à l’attention des élus ;
- mobiliser la plateforme Pharos pour mieux détecter et judiciariser les violences en ligne.
Quant au Calaé, il poursuit trois principales missions. Tout d’abord, il est chargé de collecter et de consolider des données issues de sources diverses afin d’améliorer la connaissance des atteintes aux élus. Il s’appuie à cette fin sur le centre de veille du ministère de l’Intérieur, qui centralise les données collectées par la direction générale de la Gendarmerie nationale (DGGN), la direction générale de la police nationale (DGPN), la préfecture de police (PP) et aussi les préfectures. Ensuite, il a également un rôle de coordination de la réponse opérationnelle au niveau local, notamment en effectuant des audits de sécurité et à soutenir, au besoin financièrement, la mise en place de dispositifs de sécurisation (vidéoprotection, par exemple). Enfin, il offre aux élus agressés un suivi des procédures judiciaires.
- Alain Rousset, président du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine : « Toute forme de violence et d’attaque personnelle est intolérable dans notre démocratie, la négation même de notre pacte républicain. Elle n’a sa place nulle part, au sein de nos institutions républicaines encore moins qu’ailleurs, tant aucun débat politique ne peut se tenir sous la contrainte de la violence. » Alain Rousset, qui souhaite, avec l’ensemble des élus régionaux, « un prompt rétablissement » à Christian Devèze rappelle que « la politique est faite de confrontations et non d’affrontements physiques entre adversaires et non ennemis » (E. B., « Le maire de Cambo-les-Bains, bousculé après l’interruption du conseil municipal, chute au sol et termine à l’hôpital », La République des Pyrénées 11 avr. 2024).
- L. no 2024-247, 21 mars 2024, renforçant la sécurité et la protection des maires et des élus locaux.