Revue
DossierL’influence émotionnelle dans la prise de décision
L’objectivité est un concept souvent mis en avant lors des discussions autour de la décision. Comment faire un choix en laissant sa subjectivité de côté ? Lors de la première journée des Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) 2022, les organisateurs et SMACL Assurances ont consacré à la question de « l’influence émotionnelle dans la prise de décision » un atelier d’une heure et demie.
Nos émotions jouent-elles un rôle dans les décisions que nous prenons ? Oui, évidemment. Les deux animateurs de l’atelier « L’influence émotionnelle dans la prise de décision » n’ont pas laissé longtemps les participants dans le doute : « Nous décidons en permanence. Le cerveau est une usine de traitement. Sa matière première, c’est l’information. Son produit final, ce sont des décisions et des comportements. Nous sommes tous des décideurs. » Pour Adrien Tedesco, docteur en sciences cognitives et maître de conférences associé au centre de recherches sur la cognition et l’apprentissage (CeRCA), ces quatre-vingt-dix minutes de réflexions communes doivent permettre d’aller plus loin : « Nous allons parler de ce qu’est une émotion et de son rôle dans la prise de décision. Mais une fois que l’on s’est dit tout ça, qu’est-ce que l’on en fait ? » Deux échelles vont ici particulièrement nous intéresser dans le rôle de l’émotion : prises de décisions individuelles collectives.
Travailler nos « compétences émotionnelles »
Commençons par un exercice tout simple : en lisant ces lignes, prenez quelques instants pour tenter de définir ce qu’est une émotion. Chez les cadres territoriaux, voici les mots mis en avant : « réaction », « ressenti », « alerte », « joie » et « peur ». Que nous disent les sciences ? « Tout le monde sait ce qu’est une émotion jusqu’à ce qu’on lui demande d’en donner une définition. À ce moment-là, il semble que plus personne ne sache. » Les deux psychologues Beverley Fehr et James Russell ont mis ces mots sur la difficulté de l’être humain à caractériser ses émotions. Adrien Tedesco propose de son côté en début d’atelier cette définition : « Une émotion est une réaction soudaine et brève de notre organisme déclenchée par un stimulus et caractérisée par un pattern cohérent de réponses cognitives, physiologiques et comportementales. » Partant de ce principe, cela ne semble pas simple à maîtriser. Notamment dans le processus décisionnel. Le chercheur du CeRCA propose de prendre le temps de s’intéresser aux « émotions incidentes ». Une expression pour parler de l’état émotionnel d’une personne au moment d’effectuer une tâche, mais qui ne soit pas forcément en rapport avec celle-ci : « Si vous présentez deux informations à une personne, elle va se focaliser sur l’information la plus proche de l’état émotionnel dans lequel elle est. Le stress de la décision va entraîner un rétrécissement de son champ attentionnel. »
Que faire alors pour se défaire de vos émotions au moment de décider ? Les sciences indiquent, par exemple, que la peur diminue votre prise de risques là où la tristesse et la colère l’augmentent. Pour Adrien Tedesco (voir encadré, p. 36), il serait dangereux de se couper de nos émotions même si nous avons « tendance à nous baser sur des informations émotionnelles et à négliger les critères objectifs, dans le cas d’une situation incertaine ». Le chercheur insiste sur l’idée de travailler autour du concept de l’intelligence émotionnelle, qu’il préfère nommer « compétences émotionnelles ». Pour lui, il est nécessaire de travailler notre « capacité à identifier, comprendre, exprimer et réguler nos émotions ainsi que celles d’autrui ». Trois voies s’offrant à nous : les stratégies bio-comportementales – comme s’asseoir, respirer ou méditer –, la réévaluation cognitive – en commençant, par exemple, à « habituer notre cerveau à réévaluer une situation anxiogène ou des émotions désagréables » – et l’expérience – en travaillant sur « des exercices comme la gestion de risque pour diminuer notre charge mentale au moment du choix ».
Collectivement, il faut « cultiver la résilience du système humain »
Le co-animateur de l’atelier, Olivier Chambert-Loir, ingénieur spécialisé en gestion des comportements, est intervenu sur la gestion collective des émotions : « Quand tout va bien : les individus sont en pleine possession de leurs moyens. Cette force intérieure leur donne une grande aptitude à être ouverts aux autres. Cela amène plus de bienveillance et de capacité à s’adapter. » Donc mieux je suis, plus je peux permettre à l’autre d’exister dans sa singularité. Et dans un collectif, cela crée la possibilité d’être en accord pour des décisions collectives. À l’inverse, une émotion négative va entraîner un phénomène de repli sur soi : « Cela peut être un évitement passif ou une fermeture hostile avec de l’agressivité. Dans tous les cas, il peut y avoir une escalade des conflits et donc une inaptitude au compromis. Cela va favoriser l’émergence de polarité. »
Là aussi, il serait intéressant pour un manager de comprendre comment passer d’un état à un autre. Olivier Chambert-Loir propose de miser sur « l’empowerment, au sens premier du terme » ainsi que la « reconnaissance ». Il serait important de créer une accumulation de réflexes comme « être capable de parler à la première personne, verbaliser ses émotions, besoins ou demandes ».
Que faire alors pour se défaire de vos émotions au moment de décider ? Les sciences indiquent, par exemple, que la peur diminue votre prise de risques là où la tristesse et la colère l’augmentent.
Ainsi, en clarifiant son point de vue et en prenant tout un tas de micro-décisions, l’individu « va retrouver du contrôle sur soi ». La reconnaissance permet aussi de « chercher à comprendre, de témoigner d’une prise de conscience, de reconnaître une faute pour ajuster le tir, offrir une aide et être dans une logique de co-construction ». Collectivement, il conseille à un groupe amené à décider et à travailler ensemble de « cultiver la résilience du système humain » notamment en multipliant les interactions et connexions entre les membres d’un même groupe : « Rien de tel que d’être dans une prévention en proposant à son collectif de s’adonner à des pratiques régulières pour muscler ses capacités. Cela peut paraître tout simple, mais il est primordial de mener des activités de dialogues et de rencontres. Faire connaissance et accepter la différence. Écouter les points de vue des autres pour apprendre à les accepter. »
Adrien Tedesco
« Déconnectée de nos émotions, notre prise de décision est catastrophique. »
Adrien Tedesco est docteur en sciences cognitives et maître de conférences associé au CeRCA. Il a été l’un des trois animateurs de l’atelier « L’influence émotionnelle dans la prise de décision » lors des ETS 2022.
En matière de décision, l’objectivité existe-t-elle ?
Non. Par définition même, nous sommes très subjectifs. C’est très important d’avoir cette idée en tête au moment d’évoquer la question des émotions dans la prise de décision. Par essence, le processus émotionnel, dans son émergence en tout cas, s’appuie sur la subjectivité de l’individu. Nous vivons une émotion, car nous évaluons une situation au regard de notre expérience, de nos buts, de nos valeurs et de nos besoins dans l’instant présent. Tout cela change d’un individu à l’autre. Pour répondre pleinement à votre question, si nous partons du principe selon lequel l’émotion est subjective, la question à véritablement se poser serait plutôt : « Est-il possible de ne pas avoir d’émotions ? » À cette question la réponse est « non ».
Est-il possible de les maîtriser ou simplement de mieux les prendre en compte ?
Les deux à la fois. Quand nous évaluons une situation, nous réfléchissons aux options qui se présentent à nous. Le cerveau attribue des étiquettes émotionnelles à chacune de ces décisions. Cette information émotionnelle nous permet de sélectionner les informations pertinentes. S’il n’y a plus ce processus et nous sommes déconnectés de nos émotions, la prise de décision est catastrophique. Nous savons que les émotions, que l’on appelle « émotions incidentes », peuvent avoir un impact délétère sur le processus de choix. Si je suis dans un contexte très stressant et que je ressens de la peur, ça va biaiser la décision en me faisant prendre moins de risques, ce qui, par ailleurs, peut être, quelquefois, souhaitable. À l’inverse, nous savons aussi, par exemple, que si nous sommes en colère ou triste nous allons être poussés à prendre plus de risques, ce qui n’est pas nécessairement enviable à certains moments. Donc, la question de la régulation des émotions se pose quand même.
Mieux se connaître pour mieux décider ?
En effet, on sait que le fait de développer les compétences émotionnelles d’un individu peut l’aider. Cela peut, par exemple, être une meilleure capacité à identifier son état émotionnel, à comprendre ses émotions ou à les exprimer. Savoir mieux se réguler est une compétence qui agit comme un modérateur des effets délétères des émotions sur la prise de décision.
Comment mieux décider dans un domaine aussi compliqué que celle de la transition écologique ?
Il y a une émotion importante dans le contexte actuel : l’anxiété. Cette émotion peut inhiber les individus et leur faire perdre leur capacité à réagir et remettre en question la mise en mouvement. Pour un décideur politique, par exemple, l’anxiété peut le pousser à prendre moins de risques. Moins de risques ne signifie pas moins de menaces pour la planète, mais vis-à-vis de l’opinion publique. Or, nous sommes dans un contexte dans lequel les mesures à apporter doivent être fortes et ne plairont pas à tout le monde. Dépasser l’anxiété c’est aussi cela : comment je régule cette émotion pour réussir à envisager un panel de décisions qui soit suffisamment large pour répondre aux enjeux actuels ? Je pense que ça doit être compliqué pour un décisionnaire politique de s’affranchir de cette conséquence de l’opinion publique au moment de la prise de décision. Cela joue forcément.