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Luc Ria : « les retours d’expérience nécessitent la création d’une culture de travail collective »

Luc Ria
Le 26 juin 2022

Directeur de l’Institut français de l’éducation (IFÉ) de l’École normale supérieure (ENS) de Lyon depuis novembre 2018, Luc Ria considère qu’il n’existe pas de démarches de retours d’expérience (retex) organisées et institutionnalisées au niveau national. La crise sanitaire a certes fait bouger les lignes au niveau local, des expérimentations commencent à être menées dans les territoires, mais cela reste encore insuffisant pour s’inscrire dans une tendance de fond.

Pendant la crise sanitaire, de nombreux milieux professionnels ont eu recours, pour faire face, à des innovations managériales sans précédent, notamment en termes d’autonomie des personnels. Ces pratiques font depuis quelques mois l’objet de retex pour comprendre ce qui a fonctionné – ou pas – et éventuellement les pérenniser tout en prolongeant une démarche d’amélioration continue et de capitalisation des bonnes pratiques. Qu’en est-il pour l’Éducation nationale ?

Si votre question fait référence à une démarche globale, c’est-à-dire impliquant l’ensemble des parties prenantes telles que enseignants, chercheurs, cadres des établissements, mais aussi élèves et parents, qui serait impulsée au niveau du ministère, qui s’appuierait sur un observatoire national chargé de recenser toutes les pratiques de pilotage et d’enseignement innovantes apparues dans les établissements durant la crise sanitaire et de conduire des études de terrain à des fins d’analyses, de recommandations et d’améliorations de la formation continue des enseignants, alors la réponse est tout simplement : non. Il n’existe pas de démarches de retex organisées et institutionnalisées au niveau national. Une réponse qui ne doit pas masquer la complexité d’une démarche de retex au sein d’une institution de près d’un million d’employés, qui en ignore le terme même et dont les méthodes de travail, la culture, les fondamentaux sont assez, voire très éloignés de ce type de dispositif qui fait appel à un travail d’équipe où les approches collectives enrichissent les expériences individuelles et vice versa. Dans les hôpitaux1, par exemple, on travaille en équipe avec des réunions interdisciplinaires où l’on discute en commun des traitements des patients.

Dans l’enseignement on parle aussi d’équipes pédagogiques…

Certes, mais ce que l’on oublie trop souvent c’est que le métier d’enseignant est avant tout un métier solitaire exercé dans une organisation spatiale, la classe, qui représente une cellule isolée, où se déroule, en présentiel, un huis clos pédagogique mené par l’enseignant, ce dernier étant évalué tous les dix ans, au mieux, par un inspecteur… En outre, la préparation des cours s’effectue là encore le plus souvent dans la solitude et leur réalisation ne fait quasiment jamais l’objet d’un travail d’analyse collective et bienveillante. La culture métier, tout empreinte de discrétion, fait qu’en général les enseignants parlent peu de ce qui se passe dans leur classe. Ainsi pour utiliser la vidéo afin de revenir sur le déroulement d’un cours, d’en décortiquer les différentes séquences – comme les sportifs le font couramment pour tirer les enseignements d’un match – d’analyser la pratique d’un enseignant, de passer en revue les conduites des élèves, etc., il faut d’abord vaincre la réticence des enseignants à être filmés. En toile de fond, il convient de mentionner l’existence d’une doxa scolaire française très forte, marquée par l’académisme, la hiérarchie et la transmission des savoirs, qui ne facilite pas l’introduction de modalités davantage collaboratives au sein de l’Éducation nationale. Évoluant donc la plupart du temps au sein de silos professionnels, les enseignants ont peu d’opportunités d’approches collectives tout comme il n’existe que très peu d’espaces d’expression pour rendre compte de leurs difficultés. Les retex nécessitent la création d’une culture de travail collective dans l’enseignement qui reste à construire.

Des difficultés que la crise sanitaire a montrées au grand jour ?

La crise a mis en avant les fissures dans le management, les fragilités souterraines qui existaient bien avant et qui nécessitent une reconstruction en profondeur du métier d’enseignant. Et dans ce métier déjà solitaire tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, la crise sanitaire a généré de la sidération, de l’impuissance et encore plus de solitude. Le confinement a eu pour effet de faire voler en éclat le groupe classe, marqué par une unité de temps, de lieu et le modèle transmissif habituel. Les professeurs n’ont jamais été recrutés pour faire de l’enseignement à distance ! Les premières semaines qui ont suivi le début du premier confinement ont été essentiellement consacrées à de la reprise de contact avec les élèves. Du jour au lendemain les enseignants se sont également retrouvés en première ligne par écrans interposés avec les familles dans un adressage individuel qui a pu être vécu comme très exigeant avec, par exemple, des parents qui attendaient des réponses immédiates à leurs courriels envoyés, même tard le soir. L’arrivée aussi inopinée et massive du numérique dans la pratique professionnelle quotidienne des enseignants a eu pour effet de créer une fracture pour ceux dont les compétences numériques ne recoupaient pas les lignes de leurs compétences métiers. Et la fracture a été vécue, par effet de miroir, d’autant plus forte par rapport à certains enseignants qui sont, eux, parvenus à recréer de la continuité pédagogique. Mais pour les autres, le sentiment d’incapacité à enseigner a prévalu, ce qui est terrible. Même si aujourd’hui il y a un retour « à la normale » – qui n’a d’ailleurs pas que des avantages – beaucoup d’enseignants se sentent oubliés, mal perçus, en manque de considération. Le doute identitaire est fort. Il n’y a pas eu pour les enseignants de témoignages de la société, sans aller jusqu’aux applaudissements à 20 h pour les personnels hospitaliers… On se retrouve aujourd’hui avec des enseignants qui peinent à retrouver leur souffle dans une école qui se doit de questionner à nouveaux frais ses modèles traditionnels de transmission des savoirs scolaires et de relation aux familles.

Un tel tsunami n’a généré aucun besoin, aucun dispositif, même partiel de retex ? Un autre tsunami, Mai 68, avait généré des investissements conséquents. Rien de tel aujourd’hui ?

Non, rien de cette ampleur. Toutefois, il faut cependant mentionner l’élan qui a eu lieu à la rentrée 2020. Au niveau des établissements, on a bien compris à quel point il fallait anticiper, stabiliser les outils qui ont fonctionné ou pas, interroger les nouvelles modalités d’enseignement à distance, accompagner les parents d’élèves, améliorer les dispositifs d’information, générer davantage de collectif pour les enseignants et développer leur formation continue. En local, il faut ainsi souligner l’existence d’un travail de retex. Mais ensuite avec les nouvelles contraintes sanitaires, la situation s’est encore un peu plus complexifiée avec l’introduction d’une forme hybride d’enseignement avec des élèves en présence et à distance. Enfin, le retour progressif « à la normale » amène tout naturellement les enseignants à respirer et à retrouver leurs marques, leurs pratiques régulières surtout si aucune impulsion politique forte ne les incite à la réflexivité et au partage d’expériences dans des espaces collectifs organisés et pérennes afin de créer une culture collective de réflexion. Sans cette culture du retex, nécessitant la mise en place d’espace-temps de réflexion sur les pratiques des enseignants et de dialogue avec les élèves et leurs familles, les efforts effectués par les équipes au pilotage des établissements à la rentrée 2020, n’ont pas pu avoir les effets escomptés pour définir durablement une nouvelle organisation scolaire, davantage soucieuse d’adopter une politique d’usage des outils numériques au service des enjeux éducatifs. Pour reprendre une image sportive, l’essai n’a pas été transformé.

Vos travaux de recherches montrent pourtant la nécessité d’une approche plus collective du métier d’enseignant et d’une formation continue nourrie par des retours d’expériences au quotidien…

Voilà plus de quinze ans que l’IFÉ, dont j’ai la charge, travaille sur les thèmes du collectif de travail, de la formation continue des enseignants et que l’idée de « travailler ensemble pour enseigner mieux » se fait un chemin dans le monde de l’enseignement. C’est difficile, tortueux, la pente est raide, mais l’idée de créer une culture collective, notamment en utilisant des outils numériques tels que la vidéo – à des fins de formations – gagne du terrain. Ce que je tente d’insuffler en tant que chercheur en France se pratique déjà couramment dans le monde anglo-saxon et en Asie où des communautés d’apprentissage professionnelles visent à améliorer le travail des enseignants par le travail collectif et les démarches d’enquête. Les lesson studies comme vecteur de développement professionnel est un courant scientifique international. Il s’agit d’une formation continue sur le lieu de travail. Tout d’abord plusieurs enseignants élaborent, au sein d’une école ou d’un groupe d’écoles, de façon détaillée, une leçon. Puis un enseignant applique ce cours et, est observé par ses pairs qui collectent des données tant sur leur collègue que sur les élèves. Ensuite un débriefing à chaud est organisé pour analyser les données recueillies et susciter de nouvelles questions. Je précise qu’il ne s’agit absolument pas de critiquer le collègue, mais de construire ensemble une nouvelle leçon. Cette leçon améliorée collectivement peut ensuite être diffusée ou bien servir de point de départ pour d’autres études. Cette pratique de co-réflexion, analyse, évaluation, construction et diffusion est très pertinente, mais elle implique de la part du monde de l’enseignement français un changement radical de culture.

Mais comme l’a fait remarquer La fabrique de la défiance2, l’École française n’est pas réputée pour l’apprentissage de la coopération… Avez-vous été entendu ?

Il y a vraiment des progrès actuellement ! Une nouvelle culture de la formation des enseignants du premier degré entre pairs, au plus proche des questions pratiques qu’ils rencontrent, a été introduite depuis trois ans en France et est globalement appréciée par l’ensemble des acteurs. Mais depuis 2010, des laboratoires d’analyses vidéo de l’activité enseignante ont été expérimentés, notamment dans l’académie de Créteil. Ces dispositifs d’accompagnement des enseignants, répartis durant l’année scolaire se composent de parcours d’observations croisées, de formations collectives en module de quatre fois deux heures. Ces pratiques font appel à la co-description de l’activité, à l’explication des intentions de l’enseignant observé, à la co-estimation de la pertinence de l’action observée et enfin à la recherche conjointe d’autres alternatives à tester concrètement. À propos d’exemples, je pense au collège Garcia-Lorca en Seine-Saint-Denis où nous avons commencé en 2012 à introduire la vidéoformation pour filmer les pratiques des enseignants débutants et en débattre ensuite au cours de confrontations individuelles et collectives avec leurs pairs. Après les réticences initiales à voir une caméra installée au fond de la salle de classe pour filmer leurs faits et gestes, ces enseignants ont fini par trouver ces séances très enrichissantes. En s’inspirant de mes travaux, l’académie de Bordeaux s’est lancée récemment dans une expérimentation à grande échelle, avec la mise en place de 35 laboratoires d’analyse de l’activité en classe (LAAC) dans les établissements scolaires regroupant 450 enseignants du premier et second degré. Il s’agit tout à la fois de créer du lien entre professionnels au sein d’une structure dédiée et permanente animée par des personnels de l’établissement, de rendre l’enseignement plus efficace au service des élèves, en partant de l’analyse des pratiques ordinaires en classe pour résoudre les problèmes quotidiens auxquels enseignants et élèves sont confrontés et enfin de créer une communauté de soutien où l’on ne juge ni n’évalue. Les problèmes récurrents sont partagés pour les surmonter ensemble.

Quelles conditions doivent être réunies pour arriver à généraliser de tels dispositifs ?

Tout d’abord une orientation politique forte qui permet à ces dispositifs de se structurer et d’exister dans le temps. Ensuite, la partie ingénierie qui comprend des outils techniques robustes et éprouvés, des protocoles précis où l’on analyse par exemple le travail des enseignants à partir de traces d’activités vidéo et où une éthique du non-jugement permet de trouver des dénominateurs communs entre pairs. Enfin des formateurs d’enseignants qui maîtrisent lesdites boîtes à outils et connaissent très bien les pratiques et la culture du monde enseignant.

Au sein du monde scientifique, la réflexivité sur les pratiques professionnelles est devenue une sorte d’alpha et d’omega. Les enseignants sont-ils prêts à l’intégrer dans leur culture ?

Aujourd’hui face à des publics de plus en plus difficiles, il est indispensable de bénéficier d’une formation initiale autant sur les savoirs à enseigner que pour acquérir des savoirs pour enseigner. La réflexivité sur ces pratiques professionnelles devient ainsi de plus en plus prégnante. C’est précisément vers cette capacité à expliciter son activité professionnelle, à mettre en mots son expérience, à réinterroger ses préoccupations, ses compromis provisoires, qu’il nous semble essentiel de tendre en formation initiale ou continue des métiers de l’éducation. Ce que nos collaborateurs volontaires, que je tiens d’ailleurs à remercier vivement, illustrent pleinement dans leur capacité à mettre à nu leur propre professionnalité, en construction ou en reconstruction, au service d’autres acteurs en formation. Et ce phénomène de résonance avec l’activité d’un pair, qui a un air de famille avec soi-même, constitue un vecteur très favorable en formation professionnelle pour étudier en profondeur la nature des bifurcations expérientielles et les activités qui s’y déploient.

  1. À ce sujet, voir le hors-série de notre revue : « Covid-19, l’impossible retour d’expérience ? », Horizons publics automne 2021.
  2. Algan Y., Cahuc P. et Zylberberg A., La fabrique de la défiance… et comment s’en sortir, 2013, LGF, Biblio Essais.
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