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« Innover », une idée neuve ?

Le 20 novembre 2021

Ancien responsable du secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (2012-2013), Jérôme Filippini fait partie des pionniers et des compagnons de route de l’innovation publique en France. Récemment impliqué dans le dispositif Carte blanche1 piloté et expérimenté en 2018 par la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) sur le bassin de vie de Cahors lorsqu’il était préfet du Lot (2017-2020), Jérôme Filippini est intervenu en tant que parrain de l’association FP21 à l’occasion de la première édition des Avant-premières de l’action publique. Pour ce haut fonctionnaire modernisateur, l’innovation publique est aujourd’hui une notion galvaudée, qui a force d’être invoquée à tout moment peut provoquer un effet d’usure. Selon lui, innover consiste avant tout à faire attention aux usages, à faire preuve de courage et à être attentifs aux présages.

Lors d’un récent échange avec des jeunes gens engagés dans l’action publique et passionnés de bien public, on m’a demandé de parler d’innovation. Sans vouloir être rabat-joie, j’ai un peu renâclé. En effet, l’innovation est devenue un mantra, un passage obligé. Le terme a bien sûr un effet galvanisant, avec cette « vertu euphorisante des clichés », dont parle Hannah Arendt : plus un séminaire, plus un plan d’action, plus un sommaire de revue ( !) qui invite à « innover ».

Mais attention à l’effet d’usure. Comme les « cafés modernes » dont les enseignements fleurent bon le xixe siècle, les incantations à l’innovation pourraient finir par sentir le renfermé. Sauf si…

Pas d’innovation sans attention aux usages

Le nouveau produit, le nouveau service n’est pas bon en soi. Le changement n’est pas forcément une bonne nouvelle : demandez au climat ce qu’il en pense !

Faire du neuf, faire différemment : oui, mais à condition d’être attentif à l’usage qui sera fait de cette innovation. À condition d’améliorer, par l’innovation, « l’usage du monde ».

Votre produit révolutionnaire, votre service disruptif apportera-t-il plus de justice sociale, plus de liens bénéfiques entre les personnes, moins d’inégalités de destin, moins de ressources consommées, moins de déchets produits ? Alors, innovez ! Et sinon, commencez par préserver ce qui marche, par consolider ce qui existait depuis longtemps, par améliorer progressivement ce qui mérite un meilleur réglage.

Être innovant dans la décennie 2020, ce n’est plus seulement être « orienté usager » comme on le professait dans les années 2000. C’est aussi et surtout être « orienté usage », obsédé par le bon usage – des ressources, des relations entre les personnes.

Pas d’innovation sans attention aux présages

En temps de crise, les pires millénarismes nous menacent : les gourous, les démagogues ont des explications simples et des solutions radicales face à la peur que nous inspire l’avenir.

Nous sommes entrés, pour plusieurs décennies, dans un cycle de crises – climatiques, sanitaires, sociales, géopolitiques, démocratiques. Si nous voulons échapper aux solutions simplistes et violentes – celles des gourous, des démagogues –, il nous faut être « attentifs aux présages », c’est-à-dire aux signes avant-coureurs.

Les jeunes générations d’acteurs publics doivent apprendre à explorer le futur, lire les prémisses, anticiper les tendances, prolonger les dérivées avant même qu’elles ne soient tracées.

D’où l’importance de développer la culture de la donnée : savoir réunir des données en grand nombre, savoir exploiter les données pour prédire les tendances, savoir changer de direction si l’analyse des données montre qu’on s’est trompé.

Être innovant dans la décennie 2020, ce n’est plus seulement être « orienté usager » comme on le professait dans les années 2000. C’est aussi et surtout être « orienté usage », obsédé par le bon usage – des ressources, des relations entre les personnes.

D’où l’importance aussi de laisser de la place à la fiction, à la rêverie : tout ne se déduit pas de l’observation du passé, ni du constat du réel. À mesure qu’ils vont rencontrer des défis inédits, les décideurs auront de plus en plus besoin de rêver pour imaginer des solutions adaptées à un monde inouï.

Pas d’innovation sans courage

Être innovant, dans les temps qui viennent, cela va consister à parler un peu moins d’innovation.

Il va falloir remettre en cause les idées reçues, les façons de faire, mais aussi les clichés sémantiques qui nous enferment, à commencer par celui d’innovation ; il va falloir se remettre en cause, accepter des changements qui nous mettent en risque, qui peuvent nous faire perdre une position établie ; il va falloir lâcher la prise, avant même d’être sûr qu’on attrapera la prise éloignée, là-haut, sur cette paroi abrupte, enfin il va falloir aussi endurer, absorber une partie de la tension pour ne pas la diffuser à son entourage, faire preuve de calme dans la tempête, inspirer confiance à ceux qu’on guide ou qu’on accompagne.

« Innover », dites-vous ? Je proposerais plutôt, à l’avenir : prêter attention aux usages ; observer les présages et faire preuve de courage.

  1. Nessi J., « Carte blanche : l’État en immersion dans le Lot », Horizons publics mars-avril 2018, no 2, p. 28-34, https://www.horizonspublics.fr/etat/carte-blanche-letat-en-immersion-dans-le-lot
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