Madina Rival et Angelina Armandy : « L’innovation publique est en mouvement »

Le 15 septembre 2021

Madina Rival et Angelina Armandy ont publié en 2021 Innovation publique et nouvelles formes de management public (La Documentation française, Doc’ en poche). En 200 pages, cet ouvrage synthétique dresse un état des lieux complet de l’innovation publique (acteurs, méthodes, outils…) et explore les origines et les mutations du management public. Il revient aussi sur l’impact de la crise sanitaire sur l’organisation du travail et des pratiques professionnelles des agents publics. Le grand bouleversement a été d’accélérer une organisation du travail en mode collaboratif.

Comment est né le concept d’innovation publique ? De quoi parle-t-on au juste ?

Madina Rival – La raison d’être de cet ouvrage est d’apporter un éclairage pédagogique et historique sur le concept d’innovation publique, un terme galvaudé et utilisé tous azimuts. Nous avons voulu replonger aux sources de l’innovation pour tenter de construire de manière objective la définition de l’innovation publique. L’innovation s’est d’abord imposée dans le monde de l’entreprise dans l’après-guerre. Ce n’est qu’à partir des années 70 aux Etats-Unis puis des années 80 en France que les outils et les méthodes issus du privé ont peu à peu cheminés dans la sphère publique. Ce courant, appelé « News public management » (NPM), a consisté à insérer des outils de gestion et de management des entreprises privées à l’administration (marketing appliqué aux collectivités locales, contrôle de gestion, tarification à l’activité…). La recherche de la performance est au cœur du NPM, cela n’a pas été sans poser un certain nombre d’écueils et de limites largement reconnus : injonctions financières couteuses en matière de RH, pilotage financier pas forcément adapté à l’université ou aux hôpitaux, inadéquation des méthodes… Nous avons voulu revenir aux origines de l’innovation pour mieux souligner les spécificités et la substance de l’innovation publique.

Quelles sont justement les spécificités de l’innovation publique ?

Madina Rival – La création du Revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988, le lancement de l’application sur smartphone de TousAntiCovid en 2020 sont différents types d’innovation publique.  Le RMI est une nouvelle politique publique, TousAntiCovid une innovation numérique. La seule vraie différence entre l’innovation privée et publique, c’est celle de la diffusion. Dans le privé, l’innovation est accompagnée d’un brevet pour la rentabiliser. Dans le public, l’innovation apportera de la valeur lorsqu’elle est partagée.

Angelina Armandy – Dans les processus d’innovation publique, il y a aussi l’importance de la temporalité politique. L’innovation publique se concentre sur la production de services qui implique une participation active de l’usager, qu’on ne peut pas répliquer ou dupliquer comme une recette. En fait, on parle aujourd’hui d’hybridation de l’innovation publique, un mélange d’innovations issues du secteur privé et d’innovations spécifiquement publiques. Se développe aussi l’innovation ouverte et collaborative, inspirée de « l’open innovation » dans le privé, dont Decathlon est un symbole connu.

La crise du Covid19 a-t-elle bousculé et accéléré l’innovation publique ?

Angelina Armandy : Pour moi, la crise sanitaire n’est pas un tournant pour l’innovation publique, elle a plutôt révélé des pratiques professionnelles en mutation et touché de plein fouet le secteur public. Le travail à distance, incluant le télétravail, a clairement explosé, de nouveaux outils numériques de communication et de partage de l’information ont émergé comme la visioconférence, le webinaire…  Les organisations privées et publiques se sont vu imposer ces outils. Les agents publics ont dû s’adapter tant bien que mal. Le grand bouleversement des pratiques s’est plutôt joué sur le passage rapide à une organisation du travail en mode collaboratif. La DITP et la DGAFP ont cherché à impulser ces pratiques [1], les agents publics étant obligés de migrer rapidement sur les plateformes de travail collaboratives pour assurer une continuité de services lorsque cela était possible. Il y a également eu des initiatives comme la création de la plateforme RESANA [2], un bureau virtuel qui a vu le jour dans la région Nouvelle-Aquitaine ou encore le réseau professionnel territorial développé par le CNFPT sous la forme d’une plateforme numérique de 39 communautés d’apprentissage (innovation publique, management, social, culture…). Des cafés manager virtuels se sont multipliés, l’idée étant de se retrouver même éloignés physiquement.

La crise du Covid-19 a eu pour conséquence de faire émerger une culture de l’innovation dans l’organisation du travail, l’enjeu est maintenant de la faire perdurer.

Le rôle des organisations privées comme publiques va être d’accompagner et d’aider les managers à faire évoluer ces pratiques de travail. Un autre point marquant de cette crise sanitaire est d’avoir ouvert une vraie réflexion sur l’usage futur des espaces de travail. La Direction de l’immobilier de l’État a publié en octobre 2020 un rapport prospectif sur la place et l’usage de l’immobilier public en lien avec les nouvelles formes de l’organisation du travail.[3]

couverture innovation publique

L’écosystème de l’innovation publique ne cesse de s’enrichir de nouveaux acteurs, de nouveaux événements et explorent aussi une diversité d’approches méthodologiques (design de service, design thinking, hackathon, sciences comportementales, open data…). Quel regard portez-vous sur cet écosystème ?  Peut-on dire que l’innovation publique à la française a atteint sa pleine maturité ?

Angelina Armandy : Il est difficile de répondre à cette question de la maturité de l’innovation publique à ce stade.

Ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que l’innovation publique est en mouvement, même si nous n’avons pas d’indicateurs pour mesurer cette dynamique ou si cela reste difficile à évaluer.

Comme nous le montrons dans notre ouvrage, on voit bien que, dans certaines structures, les agents publics ont de nouveaux espaces d’expression, il leur est possible d’être plus autonomes, plus agiles, de développer de nouvelles compétences ou d’expérimenter plus facilement qu’avant, avec une reconnaissance du droit à l’erreur. La fonction publique travaille aussi sa « marque employeur », son attractivité pour les jeunes générations car elles sont attachés à l’intérêt général et à la mission de service public. La crise sanitaire a réaffirmé l’importance de cette valeur d’intérêt général propre au service public. La place des usagers (interne, externe, agents et citoyens) est aussi mieux prise en compte dans la conception de services publics, c’est d’ailleurs l’une des grandes tendances de l’innovation publique.

Quel bilan peut-on dresser du programme Action publique 2022 et de la stratégie RH de l’Etat ?

Angelina Armandy : La crise du Covid19 a bousculé les agendas sachant que nous vivons une série d’épisodes qui se succèdent (confinement, déconfinement adapté, reconfinement…). Il est difficile de faire un bilan de ce programme Action publique 2022. Ce que l’on peut retenir, c’est la volonté de capitaliser sur les expériences passées et la volonté de diffuser les bonnes pratiques de l’innovation publique (formation, management à distance…).

La réforme de la haute fonction publique (disparition de l’Ena, suppression du corps préfectoral, concours plus ouverts…) impulsée par le gouvernement va-t-elle avoir un impact sur le long terme pour l’innovation et la transformation publique ?

Madina Rival : La réforme de la haute fonction publique contient plusieurs volets. L’idée est d’ouvrir les concours de la fonction publique à tous les talents. C’est ce que nous faisons aussi au CNAM, qui permet par exemple à des chômeurs de longue durée de se former à un métier ou de rebondir professionnellement.

C’est souvent la diversité des cadres de pensée qui permet l’innovation et d’éviter les biais cognitifs. Cela est valable pour la formation des hauts fonctionnaires.

Il est encore trop tôt pour tirer les enseignements de la création de l’Institut du service public. Ce que je tiens à souligner, c’est qu’il avait été évoqué une école du management public lorsqu’ Edouard Philippe était premier ministre, prenant peut-être davantage en compte la gestion et le management public. La culture de l’innovation est aussi celle l’entrepreneuriat, des valeurs et des principes d’action que l’on devrait retrouver dans les formations de nos futurs dirigeants publics.

Parmi les 10 constats pour éclairer la mutation du management public, vous évoquez une forte influence du secteur privé (constat 7). Quel rôle le secteur privé joue-il exactement sur l’innovation publique ? Est-ce une tendance qui va s’amplifier dans les années à venir ?

Angelina Armandy - L’hybridation des secteurs public/privé participe à la transformation de l’action publique, que ce soit au travers des outils ou des méthodes. Ce constat n’est pas nouveau mais il s’est accéléré sur les champs du numérique ou encore des ressources humaines. L’Etat s’appuie également sur des acteurs privés pour compléter ses dispositifs notamment sur des axes pour lesquels il n’a pas nécessairement l’expertise. Mozaïc RH, cabinet de recrutement orienté sur les jeunes issus de la diversité en est un bon exemple. L’Etat a signé en 2020 une convention avec cette structure dans le but de « gagner en attractivité pour la fonction publique par le développement des viviers de recrutements et accroitre ainsi la diversité parmi les agents publics ».[4]

Angélina Armandy D’autres acteurs jouent également des rôles d’experts sur les besoins d’accompagnement individuels et collectifs de plus en plus importants. Les marchés publics interministériels ont un rôle de filtre et d’interface entre les acteurs publics et les entreprises privées. Certains titulaires de marchés s’appuient d’ailleurs sur la co-traitance pour répondre aux différents besoins qui leurs sont soumis. Attention au dogmatisme en la matière. La pertinence de cette hybridation public/privé doit être repensée dans chaque contexte pour ne pas perdre le sens et la spécificité du service public.

À la fin de votre ouvrage, vous listez 10 questions que vous n’oseriez pas poser sur l’innovation publique. Alors j’en ai choisi une pour terminer cet entretien : Paris est-il le centre de l’innovation publique en France ?

Madina Rival- Merci d’avoir apprécié cette dernière partie de l’ouvrage que nous avons voulue réflexive et un peu décalée sur l’innovation publique. Et bien non, dieu merci ! Même si beaucoup d’initiatives sont impulsées par les administrations centrales comme la DITP ou la DINUM. Les collectivités locales sont particulièrement actives et agiles en matière d’innovation publique (Ti-Lab, TE2I, La Brasserie, Siilab, la Fabrique RH, La Base, Le Lab-O, InsoLab 83, Lab Zéro, Liric, État’lin et @rchipel)

Angelina Armandy - Cohabitent avec ces structures d’innovation impulsées par l’Etat de nombreuses initiatives locales totalement autonome. De plus en plus de villes ou de communautés d’agglomération ont une mission innovation qui figure explicitement dans leur organigramme. C’est le cas par exemple à Pau ou Orléans.

[1] La Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et la Direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP), ont réalisé un guide complet intitulé "Télétravail et travail en présentiel " afin d'accompagner les agents et les managers dans la mise en place ou le renforcement du recours au télétravail. https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/teletravail-et-travail-en-presentiel

 

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