Revue

Dossier

Manuel Tunon de Lara : « L’Université est à la croisée des chemins »

Le 24 mai 2019

Pour le président de l’université de Bordeaux, l’Université doit repenser son offre de formation, davantage croiser les disciplines et s’ouvrir aux territoires pour accompagner le renversement de paradigme et préparer les professionnels de santé de demain.

Quelle est votre vision sur les enjeux de la santé dans les territoires et donc les formations nécessaires pour répondre à ces enjeux ?

D’une manière générale, l’Université doit essayer d’adapter le plus possible ses formations aux besoins de la population, des professionnels et des entreprises. À l’université de Bordeaux, la santé l’a fait au sein du collège des sciences de la santé, et cela fonctionne aussi avec d’autres collèges et d’autres filières (aéronautique, vigne et vin, etc.). Les formations étaient, jusqu’ici, trop tubulaires, dépendant uniquement d’une discipline : c’est en train de changer. On vise davantage aujourd’hui à donner des compétences qui permettent d’exercer une profession et cela suppose bien souvent une approche multidisciplinaire. Par ailleurs, il faudrait, une bonne fois pour toute, que l’Université soit en charge de la formation de toutes les professions de santé. Que l’on arrête de scinder ce qui relève des ministères de la Santé ou de l’Enseignement supérieur. Si on veut interconnecter les professions entre elles et leur donner un socle commun, la véritable approche-patient doit se faire autour de la réalité du soin. Il faut qu’elle se prépare dans les universités en s’appuyant sur les différentes disciplines. On est en voie d’amélioration, les ministères de la Santé et de l’Enseignement supérieur s’accordent entre eux. Cependant, je pense que l’on sous-estime la question des coûts. Si l’on se compare sur le plan international, beaucoup d’universités, comme au Québec, ont des véritables filières universitaires paramédicales, avec une recherche de haut niveau, mais il faut investir davantage de moyens pour y parvenir et il s’agit d’un véritable investissement car il y aura un retour vertueux en termes de moindre coût de la santé. Développer des filières nouvelles à moyens constants, c’est compliqué. Le fait d’ouvrir un spectre plus large aux étudiants pour accéder aux formations en santé, comme le fait la loi qui est en train d’être votée, et ne pas restreindre l’entrée à un simple concours, est un progrès. On s’est privé de vocations car l’approche hyper sélective, ne prenant pas suffisamment en compte les dimensions humaines, l’aptitude des candidats ou leur vocation au soin, a été une dérive. Dans le contenu de ces formations, il faut aussi réfléchir aux nouveaux métiers. Il faut avoir une
réflexion sur les accompagnants, et les nouveaux besoins liés au vieillissement, aux maladies chroniques, à la médecine personnalisée. Il faut aussi s’interroger sur les métiers existants, la question étant plutôt de donner plus de prérogatives aux pharmaciens, aux sages-femmes, aux infirmières et aux autres professions paramédicales qui, ensemble, contribuent à un projet de soin. En réalité, beaucoup ont déjà fait cette évolution mais il persiste un décalage entre la théorie et l’exercice des responsabilités. Sur des grands problèmes de santé, l’université de Bordeaux se prépare à mettre en place un institut de la rééducation où tous ces métiers seront présents, en particulier sur les maladies chroniques. Les métiers dans l’éducation de la santé ont également vocation à progresser. Il s’agit d’améliorer les compétences d’éducation vis-à-vis des maladies, de façon plus globale. L’Université sera amenée à accompagner la mutation que va représenter l’arrivée de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé. La recherche et la formation dans ce domaine vont être sur le devant de scène, toujours plus interdisciplinaires avec une forte dimension en sciences humaines.

L’Université sera amenée à accompagner la mutation que va représenter l’arrivée de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé. La recherche et la formation dans ce domaine vont être sur le devant de scène, toujours plus interdisciplinaires avec une forte dimension en sciences humaines.

Comment l’Université s’ouvre-t-elle aux territoires ?

La relation au territoire est globale et pose le problème de la démographie des métiers du soin. Penser que la levée du numerus clausus va résoudre l’équation des déserts médicaux est une idée fausse. C’est davantage un problème de répartition des médecins sur le territoire que du nombre de médecins formés. Sur la base de la liberté d’installation, vous ne couvrez pas actuellement les besoins du territoire. Beaucoup d’étudiants de la génération des années soixante-dix avaient le rêve professionnel de s’installer comme médecin de campagne. Ce rêve a disparu et cette génération là part à la retraite. L’université de Bordeaux s’implique désormais dans cette organisation du territoire. On a installé des antennes universitaires de formation de premières années communes de santé à Pau, Dax et d’autres projets sont en cours. La présence de l’Université au travers d’antennes délocalisées et de dispositifs d’enseignement à distance est importante, car c’est une façon de donner un accès plus proche à l’enseignement supérieur dans le territoire. Dans la formation des étudiants, il est également important de les confronter à la réalité du soin communautaire et non pas uniquement une formation hospitalière sur les plateaux techniques de très haut niveau qui ne représente qu’une petite partie de l’appareil soignant. Si un étudiant est formé dans une maison médicale, il aura peut-être une vocation de soignant dans ce type d’environnement. Par ailleurs, nous sommes dans un pays qui a un système de soins de grande qualité mais qui n’a pas une culture de santé publique et de prévention. Les progrès dans le soin nous permettent de vivre de plus en plus vieux, mais on ne vieillit pas forcément en bonne santé. Nos indicateurs ne sont pas si bons de ce point de vue-là.

Quels sont les buts à atteindre ?

L’Université doit accompagner ce renversement de paradigme. Nous devons continuer à être excellents dans le soin, mais pour que le système soit soutenable, nous devons avoir une politique volontariste de santé publique et de prévention, développer la recherche dans ce domaine et former spécifiquement à ces enjeux. L’Université doit y répondre en favorisant la création d’écoles de santé publique comme cela existe dans beaucoup de pays et que nous n’avons pas beaucoup en France. L’université de Bordeaux a la chance d’avoir une structure de ce type, l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement (ISPED) qui permet d’avoir cette approche mais il faudrait pouvoir déployer ce type de composantes à l’échelle du pays. Il appartient aussi à nos gouvernants de donner l’exemple à ce niveau. Si la santé publique est un objectif prioritaire pour le pays, cela doit transparaître dans toutes les actions, se préoccuper systématiquement de l’impact sur la santé de toutes les décisions qui sont prises. Certains pays européens, comme l’Espagne, qui n’étaient pas reconnus pour leur système de santé il y a quelques années, sont en train d’obtenir de très bons résultats. La qualité des soins y a profondément changé, ils développent une politique ambitieuse de soins primaires, s’appuyant sur des régions plus autonomes, et leur modèle économique semble plus soutenable.

À quoi aspire l’Université pour répondre à ses défis ?

L’Université a de très belles réussites mais elle souffre de ne pas être suffisamment autonome, malgré la loi de 20071. Nous sommes essentiellement subventionnés par l’État mais nous manquons à la fois de ressources et de marges de manœuvre. Nous sommes une université publique et il est très important de le rester. Mais nous pourrions davantage décentraliser l’enseignement supérieur et la recherche, faire plus confiance à l’université et à sa stratégie vis-à-vis du territoire. Elle est la mieux placée pour le faire en lien avec les collectivités territoriales. Ce sont des leviers essentiels pour une société de la connaissance, inclusive et durable.

Dans le domaine de la santé, il faut faire évoluer le CHU qui a été créé en 1958 et dont l’organisation doit s’adapter à de nouveaux défis. De mon point de vue, il est illusoire de financer une partie importante de la recherche et de la formation sur un système de tarification du soin comme c’est le cas aujourd’hui, a fortiori quand le système est structurellement déficitaire. Au delà de la dimension financière, le système actuel conduit à organiser les services hospitaliers autour du soin et d’une forme d’équilibre économique et non dans l’objectif d’enseigner et de conduire des projets de recherche. L’Université aspire ainsi à développer un hôpital universitaire auquel on consacrerait un budget récurrent qui ne provienne pas du budget de la sécurité sociale et qui permette d’articuler soin-enseignement et recherche au meilleur niveau. Par ailleurs, il faut pouvoir diversifier les terrains d’apprentissage en s’appuyant beaucoup plus sur les dispositifs de soin non hospitaliers qui vont accueillir une grande partie des futurs professionnels.

  1. L. no 2007-1190, 10 août 2007, adoptée sous le gouvernement Fillon, loi d'autonomie des universités.
×

A lire aussi