Maroun Eddé : «Derrière des succès comme Tesla, Facebook ou Google, les innovations publiques sont omniprésentes»

Maroun Eddé
Pour Maroun Eddé, on distingue deux formes d’innovations : l’innovation radicale et architecturale. La première vise à découvrir une technologie radicalement nouvelle, la seconde à l’assembler pour en faire un bien de consommation public. Aux États-Unis, l’État prend en charge cette innovation radicale, nécessitant une prise de risque importante, à plus long terme (vingt à trente ans) et le secteur privé, très dynamique, reprend ces innovations radicales et les transforme en innovations architecturales.
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Le 24 janvier 2024

Normalien de formation, philosophe et essayiste, Maroun Eddé vient de publier La destruction de l’État1. Cet auteur franco-libanais est particulièrement sensible à la débâcle de l’État libanais : un pays gangrené par des logiques de corruption, de népotisme, de favoritisme, dans lequel il n’existe plus de service public.

 

Admirateur des grands corps d’État français, la suppression de l’École nationale d’administration (ENA), ainsi que des corps diplomatique et préfectoral ont été, pour lui, de véritables déclencheurs. Il a mené une enquête pendant plus de deux ans pour comprendre les raisons du démantèlement des principaux atouts français, les éventuels bénéfices du nouveau modèle et le bilan à en tirer. Après un passage par le secteur privé, le conseil en stratégie et la finance, il réfute l’idée que ce soit la meilleure manière de servir l’intérêt général, une idée pourtant partagée dans les principales écoles formant les hauts fonctionnaires.

 

Destruction des services publics, privatisation de l’intérêt général, abandon des compétences et déroute énergétique, cette enquête fournie – et sans concession – brosse un portrait sombre des trente dernières années et esquisse quelques pistes pour un État capable de relever les défis du XXIe siècle.

BIO EXPRESS

2019

Entrée à l’École normale supérieure (ENS)-Ulm en philosophie, projet de recherche sur les politiques de réparation des injustices historiques.

2021

Master Management aux Hautes études commerciales (HEC) Paris, spécialisation en finance durable et finance à impact.

2021

Chargé d’études, éducation et enseignement supérieur pour l’Institut Montaigne.

2022

Publication d’un premier livre, La mémoire coupable2, sur les politiques mémorielles.

2023

Publication de La destruction de l’État, fruit de deux ans d’enquêtes au cœur des institutions publiques.

Vous racontez l’histoire d’un sabotage organisé, celui de la destruction de l’État par les gouvernements successifs depuis une trentaine d’années. Pourquoi le new public management a-t-il fait autant d’émules en France ?

Il vient essentiellement des pays anglo-saxons au moment du tournant reagano-thatchérien. Il considère qu’il faut soumettre l’État aux règles de gestion du privé pour qu’il devienne plus efficace et moins coûteux. Comme disait Ronald Reagan, reprenant Thomas Jefferson, « l’État qui gouverne le mieux est celui qui gouverne le moins ». Il peut sembler surprenant que cela ait pris en France, car il s’agit d’un pays à la tradition étatiste forte. C’est certainement lié à une période historique particulière, celle de la chute du mur de Berlin, de la fin de l’URSS, un moment où tout ce qui peut être associé à du dirigisme ou une tradition étatique forte a pu apparaître comme un repoussoir important. Quand ce vent néolibéral a balayé le monde dans les années 1990, toute une génération a cru dans les promesses du new public management pour régler ce que l’on considérait comme des blocages du système français : un État trop lourd, centralisé, etc.

Très rapidement, les différents impératifs du new public management se sont imposés comme des dogmes : les privatisations, les externalisations massives et le fait de soumettre les services publics à des impératifs de rentabilité financière. Ce qui paraît encore plus surprenant, c’est la poursuite dans cette direction alors que le démenti s’accélère, les cris d’alertes se multiplient et les pays ayant expérimenté le new public management.

En France, on poursuit dans la même voie avec la même grille de lecture. On interprète tout dysfonctionnement de l’État comme un excès étatique alors qu’en réalité, il faut l’interpréter comme une absence ou une carence d’État. La question à se poser est « comment sort-on de cette spirale dangereuse pour l’avenir du pays ? ».

Vous décrivez des services publics à bout de souffle, que ce soit l’École, l’hôpital croulant sous le poids de la bureaucratie, comme les forces de l’ordre ou les tribunaux et des citoyens qui paient plus cher pour des services de moindre qualité. Comment en arrive-t-on à ces extrêmes ?

On a voulu soumettre les services publics à une pression du chiffre et une rentabilité de court terme. Le problème, c’est que la rentabilité, c’est la différence entre les bénéfices et les coûts. Autant les coûts des services publics sont immédiatement visibles, autant les bénéfices, même inestimables sont très difficiles à quantifier.

Comment mesure-t-on la rentabilité d’un infirmier ou d’un enseignant ? On a ajouté un ensemble de critères, de chiffres, devenus les tableaux de bord des politiques ; on a recruté un middle management pour gérer ces chiffres, y compris des personnes non expertes : cela a accéléré la déconnexion entre la réalité du terrain et ce que perçoivent les dirigeants.

Vous parlez du paradoxe du néolibéralisme bureaucratique en citant la création des agences régionales de santé (ARS) et des communautés d’universités et établissements (COMUES). Comment et pourquoi ces décisions ont-elles été prises ?

Effectivement, je dresse le constat d’un paradoxe, celui du néolibéralisme bureaucratique. Les différents chocs de simplification ont, en réalité, entraîné une complexification et un alourdissement de l’administration. Les ARS comme les COMUES, bien que très différentes dans leur rôle, procèdent d’un même mouvement, cette volonté de soumettre les services publics à une gouvernance par les chiffres. Alain Supiot, professeur au collège de France, montre les effets pervers de cette gouvernance par les chiffres qui conduisent à substituer l’objectif final à l’indicateur censé le mesurer3.

Le regroupement des universités est devenu une fin en soi pour gagner en visibilité dans le classement de Shanghai sans aucune considération pour les effets sur la formation des étudiants, la qualité de l’enseignement, de la recherche ou sur la gestion des universités.

Aujourd’hui, nous avons toute une batterie d’indicateurs, suivis par ces instances créées au-dessus des hôpitaux, qui font écran par rapport à l’activité réelle.

Les ARS, proposées par les cabinets de conseil, témoignent aussi des impasses d’une telle gouvernance. On a voulu soumettre l’hôpital à des impératifs de rentabilité, notamment avec la tarification à l’acte, cela a suscité une véritable protestation des médecins. Au lieu de revenir en arrière, on a ajouté de nouveaux indicateurs pour essayer de mieux cerner l’activité. Aujourd’hui, nous avons toute une batterie d’indicateurs, suivis par ces instances créées au-dessus des hôpitaux, qui font écran par rapport à l’activité réelle et détournent les moyens du cœur de l’activité vers l’administration intermédiaire. En 2010, la fiche de poste des directeurs des ARS faisait uniquement mention de connaissances en management et en suivi d’indicateurs, elle n’exigeait aucune connaissance du secteur de la santé !

Vous décrivez le démantèlement des grands groupes industriels comme Alstom, Arcelor, Pechiney, etc. Pouvez-vous revenir sur le concept de « France sans usine » qui les a précédés ?

Ce concept, c’est l’application au secteur industriel et aux fleurons économiques de l’idéologie de la fin de l’histoire. La France devait devenir un pays de services, principalement la finance et le conseil, et délocaliser toutes ses activités productives. Cela correspond à l’époque du marché triomphant, de la mondialisation libérale heureuse où les frontières semblaient avoir disparu et l’on pensait maintenir le contrôle de nos activités bien que la production soit délocalisée en Chine. Prononcé pour la première fois par Serge Chourouk, le président-directeur général (PDG) d’Alcatel en 2001, le terme d’« entreprises sans usine » s’inspire du mythe américain du « fabless ». Devenue un actif financier, l’entreprise a pour objectif de maximiser sa valeur boursière, toutes les autres activités productives, des activités à plus faible valeur ajoutée, sont perçues comme des rigidités à externaliser. En deux ans seulement, la moitié des effectifs sont licenciés et 75 % des sites industriels sont fermés. Dix ans plus tard, Alcatel n’existe plus, la France a perdu, à l’aube de sa révolution Internet, l’un de ses principaux atouts stratégiques dans le secteur des télécommunications.

Ces vagues de privatisation engendrent plusieurs effets pervers, notamment la cession de secteurs stratégiques à des investisseurs étrangers et donc une perte de souveraineté. Comment les gouvernements qui ont pris de telles décisions ont-ils justifié ces choix ?

Les justifications étaient différentes, mais elles masquaient toujours les raisons réelles. Souvent, ces opérations se sont déroulées dans une grande discrétion, sans débat public, alors même que la France se vidait de l’essentiel de ses entreprises publiques et fleurons économiques. Concernant Alstom, un consensus dans la place financière parisienne voulait que tout le monde bénéficie des retombées de cette vente. En 2014, il a été vendu aux Américains alors que c’était le cœur de notre souveraineté nucléaire. Ils ont récupéré les projets, supprimé des emplois et ont revendu deux fois plus cher, en 2020, une entreprise en grande partie vidée de sa substance. Quant aux Chinois, ils ont bénéficié du transfert de compétences pour lancer le géant Huawei. Enfin, les intermédiaires, les cabinets de conseils, d’avocats, les banques, ont gagné doublement. Arnaud Montebourg a voulu alerter sur les dangers et les conséquences de la vente d’Alstom. Il a finalement dit face à la commission d’enquête au Sénat : « Tout Paris avait été loué. »

Si l’on prend l’exemple de Total, peu de personnes savent que le groupe appartient en grande partie aux Américains, le principal actionnaire étant le fonds de pension BlackRock. On s’en rend compte quand la commission sénatoriale interroge Patrick Pouyané, directeur-général de Total, sur les investissements des bénéfices dans la transition énergétique. Il répond naturellement qu’il ne travaille pas pour l’État français, mais pour ses actionnaires.

Vous parlez d’une privatisation de l’intérêt général par une centaine de postes clés qui concentrent les pleins pouvoirs. Qui sont-ils ?

Si l’on reprend la noblesse d’État traditionnelle, elle était beaucoup plus élargie que la nouvelle noblesse managériale. Les préfets, les diplomates, différents fonctionnaires et les directions générales pouvaient prendre des décisions. Aujourd’hui, à force de privatisations, d’externalisation, de réduction du processus de décision à la simple considération des coûts, nous assistons à un rétrécissement du champ de décision à quelques institutions seulement. Il y a une concentration des pouvoirs au sein de l’Élysée, Matignon et Bercy. À cela s’ajoutent les grands cabinets de conseil, les banques d’affaires et les cabinets d’avocats parisiens. Au sein même du Gouvernement, de nombreux ministères (transports, industrie, santé, enseignement supérieur), même concernés, ne font pas partie du processus de décision. Si l’on reprend l’exemple des privatisations, on se rend compte que certaines ont été justifiées davantage pour les commissions qu’elles allaient permettre aux intermédiaires de toucher plutôt que pour la privatisation elle-même qui s’est avérée extrêmement préjudiciable pour la Nation.

La start-up nation à la française s’inspire uniquement du narratif, du récit du self made man à l’américaine sans prendre en compte la place de l’État derrière les success stories. De quelle manière cette start-up nation française devient-elle un frein à l’innovation ?

C’est l’un des cœurs du problème : nous avons voulu imiter l’image que nous avons des États-Unis et pas les recettes réelles du succès. Quand on étudie la Silicon Valley, un complexe militaro-industriel lancé par l’État et des agences fédérales au moment de la Guerre froide, on se rend compte qu’il ressemble davantage au complexe militaro-industriel gaullien qu’à l’image que veut donner la start-up nation sous Emmanuel Macron. Derrière des succès comme Tesla, Facebook ou Google, les innovations publiques sont omniprésentes.

Aux États-Unis, l’État prend en charge l'innovation radicale, nécessitant une prise de risque importante, à plus long terme (vingt à trente ans). C’est ce que montre très bien l’économiste italo-anglo-américaine, Mariana Mazzucato, dans un chapitre de L’État entrepreneur4 appelé « Ce que l’iPhone doit à l’État ». Si Steve Jobs a réussi à transformer l’iPhone en un bien de consommation public, toutes les innovations fondamentales derrière l’iPhone, Internet, l’écran tactile, le GPS, sont le fruit des agences fédérales américaines comme la defense advanced research projects agency (DARPA) ou de la recherche publique américaine.

On distingue deux formes d’innovations : l’innovation radicale et architecturale. La première vise à découvrir une technologie radicalement nouvelle, la seconde à l’assembler pour en faire un bien de consommation public. Aux États-Unis, l’État prend en charge cette innovation radicale, nécessitant une prise de risque importante, à plus long terme (vingt à trente ans) et le secteur privé, très dynamique, reprend ces innovations radicales et les transforme en innovations architecturales.

Le problème de la start-up nation française, c’est que l’on s’est inspiré uniquement des apparences, d’une logique financière de court terme fondée sur le modèle des fonds de venture capital. Par ailleurs on détourne les moyens des start-up industrielles puisqu’elles nécessitent des investissements initiaux plus importants. On ne s’inspire pas de ce qui permet les innovations radicales. Pourtant la France savait très bien le faire. Plusieurs exemples en attestent, le TGV, le Concorde, le minitel ou le premier ordinateur personnel. Finalement, on place l’argent dans des entreprises que l’on va pouvoir afficher, les licornes avec pour critère principal la valorisation boursière sans se préoccuper de la qualité de l’innovation ou de la production.

Aujourd’hui, nous avons perdu sur les deux tableaux. Nous n’avons pas su faire émerger ce secteur privé fait de petites et moyennes entreprises (PME) et entreprise de taille intermédiaire (ETI), capables de reprendre les innovations issues en grande partie de la recherche publique pour les transformer en biens de consommation. Et en parallèle, nous assistons au décrochage de la recherche française par rapport à la quantité d’investissements mis dans la start-up nation.

Vous donnez l’exemple de la réforme du ministère de l’Équipement. En quoi le démantèlement de ce ministère est-il symptomatique de l’abandon des compétences stratégiques ?

Le consensus de l’époque consistait à penser que la France était déjà aménagée, et donc que nous aurions moins besoin d’équipements. C’est assez paradoxal quand on pense aux immenses chantiers que l’on va devoir mener en matière de transitions énergétique et écologique, de course au numérique, etc.

Ce démantèlement est symptomatique de la grande faute de la révision générale des politiques publiques (RGPP) entamée en 2007, qui a promis une réduction du nombre de fonctionnaires. Cependant, on a réduit là où c’était le plus facile, et non pas là où c’était nécessaire. On s’en est, par exemple, pris à la « grande muette », astreinte à un devoir de réserve, à l’équipement et à l’agriculture, des ministères bien que nécessaires, techniques, moins connus du grand public et moins capables de mobilisation. Nous avons, ainsi, abandonné des compétences stratégiques par facilité politique.

Enfin, le démantèlement du ministère de l’Équipement témoigne du mépris, du manque total de considération pour les expertises techniques et sectorielles. À tous les niveaux, il a été mené par des personnes extérieures au ministère qui ne connaissaient pas réellement le secteur.

Dans le livre j’apporte des témoignages de personnes au plus niveau du ministère central qui ont vu débarquer des consultants leur montrant des PowerPoint tout fait indiquant qu’il fallait vider le ministère de ces compétences. Ils n’ont pas eu leur mot à dire. Je raconte aussi comment a été fusionné l’agriculture et l’équipement, deux métiers, deux cultures, deux prérogatives, très différents. Cela témoigne aussi d’un profond court-termisme. Pendant quelques années, nous n’avons pas eu besoin de mener des projets de grande ampleur, donc nous avons externalisé massivement. Au moment où nous avons besoin de ces compétences, nous nous rendons compte que nous ne le possédons plus.

Le consensus de l’époque consistait à penser que la France était déjà aménagée, et donc que nous aurions moins besoin d’équipements. C’est assez paradoxal quand on pense aux immenses chantiers que l’on va devoir mener en matière de transitions énergétique et écologique, de course au numérique, etc.

Comment le recours aux consultants extérieurs a-t-il précipité la perte des compétences des agents publics ?

Nous avons voulu passer d’un État qui fait lui-même à un État qui fait faire, mais cela nécessite des compétences, au minimum de maîtrise d’ouvrage. Il faut mettre en face des consultants des personnes capables de comprendre, de mener un projet, de poser une opinion ou une expertise.

Le logiciel de ressources humaines de l’Éducation nationale, Sirhen, lancé en 2010, en est un bon exemple. Le projet, signé avec Cap Gemini, a coûté 400 millions d’euros et n’a débouché sur aucun résultat concret. Quand on lit le rapport5 de la Cour des comptes, c’est flagrant. Personne au ministère n’avait les compétences pour suivre le projet. La première erreur consiste à penser que l’externalisation peut être complète et que l’on n’a plus besoin de pans entiers de compétences alors que l’externalisation doit être contrôlée par l’intérieur. Le second problème c’est qu’à force de court-circuiter les hauts fonctionnaires par des cabinets de conseils, on rend la haute fonction publique moins attractive. On perd, d’une part, une véritable expertise et, d’autre part, en souveraineté puisque ces cabinets de conseil sont très souvent étrangers. Enfin, cela entraîne des répercussions en termes d’efficacité publique. Ces cabinets s’arrêtent au moment du pitch, de la présentation du projet, mais ils ne se soucient pas de l’exécution contrairement aux grands corps, dont c’est le métier.

Vous consacrez un chapitre aux formations, Sciences Po, l’ENS, l’ENA, etc. De quelle manière les évolutions récentes de ces formations détournent-elles les aspirants à une carrière publique vers une carrière dans le privé ?

Si l’on prend l’exemple de Sciences Po, historiquement une des écoles qui formait les hauts cadres au service de l’État, lors de la réunion de rentrée, elle annonce placer 70 % de ses élèves dans le privé. Elle explique qu’il y a d’autres façons de servir l’intérêt général, notamment le fait de se diriger vers le lobbying ou les cabinets de conseil. Comme les frais de scolarisation ont explosé, il faut faire miroiter à la sortie des salaires que seul le privé peut offrir.

On note un changement radical de la hiérarchie des filières au sein de l’école. Historiquement, la filière noble était la filière « affaires publiques », celle qui conduisait à l’ENA. Aujourd’hui, tous les étudiants de Sciences Po cherchent à avoir le double diplôme avec HEC. Ceux qui n’y parviennent pas trouvent consolation dans le master de finance ou de droit, les derniers se dirigent vers le master affaires publiques (20 % ne trouvent pas d’emploi à la sortie).

Ce changement des hiérarchies s’ancre dans un mouvement plus large, et ce même dans des écoles qui formaient traditionnellement aux services de l’État comme Polytechnique ou l’ENS. Nous avons l’impression que c’est l’État lui-même qui ne veut plus des étudiants qu’il parvient à former. À l’ENA, on apprend les méthodes managériales génériques en expliquant qu’il faut les appliquer à l’État. Le nombre de places a été drastiquement réduit à Polytechnique ce qui a accéléré le mouvement vers la finance, le conseil et les départs à l’étranger.

Comment la création de l’Institut national du service public (INSP) va-t-elle renforcer cette tendance ?

L’ENA n’était pas une école, mais une préparation aux concours d’entrée dans les grands corps d’État, aujourd’hui l’INSP a rompu ce lien. Il n’y a quasiment plus de place à l’inspection générale des finances et à la Cour des comptes. À partir de 2025, on prévoit qu’il n’y en aura plus du tout. Envoyer les énarques sur le terrain était une bonne idée pour acquérir de l’expérience. Le problème est qu’on leur impose des postes dans l’administration intermédiaire pendant cinq ou six ans sans leur garantir de place à la sortie. Ils se retrouvent ensuite en concurrence avec des personnes passées par le privé, un CV plus valorisé par l’État lui-même.

Avec l’INSP, on est en train de détruire le cœur du « graduate program » de l’État. Les principaux bénéficiaires vont être les cabinets privés.

Vous concluez sur ce que pourrait être l’État du XXIe siècle, un État entrepreneur, investisseur, innovateur, générateur de commandes publiques, coordonnateur et enfin stratège. Pouvez-vous partager votre vision de cet État ? Le Covid-19 a-t-il encouragé le retour de l’État stratège ?

Il ne s’agit pas de revenir à l’ancien système, cela n’aurait pas de sens, mais de s’inspirer de ce qui fonctionne pour le revitaliser et l’adapter aux enjeux du XXIe siècle. Pour élaborer ces pistes, je me suis interrogé sur ce qui fonctionne dans le modèle américain et dans le secteur privé. Aux États-Unis, l’État joue un rôle à la fois d’investisseur, d’innovateur, de client, de stratège, de coordinateur.

Le deuxième point essentiel c’est qu’il faut retrouver le souci du long terme et le goût de la prise de risque. Tous les États capables de porter leurs pays dans la mondialisation sont des États qui prennent en charge le long terme, que ce soit pour la recherche, l’innovation, l’éducation, la recherche des compétences de demain, d’un système de santé fonctionnel. Ce sont aussi des États qui prennent des risques que le secteur privé ne peut pas nécessairement prendre.

Pour finir sur une note plus optimiste, il y a une amorce de retour vers un État stratège au sein de l’administration française. Le ministère de l’Économie a bloqué en octobre 2023 le rachat de Segault et Velan SAS, deux fournisseurs de composantes critiques pour l’armée et le nucléaire français (EDF). D’autres décisions de protection industrielle ont eu lieu, comme le blocage du rachat de la pépite Photonys (instruments de vision nocturne notamment pour l’armée) par l’américain Teledyne. À cela s’ajoute l’investissement croissant de la part de la Bpifrance dans les « start-up industrielles » et les PME et ETI stratégiques.

Ces soubresauts sont encourageants, bien que cela ne touche pour l’instant que les « petites » entreprises (à l’abri des marchés financiers et des jeux de pouvoir au sommet de l’État) et qu’en l’absence de véritable stratégie industrielle, cela n’entraînera que la raréfaction des capitaux pour les entreprises sans soutien supplémentaire véritable.

  1. Eddé M., La destruction de l’État, 2023, Bouquins éditions, Essais.
  2. Eddé M., La mémoire coupable, 2022, Bouquins éditions, Essais.
  3. Supiot A., La gouvernance par les nombres, 2020, Hachette, Pluriel.
  4. Mazzucato M., L’État entrepreneur. Pour en finir avec l’opposition public-privé, 2020, Fayard, Doc témoignage.
  5. Cour des comptes, Le système d’information des ressources humaines de l’Éducation nationale : une modernisation dans l’impasse, rapport, 2020.
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