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Maryvonne le Brignonen : «La réforme de l’encadrement supérieur de l’État permet d’attirer des vocations»

Maryvonne le Brignonen
Maryvonne Le Brignonen est directrice de l’INSP depuis le 6 janvier 2022. Diplômée de la Toulouse Business School Education, elle a travaillé pendant dix ans dans le secteur privé dans les domaines de l’audit et du commissariat au compte. Elle est ensuite entrée à l’ENA par la « voie professionnelle », le troisième concours, avant d’intégrer l’Inspection des finances publiques pendant quatre ans, puis la direction générale des finances publiques (DGFiP) où elle était notamment directrice de projet du prélèvement à la source. Juste avant de diriger l’INSP, elle a, pendant deux ans et demi, dirigé Tracfin, le service de renseignement de Bercy.
©INSP
Le 5 juin 2023

À la tête de l’Institut national du service public (INSP), successeur de l’École nationale d’administration (ENA), Maryvonne Le Brignonen nous livre sa vision de l’encadrement supérieur de l’État, de la réforme et des transformations qui y sont à l’œuvre, notamment en matière de formation, et qui sont nécessaires pour attirer de nouvelles vocations. Elle s’estime être en phase avec la volonté du Gouvernement d’irriguer les hauts fonctionnaires de cette priorité que constitue la transition écologique.

Qu’est-ce que représente pour vous la vocation d’un haut fonctionnaire aujourd’hui ?

Il y a quelque chose d’assez intemporel dans cette vocation. Il s’agit de se mettre au service des autres, de servir la res publica. Un haut fonctionnaire souhaite incarner l’État, la République et ses valeurs les plus importantes (laïcité, neutralité, etc.), indispensables à respecter pour bien remplir ses fonctions. Il a à cœur de trouver des solutions du quotidien pour répondre aux enjeux de long terme. La question de la transition écologique, par exemple, représente une situation d’urgence qui entraînera des conséquences à long terme sur toutes les politiques publiques. Tout cela est vrai pour tout fonctionnaire. Le cadre supérieur de l’État assure simplement le leadership et aide ses équipes dans leurs prises de position et réalisations.

Existe-t-il véritablement une crise des vocations publiques qui serait liée à une perte de sens ?

En tout cas, non, pas à l’INSP. Il y a, pour l’année 2022-2023, plus de candidats à l’entrée (1 956 exactement) que lors de chacune des cinq dernières années, ceci pour 90 places par année. Travailler pour le secteur public, c’est la garantie pour les agents de trouver du sens, de lutter contre le travail en silo, de favoriser la transmission d’informations et la culture du feed-back, etc. L’engagement public, l’implication de certains dans l’intérêt collectif est bien, à mon sens, un remède à l’implosion démocratique.

Quels sont les engagements aujourd’hui nécessaires pour un cadre supérieur de l’État ?

Les priorités à court, moyen et long terme évoluent. Après la Seconde Guerre mondiale, la priorité était à la reconstruction. Dans les années 1980, c’était la lutte contre la désindustrialisation. Aujourd’hui, c’est la transition écologique. Mais les engagements sont quant à eux intemporels. Le haut fonctionnaire est au service du Gouvernement et ses priorités sont fixées par celui-ci et par le Parlement. La transition écologique doit être prise en compte dans toutes les politiques publiques.

Maryvonne Le Brignonen, directrice de l’INSP

Maryvonne Le Brignonen est directrice de l’INSP depuis le 6 janvier 2022. Diplômée de la Toulouse Business School Education, elle a travaillé pendant dix ans dans le secteur privé dans les domaines de l’audit et du commissariat au compte. Elle est ensuite entrée à l’ENA par la « voie professionnelle », le troisième concours, avant d’intégrer l’Inspection des finances publiques pendant quatre ans, puis la direction générale des finances publiques (DGFiP) où elle était notamment directrice de projet du prélèvement à la source. Juste avant de diriger l’INSP, elle a, pendant deux ans et demi, dirigé Tracfin, le service de renseignement de Bercy.

La réforme de l’encadrement supérieur de l’État de 2021 peut-elle amener davantage de vocations publiques ? Comment ? Est-ce en favorisant l’ouverture, les compétences, la mobilité, les salaires, etc. ?

Cette réforme s’est faite avec trois grandes évolutions. D’abord, avec la création d’un corps unique des administrateurs qui s’est donc accompagnée de la suppression du corps des préfets, du corps diplomatique et de différentes inspections. Cela implique une harmonisation et une revalorisation effective à la hausse des rémunérations et favorise ainsi judicieusement la mobilité entre les différents ministères. La nouvelle grille de rémunération récompense la prise de risques, laquelle vous suit dans votre carrière. Quand, par exemple, le directeur général des finances publiques m’a confié le projet de mise en place du prélèvement à la source, c’était pour moi un défi, car j’allais, à l’issue de cette mission, « avoir une réputation positive ou négative », m’avait-il expliqué à raison. Avec la deuxième évolution, c’est-à-dire la création de la délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État (DIESE), on passe d’une formation continue qui se déroulait dans les ministères à une véritable politique de formation continue des cadres supérieurs et dirigeants. Se former devient un critère pour évoluer, être promu. Cela permet plus aisément de passer de fonctions métiers à des fonctions plus transverses (type ressources humaines [RH], budget, etc.). Alors que l’ENA n’était en charge que de la formation initiale, l’INSP a aussi désormais un rôle de structuration de l’offre de formation continue, devenant à cet effet le bras armé de la DIESE.

La troisième évolution, c’est la création de l’INSP lui-même. J’ai reçu la mission de mener à bien ce chantier de transformation, un peu comme j’ai mis en place précédemment le prélèvement à la source. Il s’agit d’aller vers plus de diversité dans le recrutement des élèves et de permettre in fine plus de mobilité dans les parcours des cadres supérieurs de l’État. L’ambition de cette réforme est bien d’attirer plus de vocations publiques, en redonnant de l’intérêt aux carrières publiques, par l’évolution des métiers notamment.

Quelles modifications concrètes de la formation ont été induites par la transformation de l’ENA en INSP ?

Le concours d’entrée à l’ENA évoluera à partir de 2024. L’oral sera valorisé pour mettre en avant le profil et le projet professionnel du candidat. Ainsi, les épreuves techniques (questions internationales et sociales) ont-elles été évacuées de l’oral. On rallonge cependant la durée de l’entretien de quarante-cinq minutes à une heure pour permettre à ceux qui ont moins les codes de se révéler petit à petit. On complète aussi l’oral individuel par une épreuve collective d’interaction pour trois à cinq candidats à qui l’on donne une problématique d’échange publique : à eux de trouver une solution ensemble. Notre objectif est bien toujours de recruter les meilleurs élèves, mais aussi sur des savoir-être et non plus seulement sur des savoirs et des connaissances. Pour diversifier les profils, des places sont réservées aux élèves issus des classes prépa Talents1. Enfin, on introduit la transition écologique et numérique dans les thématiques du concours externe.

Les priorités à court, moyen et long terme évoluent. Après la Seconde Guerre mondiale, la priorité était à la reconstruction. Dans les années 1980, c’était la lutte contre la désindustrialisation. Aujourd’hui, c’est la transition écologique.

Par ailleurs la formation initiale s’allonge de vingt-et-un à vingt-quatre mois et on adopte une nouvelle procédure de sortie à compter de janvier 2024. On supprime ainsi le classement et on le remplace par une procédure d’appariement entre les profils et compétences des élèves, et les postes proposés par les administrations employeuses. Notre formation sera plus professionnalisante, avec l’adoption du référentiel de compétences développé par la DIESE, qui servira aussi à évaluer les cadres au cours de leur carrière. Nous nous en servirons pour déterminer nos objectifs pédagogiques, nos enseignements et la manière dont on évalue les élèves. Aujourd’hui, le classement des élèves nécessite de les traiter selon un principe d’égalité extrêmement rigide. Demain, sans classement, on pourra individualiser l’approche pédagogique. Alors que la moitié des élèves a une forte expérience professionnelle, l’autre moitié en est dépourvue. Notre objectif est de diversifier l’expérience de formation, avec, par exemple, des majeures différentes à choisir en fin de parcours. On passe d’un système académique et standardisé (c’était un peu « marche ou crève ! ») à un système plus au service des besoins des élèves.

En supprimant les notes, ne craignez-vous pas d’abaisser le niveau et d’enlever des repères aux étudiants ?

À l’Institut national des études territoriales (INET), il n’y a déjà plus de notes et les élèves n’en pâtissent pas. Il est clair que nos élèves ont intérêt à bien se former pour devenir de bons professionnels. À l’INSP, on pense au contraire que cela va renouveler la façon de travailler de nos élèves. Avant, ils s’intéressaient aux enseignements en fonction des notes, demain ils travailleront plus en fonction de leurs intérêts et de leur projet professionnel. En fin de cursus, un comité d’aptitude évaluera de toute façon si un élève n’a pas les compétences. Celui-ci devra alors refaire un stage ou une formation complémentaire.

Toutes les politiques publiques doivent être déployées en tenant compte de la transition écologique.

Face aux enjeux du dérèglement climatique, les hauts fonctionnaires vous paraissent-ils prêts et bien formés ?

Toutes les politiques publiques doivent être déployées en tenant compte de la transition écologique. La formation initiale (le stock) et la formation continue (le flux) sont nécessaires. Nous avons, par exemple, mis en œuvre en formation initiale un module unique sur la transition écologique dans le cadre du tronc commun aux écoles de service public. En matière de formation continue, suite à la mise en place du plan de formation à la transition écologique des cadres de la fonction publique lancé en octobre 2022 par le Gouvernement, l’INSP a formé entre novembre 2022 et février 2023 – en partenariat avec la DIESE, le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, les 250 directeurs d’administration centrale (DAC) – le top management de l’État : le directeur du Trésor, le directeur des affaires civiles et du sceau, le directeur général de l’enseignement scolaire, etc. C’est la première fois que ces 250 directeurs sont formés en même temps sur un sujet d’envergure. Chacun a suivi vingt-heures heures de formation consacrées à la transition écologique : conférences d’universitaires, par exemple, de la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, visites de terrain dans une administration, une entreprise ou une association ayant fait sa révolution écologique, module « passage à l’action » destiné à voir comment chaque directeur peut faire évoluer les pratiques dans sa propre direction, etc. Nous avons également suivi deux ateliers : l’un animé par la Fresque du climat2 et l’autre intitulé « 2 tonnes » 3.

Est-ce suffisant ? En tout cas, trouver vingt-huit heures sur trois mois dans un agenda de directeur n’est pas aisé, et même totalement inédit. On a réussi. J’ai moi-même suivi cette formation. On prend une véritable claque, tous les directeurs l’ont dit. On pense savoir, mais les ateliers nous font prendre conscience de l’ampleur du problème et de sa complexité.

Pour autant, le passage à l’action nous montre qu’on a des leviers pour agir, tant dans notre vie personnelle que dans la direction de nos équipes. Ces leviers ne sont pas insurmontables et doivent nous permettre d’atteindre les objectifs fixés par la France4. À l’INSP, nous avons, par exemple, nos deux sites de Strasbourg et Paris. Nous faisons les trajets en TGV, mais nous pouvons aussi davantage utiliser la visioconférence. Nous menons actuellement une réflexion sur la végétalisation de notre bâtiment strasbourgeois, très minéral. Plus largement, on vient de publier un marché public, le 3 avril 2023, pour former 25 000 cadres supérieurs de l’État à la transition écologique d’ici la fin du quinquennat. Ce marché sera attribué en août 2023. Il ne s’agit rien de moins que de former des formateurs qui à leur tour formeront leurs équipes et collègues. Les cadres de l’INSP seront formés l’automne 2023. Nous sommes en train d’élaborer notre stratégie de transition écologique qui sera adoptée au début de l’année 2024.

Qu’enseigne-t-on aujourd’hui à l’INSP ?

L’INSP s’est doté d’un référentiel de compétences à acquérir par l’élève. D’abord deux socles : un socle comportemental (communiquer, manager, décider, se connaître, etc.) et un socle technique (rédiger et supprimer des normes, défendre juridiquement l’État, maîtriser les finances publiques, gérer les RH, conduire le dialogue social, un projet, etc.). Puis trois compétences clés : concevoir, mettre en œuvre et évaluer des politiques publiques, piloter la transformation de l’action publique et exercer les missions essentielles de l’État. Les enseignements permettent d’aborder les enjeux de l’action publique : transition écologique, développement du numérique, relation entre expertise scientifique et décision publiques et lutte contre les inégalités et la pauvreté. Un tronc commun aux quinze écoles de service public, coordonné par l’INSP, vise à définir une culture commune et à décloisonner les formations, au moyen de cinq modules thématiques en prise avec les réalités sociétales du xxie siècle. Ce référentiel de compétences évoluera à la rentrée 2024.

Dans les engagements souhaitables, n’y a-t-il pas, après la crise des Gilets jaunes et à l’heure d’un désir de campagne exprimé ici et là, besoin de hauts fonctionnaires qui connaissent et appréhendent bien le monde rural ? Il semblerait que Sciences Po Paris, l’INET et l’ENA aient là de graves lacunes en la matière5. Que faire pour améliorer la formation des futurs hauts fonctionnaires sur ce point ?

Les élèves de l’INSP font un stage long dans les territoires, d’une durée de huit mois, chacun dans un département différent. Ceci leur permet de travailler de manière concrète sur les problématiques rurales et ils sont dans ce cadre en relation avec tous les acteurs du territoire (élus, dirigeant de petites et moyennes entreprises [PME], administrations publiques, associations, etc.). Ils sont souvent amenés, dans le cadre de leurs missions à travailler la mise en œuvre des politiques publiques « du dernier kilomètre », notamment dans les zones rurales6.

  1. En 2022, six places ont été réservées aux élèves issus des classes prépa Talents, sachant que les candidats Talents peuvent aussi s’inscrire également au titre du concours externe. Un arrêté annuel fixe le nombre de places offertes aux différents concours d’entrée à l’INSP : A. 4 août 2022, NOR : TFPF2218328A, fixant le nombre de places offertes en 2022 aux concours d’entrée à l’Institut national du service public.
  2. La Fresque du climat est une association française fondée en 2018 qui sensibilise, via un jeu collaboratif de trois heures et à partir des analyses du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) au réchauffement climatique.
  3. « 2 tonnes » est un atelier immersif de trois heures et en équipe, créé par l’association du même nom, pour découvrir les leviers individuels et collectifs de la transition vers une société bas-carbone. Pour limiter la hausse de température à moins de 2 degrés d’ici la fin du siècle, il faut passer de 9,5 à 2 tonnes équivalent CO2 par an entre aujourd’hui et 2050. L’atelier explique comment.
  4. L. no 2015-992, 17 août 2015, relative à la transition énergétique pour la croissance verte, fixe notamment – 40 % d’émission de gaz à effet de serre (GES) à l’horizon 2030 (objectif européen), – 30 % de consommation d’énergies fossiles d’ici 2030, porter la part d’énergies renouvelables à 32 % de la consommation énergétique finale d’énergie en 2030 et à 40 % de celle d’électricité.
  5. Ville F., Réforme territoriale. Retour à la case démocratie !, 2019, Salientes éditions, Territoires, p. 268-275. L’auteur y montre que les élèves de Sciences Po Paris, de l’INET et de l’ENA sont le plus souvent formés par des intervenants urbains (aucun spécialiste de la ruralité parmi les élus, territoriaux, intervenants extérieurs, etc.) et dans des environnements urbains (stages « territoriaux » essentiellement dans des collectivités et préfectures urbaines, etc.).
  6. Ouvertes aux élèves boursiers de l’enseignement supérieur les plus méritants, les classes prépa Talents permettent une diversification sociale et géographique de la haute fonction publique. Elles permettent de préparer chaque année les concours d’accès à cinq écoles de service public : INET, INSP, École des hautes études de santé publique (EHESP), École nationale supérieure de la police (ENSP) et École nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP).
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