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ActualitésAu-delà du numérique et du design, le besoin d'une nouvelle vision de l’État et de la culture publique ?
En novembre 2019, le Conseil national du numérique (CNNum) publie un avis intitulé : « Transformation de l'Etat : dépasser la norme par la pensée design », constitué de quatre recommandations, dont la plus marquante est la création d'un ministère de la Transformation de l’État et du Numérique.
Dans cet avis, le CNNum recommande notamment de renforcer l'usage de l'UX Design dans les politiques publiques et de fusionner la direction interministérielle du numérique (DINUM) et la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) sous la bannière d'un même ministère.
Coup d'éclat ou vrai pavé dans la mare ? Horizons publics a interrogé le CNNum, la Fondation internet nouvelle génération (FING) et la 27e Région afin de comprendre les enjeux de ce dossier.
Les constats et recommandations du CNNum
Le point de vue général de l'avis est exprimé clairement dans le préambule. « Trop souvent, la transformation numérique est synonyme de dématérialisation des services existants, au détriment d’une amélioration de ces derniers par les nouvelles technologies. Cette situation témoigne d’une incapacité de l’État à se départir de la norme administrative. Pour réussir cette transformation, il importe de pouvoir la dépasser et de développer une vision renouvelée, centrée sur l’expérience utilisateur et portée par une gouvernance forte ». L'avis met en exergue la volonté actuelle d’accroître la productivité des administrations et de réduire les charges de fonctionnement tout en simplifiant les démarches pour les utilisateurs. Mais elle ne prendrait pas assez en compte : l'exclusion numérique, la question du handicap, l'impact de la suppression des services publics sur les territoires et une dématérialisation s'apparentant souvent à une copie de l'existant (à l'image des Cerfa mis en ligne), sans chercher à concevoir des services numériques à valeur ajoutée. « C'est aux administrations de s'adapter aux usagers et non aux usagers de s'adapter aux administrations et à leurs processus », écrit le CNNum.
De ce fait, la première recommandation porte sur la création d'un comité stratégique au sein de l'Observatoire de la qualité des démarches en ligne, intégrant administrations, usagers, et spécialistes du design. La seconde porte sur l'intégration des notions d'expérience utilisateur (UX Design) dans le déploiement des politiques publiques. Les deux dernières sont dédiées à la création d'un ministère de la transformation de l’État et du numérique, rassemblant la DINUM et la DITP.
Un nouveau ministère : vraie ou fausse bonne idée ?
L'avis du CNNum s'apparente plus à un « pavé dans la mare » qu'au résultat d'une investigation poussée sur le terrain et d'un audit des professionnels du secteur. « L'historique est assez bizarre » nous explique Gilles Babinet, Vice-président du CNNum et principal instigateur de l'avis. « Si je suis un peu franc, ce sont les Gilets Jaunes. Nous avons été assez surpris de faire des entretiens dans les territoires avec des gens qui nous ont dit : nous voyons bien qu'il y a des services publics qui aboutissent à une dématérialisation totale et qui dégrade le confort pour les usagers ».
Si la DITP n'a pas souhaité se prononcer sur cet avis, la proposition interroge en attendant les experts du domaine. Pour Stéphane Vincent, délégué général de la 27e Région, la création d'un tel ministère s'avère être un marronnier. « La proposition est faite régulièrement. Or personne n'a démontré que cela aurait un effet levier, à part pour le symbole ». L'usage de la notion de Réforme de l’État apparaît pour la première fois dans les années trente. Elle s'intensifie dans les années quatre-vingt-dix, fait place au concept de « Modernisation de l’État », puis de « Transformation » dans les années 2000 et accouche pour la partie émergée de l'iceberg de la simplification et de la dématérialisation.
La disparition en 2017 de l'ancien SGMAP (Secrétariat Général à la Modernisation de l'Action Publique) est pointée du doigt dans l'avis, car il avait le mérite de réunir la DINSIC (Direction Interministérielle du Numérique et du Système d’Information et de Communication) et était compétent en matière d'analyse de l'accessibilité des services. Pour Jacques-François Marchandise, délégué général de la FING, « il est vrai que quand on regarde en cuisine, les systèmes d'information sont structurants pour les politiques publiques. Pour piloter la DINUM, il y a besoin d'une pensée de la transformation de l'État et de l'acteur public. Et pour piloter la DITP, il y a besoin de prendre en compte le numérique. ». Cependant la solution ne serait pas non plus, de son avis, dans la création d'un ministère, mais déjà dans le fait « qu'il y ait une cohérence, un cadre d'action commun qui ne se limite pas à l'État. Et des objectifs négociés entre acteurs, et vérifiables ».
La fin du solutionnisme numérique et design ?
Si la création d'un ministère laisse sceptique, tous s'accordent en attendant sur un constat de fond : la dématérialisation est déjà allée trop loin et souffre d'une absence de vision globale de la transformation de l’État. À ce jour, le projet Action publique 2022 porté par la DITP comporte un objectif de dématérialisation de 100% des services administratifs, et l'époque est de fait à l'accélération du processus.
Pour Jacques-François Marchandise, « à la FING on propose depuis 15 ans de nouvelles proximités publiques : utiliser le numérique pour augmenter la relation, réinventer les lieux physiques, etc. 100% de dématérialisation en 2022 ne veut pas dire 100% dématérialisation obligatoire et qu'on ferme le reste. Le numérique rend énormément de services à des publics très divers, mais dans les événements de vie où nous sommes obligés de l'utiliser sans savoir comment, la contrainte est dramatique ».
Gilles Babinet fait part de sa sidération quant à l'éloignement de certaines élites du terrain et préconise « que les ministres et les directeurs d’administration centrales fassent une à deux fois par an un workshop dans les territoires avec des designers, citoyens, experts...». Il met en avant l’exemple des pays scandinaves, dans lesquels on a su « construire des politiques publiques avant tout sur la confiance ».
Quant à recourir aux méthodes de design pour compenser les excès de la dématérialisation, Stéphane Vincent de la 27e Région enfonce plutôt le clou. D’après lui, beaucoup d’agents souffrent du décalage entre l’appel actuel à plus de co-conception et de participation, et une réalité beaucoup moins reluisante dans laquelle l’idéologie ultra-comptable et verticale demeure la norme. Ces constats ont été faits lors des dernières Assises du design à Bercy, et interrogent les professionnels du secteur. « Il serait dramatique » d'après Stéphane Vincent, « que les énarques soient formés avec des nouveaux outils, comme si ces derniers allaient résoudre tous les problèmes, sans faire le travail de fond qui s'impose sur la transformation de la vision de l’État. Ces techniques peuvent servir des objectifs opposés, par exemple produire des services qui augmentent le pouvoir de contrôle de l'administration sur les usagers, ou au contraire redonner aux usagers du pouvoir sur l’administration ». Selon lui, « la responsabilité ne revient pas seulement au politique, il revient aux designers professionnels d’agir de façon responsable en refusant les projets border-line ».
De la transformation de l’État à la nouvelle culture publique
Curieuse situation qu'une instance spécialisée sur le numérique préconisant d'en recourir au design pour compenser les effets délétères du numérique, et d'acteurs du design alertant sur le recours gadgétisé aux méthodes de co-conception et de participation. Un même constat les rassemblerait finalement : le solutionniste numérique et du design dénature les politiques publiques lorsqu'elles ne sont pas assises sur une vision d'ensemble assez forte.
Pour Stéphane Vincent de la 27e Région, « les gens disent tout le temps : il faut changer le logiciel. Mais dans le cas présent, il faudrait aussi changer le système d’exploitation ! Par exemple : Et si on inventait un nouveau récit fondé sur une culture d’hyper-coopération et des communs, notamment entre l'État et les collectivités ? Hélas l’État est très loin de cette vision à l’heure actuelle ».
Si l'on admet qu'une telle vision globale de la transformation publique et de l'État n'existe pas à ce jour, la question prospective serait de se demander comment elle pourrait finir par émerger. Cette notion d'hyper-coopération entre l'État, les collectivités et les acteurs des communs et de l'intérêt général auto-saisis, nécessite en réalité une « nouvelle culture publique ». Son objet ne serait pas la transformation publique en elle-même, mais la réponse efficiente à des enjeux de société complexes et déterminants, actuellement insolubles par aucun de ces acteurs pris séparément. Or comment cette culture pourrait émerger au-delà des cercles d'initiés actuels et d'un cadre trop prescripteur de l'État ? Si un ministère ne suffira pas à épuiser cette question, il est probable qu'un cadre éthique et un partage soutenu d'expériences et d’analyses entre les « pionniers » de cette nouvelle culture publique peut constituer une piste à suivre.