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ExpertisesFranckie Trichet : « Nous portons la vision d’un numérique émancipateur et à réguler avec une société civile qui organise des débats, informe, éduque ».
Alors que la digital week de Nantes a soufflé ses 10 bougies, Franckie Trichet revient pour Horizons publics sur les grand sujets numériques de la métropole nantaise. Il nous livre aussi sa vision optimiste tout en étant critique sur un numérique qui se doit d’être éthique et dont la société civile se saisit des grandes questions, telles que celles des impacts de l’intelligence artificielle.
Nantes Digital Week vient de fêter sa 10è édition. Que faut-il en retenir ?
Franckie Trichet : Ces 10 années d’existence sont la preuve que le numérique est un enjeu de société, un enjeu politique au sens noble du terme. À ce titre, il doit être l’affaire de tous. Dans cet esprit nous lançons en amont de chaque édition un appel à manifestation d’intérêt afin que l’expression soit la plus large possible : des universitaires, des entrepreneurs, des associations, nous répondent en mentionnant le sujet qu’ils souhaitent aborder par exemple le sport et le numérique. Nous accueillons ainsi chaque année entre 150 et 200 contributeurs.
Nantes Digital Week cultive une approche optimiste du numérique mais dans le même temps nous mettons à la critique l’intelligence artificielle, le numérique voyou qui prend l’Afrique pour une poubelle, la santé et le numérique ou encore la réparation et le recyclage des équipements numériques.
Ce ne sont là que quelques exemples de sujets qui sont abordés ! Au-delà de cet évènement nous portons la vision d’un numérique émancipateur et à réguler avec une société civile qui organise des débats, informe, éduque.
Durant ces 10 dernières années la question de la fracture numérique a été régulièrement évoquée puis est venue celle des inégalités et du non recours au droits sociaux provoquées par la dématérialisation des relations avec l’administration. L’arrivée de l’intelligence artificielle dans la vie quotidienne ne va-t-elle pas créer un nouveau fossé, faute justement d’éducation ?
Franckie Trichet - Est-on connecté ou pas ? Maîtrise-t-on les usages du numérique ou pas ? Le défaut de débats démocratiques, d’éducation, d’information des citoyens mais aussi des décideurs publics a conduit à des situations d’exclusion comme le montrent bien la dématérialisation à marche forcée sans accompagnement. L’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) générative, tout comme le web en son temps, va engendrer des transformations profondes dans la société. Pourtant aujourd’hui nous ne sommes pas matures sur le sujet. Puisque nous ne sommes pas encore montée en compétences, on parle sans avoir et du coup on reste dans les extrêmes. J’estime que « monsieur tout le monde », tout comme les décideurs publics, doit être sensibilisé, nourri par des réflexions, des débats, de l’information afin qu’il puisse comprendre les enjeux et les impacts considérables de l’intelligence artificielle générative qui présente à la fois des opportunités et des risques. Dépassons la notion classique de fracture, du pour ou du contre !
Quels sont les opportunités et les risques pour les collectivités territoriales ?
Franckie Trichet - Nantes a développé une première utilisation de l’IA dans le domaine des cantines scolaires qui nous a permis de prédire chaque jour avec une précision accrue le nombre d’enfants qui vont y prendre leurs repas contribuant ainsi diminuer le gaspillage alimentaire et nous faisant réaliser des économies. Ensuite nos réflexions actuelles portent sur les multiples utilisations possibles de l’IA susceptibles de s’avérer d’un apport considérable en matière de transition énergétique et d’écologie : améliorer le cadastre solaire, prioriser les bâtiments à rénover, détecter les fuites dans les réseaux d’eau, identifiables par les sons produits, alors que l’eau est en train de devenir une ressource rare, ou encore lutter contre les dépôts sauvages de déchets.
Nous examinons également l’utilité de l’IA lors des pics de pollution qui sont un problème de santé publique ainsi que pour le développement du zéro artificialisation nette. Nous passons également en revue les impacts de l’IA générative sur l’emploi et les métiers, tant à court terme qu’à long terme.
D’ailleurs sur de nombreux sujets de l’IA nous recevons beaucoup de sollicitations notamment de la part de start-up qui développent des applications telles que « Delibia ».
Toutefois à côté d’une IA vertueuse, susceptible de créer du commun avec d’autres métropoles et même des petites villes, il existe une IA plus controversée et qui demande réflexions, débats, établissement d’une doctrine avant son introduction et sa généralisation. Quelle éthique pour l’IA appliquée à la politique en matière de sécurité ? Où est l’espace de liberté dans l’espace public ? Il n’est pas seulement question de vidéosurveillance classique mais des possibilités d’une IA avec des caméras augmentées, capable de déformer des visages, d’imiter la voix conduisant à une sorte d’ubiquité comme cela s’est fait en Corée du sud ! La technologie va, comme toujours, de plus en plus loin...
Nantes a déjà une doctrine dans le domaine de la donnée. Comment allez-vous traiter l’IA ?
Franckie Trichet - Nous avons mis sur pied un groupe politique pluripartis de réflexion sur l’IA à propos de l’ensemble des sujets, notamment ceux que j’ai évoqué, chargé de définir une doctrine qui, une fois étable, sera intégrée à notre charte éthique sur la donnée. Outre les débats internes, les temps d’échanges avec la société civile, comme nous l’avons fait au début de la 5G, nous travaillons également beaucoup avec la ville de Montréal en matière d’éthique et d’IA.
Hormis l’aspect éthique, en quoi le travail sur la donnée est-il important pour une collectivité territoriale ?
Franckie Trichet - Tout simplement parce que la donnée est au coeur des décisions et de l’efficience des services publiques ! Toutefois il ne s’agit pas seulement de notre fonctionnement interne mais aussi de nos relations avec les prestataires. Nous avons inséré des clauses dans les marchés que nous passons qui ont par exemple pour objet d’imposer, en matière de souveraineté, un droit d’accès à nos données et de s’assurer, en matière de formation que ceux qui développent les services numériques que nous utiliserons sont effectivement formés à l’éco-conception logicielle.
Pour poursuivre sur la souveraineté, je pense qu’elle s’applique tant en matière de compétences, dont certaines ne devraient pas être délocalisables, qu’en matière industrielle avec une production en France et qu’en matière de droit et de propriété intellectuelle. Néanmoins sur de tels sujets il nous faut travailler à l’échelle européenne afin de sortir du duopole Etats-Unis-Chine.
Le numérique 2050 doit être européen, il n’est pas trop tard !
Puisque vous évoquez l’aspect industriel, où les données de Nantes sont-elles hébergées ?
Franckie Trichet - 80 % sont hébergées en interne et 20 % chez des hébergeurs nantais situés sur le territoire de la Métropole. Nous n’avons aucune données hébergées chez un prestataire étranger. Certes, c’est plus complexe à gérer que de faire héberger ses données chez un seul grand opérateur mais nous estimons qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir en la matière. J’observe que nous ne sommes pas seuls dans cette démarche et que les autres métropoles, avec lesquelles nous échangeons très régulièrement, mènent des réflexions similaires. Il est important sur tous ces thèmes de parler d’une seule voix. Travailler avec le secteur privé n’est pas un problème mais le service public doit se montrer exigeant et exemplaire.
Puisque vous évoquez l’exigence vis-à-vis du secteur privé, où en est-on concernant une hypothétique suite logicielle collaborative dédiée au secteur public ? Ce dernier a-t-il encore les moyens de faire cavalier seul ?
Franckie Trichet - Soyons clair : même si nous rêvons de développer une suite collaborative à vocation publique, il faut reconnaître que c’est une bataille quasi perdue d’avance : nous ne pouvons espérer rivaliser avec les grandes suites mondiales du marché. Il nous faut donc tenter autre chose, là encore à l’échelle européenne, afin d’amener les grands éditeurs mondiaux à proposer une suite collaborative dédiée au secteur public, répondant à nos besoins qui sont spécifiques. Il faudrait changer de paradigme, de plate-forme avec des conditions de travail différentes entre eux et nous. Une façon de penser sur le long terme afin qu’un grand éditeur mondial propose une suite collaborative à l’échelle mondiale pour le service public.
Pourquoi ne pas tenter un partenariat public-privé ? Microsoft par exemple va intégrer l’IA dans sa suite : voilà qui devrait amener à des discussions en raison de la spécificité du service public à propos de l’éthique comme je l’ai évoqué précédemment.
Le logiciel libre ne serait-il donc pas la panacée ?
Franckie Trichet - Sur le principe et la philosophie, le libre doit rester la priorité et dans de nombreux cas, le libre reste la meilleure des alternatives. Mais pour une suite collaborative intégrée, le libre n’est pas très efficient dans l’usage au quotidien des agents. Qu’il s’agisse de fluidité et d’interopérabilité, les taux de satisfaction des usagers ne sont pas les mêmes que ceux affichés avec les suites logicielles des grands éditeurs mondiaux. Or, les collectivités territoriales, et le service public en général, sont actuellement confrontées à un sérieux problème d’attractivité des talents. Si nous mettons à la disposition de nos agents des outils qui contribuent à dégrader les conditions de travail, à les complexifier plutôt que de les améliorer et les simplifier, nous aurons encore plus de mal à recruter et à fidéliser. Vu nos conditions de salaires par rapport au privé, ce sera la double peine !
Lorsqu’un outil numérique vous fait gagner 30 minutes par jour, vous gagnez en qualité de vie au travail, en productivité et en attractivité.
En fin de compte le libre doit servir de modèle d’inspiration pour un grand éditeur mondial qui développerait une suite propre au secteur public.
Vous avez mentionnez les problèmes d’attractivité du secteur public. Comment attirez-vous des talents rares donc coûteux dans le domaine de la donnée ?
Franckie Trichet - Notre politique publique de la donnée repose effectivement sur des talents rares mais nous avons la chance à Nantes de posséder tout un écosystème dans ce domaine. L’équipe dédiée à la donnée est composée de data scientist, de juriste de la donnée complétée par des référents « donnée » dans les différentes directions à savoir déchets, urbanisme etc. afin d’avoir une vision transverse car je le répète, la donnée est coeur de toutes les décisions publiques. Comment attirer ? Tout dépend de la teneur du discours et de ce que vous avez à proposer. Utiliser l’IA pour développer la « fabrication » d’une ville dans l’intérêt général, l’aspect pionnier sur des enjeux stratégique et transverse en écrivant l’histoire de politiques publiques pilotées par la donnée, l’envie d’être sur une fonction centrale en croyant au service public, le commun et l’intérêt général, voila qui, selon moi, est porteur de sens pour de jeunes talents.
Nous recrutons également des talents qui viennent d’autres sphères du secteur public mais ces transferts public-public sont aussi un sujet car les règles entre le rectorat par exemple et une collectivités territoriales ne sont pas les mêmes.
Arrivez-vous à les fidéliser par rapport aux sirènes du secteur privé ?
Franckie Trichet - Soyons réalistes : des talents tels que les data scientist vont rester chez nous entre 3 et 5 ans et ensuite ils partent dans le privé. Or recruter de tels profils atypiques prend entre 3 et 6 mois !
Mais le côté positif est qu’ils deviendront des ambassadeurs du public dans le privé et contribueront ainsi au développement d’une IA ayant du sens et de l’éthique !