Pascal Plantard : «Il faut mettre sur pied un véritable Plan Marshall en faveur de la médiation numérique !»

Pascal Plantard
Pascal Plantard
Le 12 mai 2020

Pascal Plantard est Professeur à l’Université Rennes 2 et au Centre de Recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD). Il est co-directeur du GIS (groupement d'intérêt scientifique ) Marsouin, le plus important réseau de recherche francophone en sciences humaines et sociales (SHS) sur les usages du numérique, correspondant français du WIP (World Internet Project).

 

C'est l'un des spécialistes français des questions d'éducation, d’exclusion et d’inclusion numériques. Il a dirigé l’ouvrage Pour en finir avec la fracture numérique (2011), codirigé Les bibliothèques et la transition numérique (2017) et Adolescent.e.s des champs, adolescent.e.s des villes : la construction spatiale des inégalités éducatives (à paraître en 2020). Il a publié 37 articles scientifiques et 14 ouvrages ou chapitres d’ouvrages qui traitent des questions de transition numérique, d’E-éducation et d’E-inclusion dans une perspective anthropologique qu'il développe de manière concise dans L’imaginaire numérique dans l’éducation (2015).

 

Nous l'avons interrogé sur l'impact de la crise liée au Covid-19 et du confinement sur les usages du numérique, les enjeux d'inclusion numérique et l'importance de la médiation numérique. Selon le chercheur, cette crise révèle les principales failles de notre modèle de société sur les questions d'accès à internet et d'isolement social.

Quels enseignements avez-vous déjà tiré du confinement en matière d'éducation ?

Il est encore un peu tôt pour parler d'enseignements. À ce stade, il est préférable d'évoquer des indicateurs, j'en retiendrai trois. Tout d'abord la question des inégalités éducatives.

Comme on pouvait le craindre, le recours à la formation à distance a dévoilé des inégalités sociales très importantes déjà perceptibles pour la dématérialisation administrative. J'ai immédiatement tiré la sonnette d'alarme dans une Tribune du Monde  "Coronavirus et enseignement à distance, « entre augmentation des inégalités éducatives et transformation pédagogique » datée du 17 mars où je rappelais que seulement 77 % des familles possédaient un ordinateur en 2019. Fin mars, le ministre de l’éducation nationale a ainsi estimé qu’« entre 5 et 8 % des élèves » ont été « perdus » par les enseignants ce qui fait tout de même 806 0000 élèves. Si je pense que ce phénomène est sous-évalué, il me semble surtout qu'il n'est pas uniquement causé par la "fracture numérique", notion largement débattue par les chercheurs depuis 20 ans, à la fois par son caractère caricatural et idéologique. J'estime que la reproduction à distance de la norme scolaire classique et de ses attendus, avec les contradictions, la charge mentale et les conflits de légitimité qu’elle représente, est une voie sans issue. Non, ces élèves n’ont pas été « perdus » par les enseignants mais laissé pour compte par l’ensemble de la société. Dans notre société occidentale du début du XXIe siècle, marquée par l’omniprésence des technologies, les usages des technologies numériques sont des normes sociales qui s’imposent à nous autant que nous les construisons collectivement par « braconnage » (De Certeau, 1980). Autrement dit, on ne fait pas que « choisir » d’utiliser telles ou telles technologies, nous suivons aussi des
« normes » d’usages liées à ce que notre groupe d’appartenance social pratique quotidiennement et qu’on ne maîtrise pas consciemment.

Le confinement cristallise les inégalités entre les cultures numériques « ordinaires » particulièrement des jeunes, plutôt associées aux loisirs, et la culture numérique scolaire très lié au capital culturel des familles. Pendant plusieurs décennies la frontière entre les deux univers semblait totalement étanche.

Le confinement aurait-il eu pour effet de faire tomber cette frontière et les réticences des enseignants par rapport au numérique ?

Je constate, et c'est mon deuxième point, que le confinement a tout bouleversé : hybridation des ressources technologiques et bricolages pédagogiques sont en train de devenir la règle pour de nombreux enseignants.

Mon troisième indicateur concerne la nature de l'engagement des enseignants dans la fameuse "continuité pédagogique". Plus des deux tiers d'entre eux n'étaient absolument pas préparés à enseigner à distance et, en prenant en compte les nombreuses tensions préalables au sein de l'éducation nationale, on pouvait craindre une démission très importante face à un environnement qu'ils ne maîtrisaient pas. Or c'est tout le contraire qui s'est produit.

Pour ne pas perdre les plus élèves les plus fragiles et le contact avec leurs familles, pour ne pas rompre le contrat didactique, les enseignants on véritablement été portés par leurs valeurs éducatives à l'image de cette collègue d'une école maternelle qui poste quotidiennement depuis sa campagne des vidéos éducatives sur YouTube, afin que l'école républicaine n'oublie personne. Pour garder le contact, il faut communiquer via téléphone, e-mail, réseaux sociaux, jeux vidéos... Pour engager les élèves et les familles dans le travail scolaire, il faut motiver à distance, proposer des ressources fiables et attractives... C'est cet engagement éthique pour une école non-excluante qui a poussé la grande majorité des enseignants à s'approprier deux facettes du numérique : les usages du quotidien et les ressources pédagogiques. Cela a levé d'un coup de nombreuses résistances à l'appropriation des technologies numériques que nous avions pu constater avant, en même temps que cela laisse derrière nous le fantasme d'une éducation uniquement numérique portée par les GAFAM. C'est un très bel exemple de braconnage et d'auto-régulation d'un corps professionnel. Par ailleurs le confinement et les effets que je viens de décrire viennent apporter des confirmations par rapport à nos travaux de recherche.

Dans quels domaines ?

Pascal Plantard : Il faut absolument en finir avec ce mensonge de la génération Y. La notion de "digital natives" (ou génération Y), popularisée par Marc Prensky en 2001 recouvre des réalités très différentes et de grandes inégalités dans les usages du numérique au sein d’une même classe d’âge. Les enquêtes s’accordent sur le fait que cette génération est fréquemment connectée pour des activités relationnelles ou ludiques mais rien ne garantit pour autant une utilisation experte des technologies. Beaucoup de jeunes se contentent de consommer les services numériques avec peu de recul.

Pour l’accompagnement scolaire en situation de télétravail, les familles vont se confronter à la concurrence des plates-formes de jeu, de streaming et de réseaux sociaux (Fortnite, Netflix, Amazon Prime Video, TikTok, Snapchat, Instagram…) structurées par l’économie de l’attention.

Si à l’échelle nationale, un discours politique fort ne rappelle pas à ces entreprises leur responsabilité sociale, cette concurrence avec l’attention nécessaire à la continuité des apprentissages des élèves sera faussée puisqu’elles sont l’environnement social majeur des jeunes d’aujourd’hui.

Ensuite, en matière de gouvernance de l'éducation, il faut affirmer très fort que l'innovation technologique sans innovation pédagogique est une absurdité.

Il faut laisser du temps aux enseignants pour pratiquer le braconnage des outils numériques que j'ai déjà évoqué mais aussi pour faire évoluer la « forme scolaire » classique.  Pour Guy Vincent (2008), la forme scolaire apparaît dans tout l'Occident moderne du XVIe au XVIIIe siècle. C’est une forme sociale de transmission de savoirs et de savoir faire qui privilégie l'écrit et entraîne une séparation entre l’élève et les adultes. La forme scolaire exige la soumission de l’élève qui doit se déplacer en rang, avoir un emploi du temps strict et obéir aux règles affichées sur les murs de la classe dont la première est la règle du silence. La forme scolaire est une forme socio-historique de transmission, parmi d'autres. En France, c'est autour de ce "moule organisationnel" que c'est construite l'école de Jules Ferry et donc l'organisation de l'Éducation nationale. Ce "moule organisationnel" représente le principal frein à l’appropriation des technologies par des enseignants dont le travail en équipe n’est pas encore au cœur de la culture professionnelle. Si on se réfère aux théories de l’appropriation des technologies, dans chaque niveau scolaire, on va rencontrer trois catégories d’enseignants corrélés à trois situations pédagogiques et numériques des établissements et des territoires. Dans des établissements équipés et connectés, avec des familles plus ou moins à l’aise avec le numérique, ont va trouver des enseignants qui travaillent déjà en équipe et sur des projets collectifs, communiquent avec les élèves et les familles en ligne et qui mettent de nombreuses ressources à disposition sur l’ENT ou sur Pearltrees, par exemple. Dans la deuxième catégorie-situation, on va trouver des enseignants qui ont intégré l’ENT et le diaporama et qui doivent intégrer la distance et les autres dimensions du numérique dans la continuité des apprentissages. Et enfin, des enseignants qui vont tout découvrir le lundi 16 mars 2020 au matin. L’éducation nationale n’a d’autres choix que de compter sur les dynamiques d’entraide et de formation entre pairs de ces trois catégories pour inventer la forme scolaire du XXIème siècle qui sera active, hybride et numérique.

Quelle rôle la recherche doit-elle avoir dans ce vaste processus collaboratif ?

Pour participer pleinement à cette réinvention, la recherche doit objectiver les pratiques numériques des jeunes et des enseignants. Recherche et formation doivent travailler ensemble. C'est ce que nous réalisons depuis près de 20 ans en Bretagne avec le GIS Marsouin et que nous entendons bien poursuivre afin que nos travaux irriguent les enseignants, l'Académie mais aussi les élus, les travailleurs sociaux, les médiateurs  numérique et les cadres territoriaux.

Dans cette optique, nous venons de lancer deux grandes enquêtes sur les enseignants et les familles en période de confinement. Car l'enseignement n'est pas le seul domaine concerné par ce chaînage recherche-formation. 

Dans les semaines et les mois qui viennent, la médiation numérique par exemple, qui s'avérait déjà indispensable en raison du programme de dématérialisation des relations citoyens-administrations, va devenir cruciale dans un environnement post-épidémie où les tensions sociales et troubles psychologiques que l'on voient apparaître dans la population pourraient bien s'amplifier.

Quelle est l'ampleur de l'effort à accomplir pour juguler ces tensions ? Par exemple de combien de postes de médiateurs s'agirait-il ?

Pascal Plantard : 10 000 agents au minimum ! Après je ne suis pas économiste. Il serait d'ailleurs intéressant pour eux d'analyser les politiques budgétaires des Etats en matière de médiation comme cela est réalisé très régulièrement pour l'éducation par exemple. C'est sur ce climat plein de doutes sur l'avenir que la pandémie est arrivée avec ses conséquences sanitaires et économiques mais aussi sociales et éducatives. Sans médiation numérique humaine, comment lutter contre l'isolement des malades du Covid19, particulièrement des plus anciens, l'isolement dans les EHPAD, des plus démunis, des jeunes déscolarisés, ceux laissés en route par l'enseignement à distance ? Espérons que cette période de grands bouleversements favorise une réflexion sur le numérique souhaitable et nous permettre un RESET salutaire, pour reprendre le titre de l'opération lançée par la FING1.

Une chose est sûre : si l'on veut que l'e-administration dans un contexte post-Covid ne soit pas synonyme de nouvelles "fractures" numériques et ne contribue pas à nourrir frustrations, ressentiments, contestations vis-à-vis de l'Etat, il faut mettre sur pied un véritable Plan Marshall en faveur de la médiation numérique !

Un programme qui, selon moi, nécessite la création d'un groupe interministériel qui aura pour tâche d'établir le nombre de postes de médiateurs à créer, de fixer l'enveloppe budgétaire correspondante et de contribuer à un rééquilibrage territorial en déterminant quels territoires les plus fragiles doivent bénéficier en priorité de ce programme.

Vous avez été reçu en janvier 2020 par les trois conseillers au numérique de l'Elysée. Quel était le contexte de cette réunion ?

Pascal Plantard : Le GIS Marsouin, que je représente, a été officiellement sollicité pour venir exposer aux trois conseillers du Président, en charge de ce sujet, ses travaux sur l'accès au numérique et ses usages par les citoyens, notamment l'étude Capuni 2019 qui en fournit une analyse détaillée.

J'observe que cette sollicitation est intervenue rapidement puisque les tous premiers résultats de l'enquête Capuni ont été publiée en octobre 2019 et que nous avons été reçus en janvier 2020. Outre l'existence de notre étude, je pense qu'il faut évoquer une autre raison à la tenue de cette réunion. En effet, les présidents des Conseils Généraux, y compris ceux appartenant à la majorité parlementaire, n'auront sans doute pas manqué de faire remonter le grand malaise, le désarroi, le ras-le-bol des travailleurs sociaux confrontés à une surcharge d'activité dont le numérique est, nous le verrons, en grande partie responsable. N'oublions pas que les deux tiers des salariés des départements sont des travailleurs médico-sociaux.

Le GIS Marsouin était-il le seul invité ?

Pascal Plantard : Non. Nos collègues du Credoc étaient également présents ainsi que ceux de l'Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT). Au total, cette réunion impliquait une dizaine de personnes. Ils ont fait état de chiffres issus de leur baromètre du numérique, par exemple sur les inégalités d'accès à internet, à la 4G, le pourcentage de non-internautes par taille de collectivités etc. Des données qui diffèrent quelque peu de celles de notre étude Capuni. Le baromètre du Credoc se focalise également sur les publics en difficulté par rapport au numérique.

Mais le "plat de résistance" fût l'évocation de la dématérialisation entre les citoyens et les administrations centrales et organismes du type Pôle Emploi : ainsi 37% des personnes interrogées ont déclaré que les relations avec ces entités se sont complexifiées avec le développement de la dématérialisation tandis que 41% ont estimé que cela n'avait absolument rien changé. Seuls 19 % des sondés ont trouvé que la dématérialisation avait simplifié leurs relations avec l'administration. Les chiffres du Crédoc sont cohérents avec ceux de notre étude Cappuni.

Qui sont ces "heureux" de la dématérialisation ?

Pascal Plantard : Des profils à hauts revenus, des cadres, vivant surtout en Île-de-France. C'est quasiment une caricature ! Toutefois à part ces happy few les chiffres nous montrent que la dématérialisation est perçue pour près de 80% des sondés soit comme transparente, soit comme négative.

Des différences apparaissent-elles en fonction des entités considérées ou est-ce un état général de la dématérialisation ?

Pascal Plantard : Il faut bien avoir à l'esprit qu'il n'y a pas une mais DES dématérialisations ! Chaque ministère, chaque organisme défend sa vision du sujet, son modèle. Par exemple, dans l'éducation, chaque Académie possède son espace numérique de travail (ENT) et il ne sont pas interopérables entre eux. Jusqu'à une date très récente, lundi dernier 16 mars 2020 avec le confinement, peu d'Académies possédaient un ENT pour le 1er degré.

A ce jeu, Bercy sort du lot et de très loin ! D'importants moyens ont été consacrés à la dématérialisation des relations avec les contribuables et une conception d'outils réellement centrée sur les utilisateurs a prévalu. Quoi qu'il en soit l'objectif de dématérialisation totale prévu pour 2022 ne peut faire fi d'au moins 20% de personnes qu'il faut accompagner sous peine de les exclure de l'accès aux services numériques de l'Etat et des grands organismes publics.

Le constat par rapport à la dématérialisation étant le même pour le GIS Marsouin et le Credoc, comment vos interlocuteurs ont-ils réagi ?

Pascal Plantard :  Votre question me fait penser à un passage de Mythologies de Roland Barthes (Paris, Éditions du Seuil, 1957) sur le thème du mythe des Martiens. "...C'est l'un des traits constants de toute mythologie petite-bourgeoise, que cette impuissance à imaginer l'Autre...Tout mythe tend fatalement à un anthropomorphisme étroit, et, qui pis est, à ce que l'on pourrait appeler un  anthropomorphisme de classe. Mars n'est pas seulement la Terre, c'est la Terre petite-bourgeoise...". Je rappelle que ce livre a été publié en 1957 mais il est permis de penser que Barthes, qui s'était attaché, afin de raccrocher les hommes avec le réel, à décrypter les différents mythes que sont l'automobile, la publicité, le tourisme etc. qui composent  l'idéologie de la culture de masse moderne, n'aurait sans doute pas manqué de poser son regard sur les grandes mythologies du numérique contemporain.

Revenons en 2020. Comment imaginer, lorsque l'on est immergé en permanence dans l'univers numérique, que le smartphone est un "nœud de vie" professionnel et social et que l'on ne côtoie que ses pairs, qu'il existe un autre, qui n'a pas accès à ce monde, au propre comme au figuré, ou pour qui ce monde devient illisible ou encore qui le rejette par conviction, ce que nous appelons la "déconnexion volontaire" ?

Avez-vous suscité un "raccrochage" avec le réel ? Comment ?

Pascal Plantard : En tant que chercheur ma méthodologie principale est l'ethnographie, l'observation au plus près des usagers des technologies et la mise en récit de ces observations qui fonde ensuite les analyses anthropologiques. Face aux nombreuses questions de nos interlocuteurs, notamment sur l'ampleur du trouble des citoyens face au développement de l'e-administration, j'ai donc raconté des histoires ethnographiques, des moments de vie récolté dans le cadre de travaux de terrain tel que le projet LabAccès où nous accompagnons les travailleurs sociaux qui sont eux, quotidiennement, au contact avec "l'autre". Ce projet a pour objet de créer une réflexion commune entre différents acteurs bretons sur la question des effets de la dématérialisation de l'accès aux droits sociaux sur les personnes les plus éloignées des services et de trouver des solutions innovantes pour accompagner les usagers vers l'accès à leurs droits. Dans ce cadre j'ai été amené à parcourir la campagne bretonne notamment dans ses zones les plus isolées à la rencontre de personnes.

Pouvez-vous donner des exemples de la vraie vie loin d'un univers numérique radieux ?

Pascal Plantard : Il ne faut pas aller très loin pour l'observer cette vraie vie. Il suffit de se rendre dans une permanence sociale pour voir arriver des personnes de tous âges avec des papiers à peine rangés dans des pochettes plastiques sollicitant de l’aide pour remplir telles ou telles déclarations. L’e-administration et internet paraîssent alors très très loin. Tout comme elles peuvent l’être pour des personnes handicapées, celles ayant des problèmes de santé ou encore des demandeurs d’emploi de longue durée qui risquent encore plus d’isolement  social : on se retrouve alors seul face à un écran que l’on ne comprend pas !  Que dire également des personnes handicapées internautes, donc dans la dynamique du numérique, mais pour lesquelles la dématérialisation administrative, synonyme de confort  réel, s’avère pour le moment aussi inefficace que la délivrance de la carte grise !

En outre, il est clair qu'avec le confinement les questions d'accès à internet et d'isolement social vont révéler les principales failles de notre modèle de société plus individualiste que solidaire. Pour les plus démunis, on va vite arriver à la "triple peine" pour reprendre l'expression de Nicolas Clément dans sa Tribune au Monde du 17 mars 2020 qui parle déjà de la double peine pour l'alimentation et l'hébergement.

Vos exemples montrent une grande diversité de catégories de population en difficulté avec l'e-administration et plus largement avec le numérique. De combien de personnes parle-t-on ? 

Pascal Plantard : Selon l'étude Capuni 2019 que j'ai mentionné plus haut, il s'agit de 5 à 18 millions de personnes en France qui sont aujourd’hui éloignées voire exclues du numérique. Il y a donc un besoin urgent de médiation pour accompagner le développement de l’e-administration. Attention il s'agit ici de médiation faite par des humains en chair et en os et non par je ne sais quels avatars et autres gadgets à voix électroniques totalement inaptes à traiter la complexité des situations sociales. Lorsque, par exemple, vous n'avez pas pu vous actualiser sur le site de Pôle Emploi, qu'à la suite de différents déboires administratifs vous perdez votre logement, vous devenez très vulnérable sur le plan psychologique. Dans un processus de stigmatisation, "incapable" sur le plan personnel, vous vous sentez également "incapable" sur le plan numérique, pourtant clé d'accès aux différentes prestations sociales. Comment les plus démunis vont-ils traverser les semaines de confinement ? Aux difficultés quotidiennes pour se nourrir et pour se loger vont s'ajouter une grande distance avec la transformation des sociabilités en ligne ou au téléphone qui permettront de lutter contre l'isolement.

Une e-administration sans accompagnement peut-elle engendrer des problèmes relevant de la psychiatrie ?

Pascal Plantard : Je le pense. Ces situations de grandes tensions, de désespoirs, d'intériorisation de difficultés que j'ai évoquées, où l'e-administration joue un rôle important et peuvent conduire à des situations inextricables de blocages, les psychologues et les psychiatres les rencontrent de plus en plus souvent dans leurs cabinets. Je suis d'ailleurs très sollicité par ces professionnels, qui à l'image de Serge Tisserond6, appellent depuis plusieurs années à la vigilance à propos des conséquences de l'utilisation des technologies numériques sur nos comportements, notre manière d'interagir. En 2019, j'ai ainsi été invité à participer aux semaines d'information sur la santé mentale dont le thème était : « Santé mentale à l’ère du numérique ». Au cours des 8 conférences que j'ai données dans ce cadre, je suis notamment revenu sur le rôle des travailleurs sociaux chargés, bien malgré eux, d'essuyer les plâtres de la dématérialisation.

Comment les travailleurs sociaux peuvent-ils se retrouver en première ligne par rapport à la dématérialisation ? Ce ne sont pas des spécialistes du numérique...

Pascal Plantard : Certes mais ils y sont directement confrontés par le biais des publics à qui ils viennent en aide telles que les familles modestes par exemple, au sein desquelles le numérique est rejeté massivement. Je rappelle que le rôle de ces travailleurs sociaux est d'écouter les familles en difficulté et notamment les enfants et pas de passer leur temps au téléphone en mobilisant leurs réseaux pour dêméler des situations administratives devenues inextricables ! Pourtant l'incompréhension face à l'e-administration crée des situations de tension telles sur le plan matériel que la résolution rapide de ces problèmes est devenue prioritaire.

Apparaît alors de l'exaspération mais surtout un sentiment de disqualification chez les travailleurs sociaux puisqu'ils ne sont absolument pas formés à la médiation numérique et que le moteur de la vocation qui leur a fait choisir ce métier, à savoir l'écoute des personnes en difficulté, est à l'arrêt forcé.

Que pensez-vous de l'objectif d'une dématérialisation totale de l'administration toujours fixée à 2022 ?

Pascal Plantard : Cet objectif pourrait s'avérer illusoire compte tenu de l'ampleur des problèmes que je viens d'évoquer, du nombre des "éloignés" du numérique et du phénomène de déconnexion que nous constatons dans nos enquêtes Individus menées depuis 2002. D'après les données de l'enquête CAPUNI, 91% des français sont internaute[1] parmi lesquels 9,1 % utilise rarement internet[2]. On aurait donc au minimum 18 % des français suffisamment éloignés du  numérique, incapables de faire face aux injonctions de la dématérialisation. Par ailleurs, parmi les 9 % de non-internautes en 2019, 1,5 % d'entre eux l'étaient lors de l'enquête de 2014. 10 % de non-internautes limitent volontairement leurs usages numériques et 67 % des non-internautes se disent « plus heureux » en n’utilisant pas le numérique et plus de la moitié d’entre eux en ressentent une fierté. Les difficultés de certains publics face à la dématérialisation auxquelles s'ajoutent les agissements et pratiques des Gafam, notamment en matière de gestion des données personnelles, finissent par produire un rejet global du monde numérique y compris sur le site des impôts ! Or, l'e-administration n'est pas en soi une mauvaise chose : c'est la manière dont elle a été conçue et déployée qui est en défaut. Les pays nordiques ont commencé par réformer les structures de leurs administrations avant de se lancer dans le volet technique de la transformation. En France nous avons fait le contraire ! Il faut absolument sortir d'une logique comptable, technique et technocratique de la dématérialisation.

Ce rejet global du numérique que vous pointez et la contestation sociale que la France vit depuis des mois sont-ils à rapprocher ?

Pascal Plantard : Il existe effectivement des liens entre le monde des gilets jaunes et les éloignés ou exclus du numérique. Des recoupements de personnes et de situations sont assez évidentes : il a ainsi été souligné à maintes reprises l'origine plutôt rurale et modestes des gilets jaunes comme nous avons montré les difficultés d'accès au numérique dans les zones rurales, notamment les plus isolées. Sur un plan plus large, et à propos de contestation sociale, je tiens à faire remarquer que, partie des classes dites populaires avec le mouvement des gilets jaunes, cette constestation n'a cessé depuis de s'étendre avec la grève contre la réforme des retraites issue plutôt des classes moyennes et s'amplifie à nouveau avec l'entrée en scène d'acteurs habituellement peu présents dans le paysage de la constestation sociale à savoir les avocats et les médecins des hôpitaux. Outre les difficultés intrinsèques à son déploiement et son acceptation par les  citoyens, on ne peut pas dire que le développement de l'e-administration bénéficie d'un climat social serein dans notre pays !

Que préconisez-vous pour sortir de toutes ces situations de tension engendrées par le déploiement à marche forcée de l'e-administration ?

Pascal Plantard : L'accompagnement des publics pour que l'e-administration puisse bénéficier à tous les citoyens nécessite des lieux spécifiques, des moyens humains et financiers appropriés et de nouvelles méthodes de travail. S'agissant des lieux il faut avoir à l'esprit qu'actuellement 36 % des espaces publics numériques sont situés dans des bibliothèques qui ne constituent pas du tout des cadres appropriés pour traiter les problématiques engendrées par la dématérialisation alors que seulement 8% de ces espaces sont situés dans des centres sociaux. Ce sont ces derniers qu'il faut privilégier pour y installer des espaces publics numériques.

En ce qui concerne les moyens humains il est urgent former en grand nombre de véritables médiateurs du numérique qui est un métier bien spécifique et ne pas se contenter de solutions précaires comme les  services civiques. Nous avons développé depuis 20 ans un cursus complet dans ce domaine qui va jusqu'au Master mais Rennes 2 est le seul établissement universitaire de France à le proposer. Bien sûr il existe d'autres endroits tels que les Écoles de Travail Social qui pourraient dispenser ce type de formation mais compte tenu de l'ampleur de l'effort à fournir il me semble que d'autres universités devraient proposer ce type de cursus. En outre, ces formations doivent permettre aux futurs médiateurs du numérique d'être en capacité, une fois sur le terrain, d'adopter des approches différenciées en fonction des publics visés car la médiation dans un Ehpad n'est pas celle d'un éducateur de rue et une métropole n'a pas les mêmes problèmes d'accès au numérique qu'une zone rurale. Si les lois et des programmes tels que l'e-administration ne savent pas traiter les particularismes, les médiateurs du numérique ainsi que les travailleurs sociaux font face, eux, à tous types de situations.

Concernant les moyens financiers, le gouvernement avait fait des annonces sur le numérique et les postes d'aidants. Est-ce que cela va dans le bon sens ?

Pascal Plantard : Il est trop tôt pour dire si ces mesures iront au-delà des effets d'annonces, alors que nous entrons dans une période très compliquée.  A ce stade je ferai deux remarques : les 10 millions d'euros en faveur du Pass numérique ne sont pas autre chose que des chèques emplois services, pas de la médiation. Quant aux 11 500 postes d'aidants annoncés par le Président de la République, cela ne concernait pas que le numérique. Pourtant, le numérique n'est précisément pas l'alpha et l'omega pour l'ensemble de la population française, loin s'en faut, comme nous l'a montré la période de confinement.

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