Revue
Grand entretienSamuel Laurent : «Faut-il réguler les réseaux sociaux pour sauver la démocratie ?»
À la tête du service des Décodeurs du quotidien Le Monde entre 2014 et 2019, Samuel Laurent vient de publier J’ai vu naître le monstre. Twitter va-t-il tuer la démocratie ? Il croyait dur comme fer aux promesses démocratiques d’une information « sans filtre » lancée par Twitter. Et il en a twitté des post, au point de prêter le flanc au pire du réseau, les attaques ad hominem, basses œuvres organisées par les extrémistes de tout poil, les anencéphaliques de toute espèce, mais aussi… La République en marche (LREM) !
L’épopée décrite par Samuel Laurent, journaliste au Monde, créateur du précieux Décodeurs du journal de référence, invite à réfléchir au rôle des plateformes dans nos démocraties et repose la question de leur régulation. Twitter peut-il être dangereux pour la démocratie ? Quels sont les dérives et les biais de ces plateformes numériques sur la fabrique de l’information et de l’opinion ? Sa réflexion est de grande salubrité publique, à l’heure où l’innovation au sens large vante la transition numérique. Certes indispensable, cette transition numérique ferait bien de s’interroger sur les pires effets qu’elle peut engendrer. Entretien.
C’est un livre presque étouffant, dans la manière de décrire le piège qui se referme sur lui-même, comme si le travail de décodage des fake news, initié entre autres par les Décodeurs du Monde, débouchait sur le résultat contraire escompté. Avec du recul, peut-on dire qu’il est impossible de sortir les gens de la nasse complotiste dans laquelle ils tombent ?
Je n’ai pas de réponse précise à vous livrer sur le sujet. Twitter et les réseaux sociaux peuvent engendrer le mouvement Qanon aux États-Unis, qui relève plus de la psychiatrie. Mais c’est un fait que le décodage n’a que peu d’effets sur leurs adeptes. Je crois qu’il n’y pas d’autres solutions pour les journaux à creuser ce sillon. On peut d’une certaine façon se dire que l’obstination de Donald Trump à nier certaines évidences en maintenant son discours hallucinant sur les élections américaines a été utilement contrebalancée par les médias et que ces derniers ont fini par gagner ce bras de fer. J’espère qu’avec le temps, ce travail finira par payer, il ne faut jamais oublier que les réseaux sociaux sont d’une invention récente et que l’on peut espérer que les éditeurs parviendront à mettre en place des modalités de modération propres à éviter non pas que le débat ait lieu, mais qu’il se déroule dans des conditions normales. Les éditeurs de réseaux sociaux sont des start-ups dont le modèle ne repose que sur une réponse technologique. Certaines initiatives de modération sont lancées et vont dans le bon sens. Mais Twitter a été conçu pour valider une stratégie de meute, où le post ne se conçoit que comme un appel à la controverse. C’est la même chose avec Facebook qui conforte l’existence d’une parole, d’une idée…
Dans votre livre, il y a un moment de bascule personnel, quand vous comprenez que le LREM agit avec la même célérité industrielle que les pires groupuscules d’extrême droite pour « faire passer » ses idées. Ce constat active chez vous une prise de conscience douloureuse.
J’appelle ça « la course à l’armement », le fait de recourir à une armée de twittos dont l’unique fonction est de surréagir, à une vitesse folle, aux attaques dont le président de la République est victime. Emmanuel Macron a été débordé par les Gilets jaunes, qui ont fait de Facebook la rampe de lancement de leur mouvement. Il a donc décidé de préparer la riposte. On l’a vu récemment avec la une de Libération annonçant que les électeurs de gauche seraient de moins en moins enclins à jouer les arbitres en 2022 si une nouvelle confrontation avait lieu entre Macron et Le Pen. Immédiatement, des centaines de comptes Twitter ont tapé sur cette une à des fins de démonétisation. Cette armée est-elle riche en nombre ? On l’ignore. Sont-ils représentatifs ? Difficile à dire… Toujours est-il que les réseaux sociaux sont devenus des lieux de fabrique de l’info et qu’ils peuvent impacter le débat alors que les adeptes de tel ou tel groupe ne sont pas si nombreux. Prenons Génération identitaire, il y a une disproportion très nette entre le nombre de leurs militants, que l’on évalue environ à 5 000 en France, et la manière dont ils arrivent à imposer leurs idées dans le débat. Sans oublier que l’on peut passer par des agences pour mener à bien ce travail, qui industrialisent la capacité de réponses, en mettant en action des armées de bots. Nous baignons dans l’hubris car l’outrance est le seul moyen d’exister dans cet espace dont la place est de plus en plus importante. C’est un enjeu géopolitique, adossé à une stratégisation des réseaux, pour permettre d’influer sur le débat, coûte que coûte.
Twitter a été conçu pour valider une stratégie de meute, où le post ne se conçoit que comme un appel à la controverse.
Bio express
2006
Entrée au Figaro comme journaliste multimédia
2010
Entrée au Monde comme journaliste multimédia
2014
Conception et lancement de la chaîne
Les Décodeurs du Monde
2021
Parution de son ouvrage J’ai vu naître le monstre.Twitter va-t-il tuer la démocratie ? (Les Arènes)
Une guerre de positionnement, alimentée par l’outrance, et dont les chaînes d’infos en continu prolongent les effets délétères…
Twitter est plus utilisé par les journalistes et les politiques, face à Facebook, plus populaire, qui pose d’autres problèmes, comme la possibilité de créer des groupes et d’appeler à des mobilisations de type Gilets jaunes. Une fois que vous y êtes, même par simple curiosité, vous êtes pris dans une tempête, où les infos que vous partagez avec vos amis connivents finissent par vous convaincre vous-mêmes de la pertinence globale des idées qui y sont défendues. On se crée une bulle, finalement assez confortable, où l’on perd de vue la nécessité du contrebalancement propre à une analyse critique de la situation. On s’enferre dans des convictions qui ne relevaient au départ que d’une simple et plutôt saine curiosité. Dans un tel contexte, une simple étincelle peut créer une inflammation de fausses informations après lesquelles tout le monde se met à courir. Mais le mal est fait.
Les médias ne font-ils pas assez de « debunking », anglicisme que l’on pourrait traduire par « démystification »…
Non, il y a encore beaucoup de travail à mener en la matière. Prenons le cas de Didier Raoult : trop de journaux n’ont pas suffisamment pris de recul pour analyser la pertinence de ses arguments. Pour la promotion de mon livre, je suis allé sur LCI, mais j’ai refusé d’aller chez Hanouna. Sud radio, CNews, Zemmour, etc., beaucoup de médias font le choix de l’outrance, des « grandes gueules », pour s’assurer de bonnes audiences.
Comment faire pour inverser les choses ? Quitter Twitter ?
C’est difficile. J’ai beaucoup insisté sur les aspects négatifs de Twitter, mais le réseau peut être utile pour se tenir informé de l’actu. Pour les journalistes et les politiques, c’est un vrai filde l'Agence France Presse (AFP). Il faudrait pouvoir assurer la responsabilité morale des médias, comme il existe un ordre des médecins et des avocats. Qu’est-ce que l’info ? Qu’est-ce que travailler dans un journal ? Un youtubeur n’est pas un journaliste, il faut marteler cette évidence, dans les écoles, auprès de la jeunesse. Certains sites autoproclamés d’information ne font que servir la soupe à certains mouvements politiques ou relèvent d’opérations de communication. La question est de savoir comment les jeunes s’informent aujourd’hui et ce que ça donnera sur le long terme, dans vingt ans. On sait que certains robots sont d’ores et déjà en capacité d’écrire, sans recul certes, mais en décrivant factuellement un match de foot, par exemple, ou des évènements uniquement relayés dans leur factualité. Le paysage de l’information s’ubérise.
Au Monde et ailleurs, on mène encore des enquêtes, on peut encore avoir le temps de prendre du temps pour aller chercher derrière les faits des explications, des points de vue, des contrepoints, etc. Mais l’information de qualité est payante. Il faut que ceux qui s’émeuvent de l’hystérisation du débat sur les réseaux sociaux s’abonnent à leur journal favori parce qu’une majeure partie de l’opinion considère que les journalistes sont des vendus et jouent les utiles relais des puissants, ce qui est bien entendu une ânerie, mais reste l’argument de base des complotismes les plus divers.
Le journalisme doit faire preuve de la plus grande exemplarité en la matière. Twitter interroge la responsabilité morale des journalistes.
Fallait-il fermer le compte d’un Donald Trump ?
Oui, parce que sa pratique des réseaux sociaux impliquait la première puissance mondiale ! Facebook et Twitter cherchent à trouver la parade face aux fake news. Le chemin sera long. Il faudrait recruter 300 000 à 400 000 modérateurs sur Facebook, d’après les chiffres fournis par le réseau, pour vérifier que les propos tenus ne soient pas attentatoires aux libertés élémentaires. C’est le mythe de Frankenstein, la créature monstrueuse a échappé à son créateur. Que faire désormais de cette créature monstrueuse ?
Où en êtes-vous de votre propre relation avec Twitter ?
Je l’utilise sur un mode passif, après y avoir très accroc. Je me contente de faire la promo d’un article. Il est difficile de ne pas avoir un compte Twitter lorsque l’on est journaliste, mais j’évite désormais les réactions outrées ou les indignations morales qui créeraient de nouvelles flambées de réponses sans queue ni tête. J’assiste avec tristesse à la montée de certaines polémiques stériles, comme les repas sans viande à Lyon ou l’islamo-gauchisme dans les universités. Tout le monde tombe régulièrement dans le panneau. Les politiques ont du poids. C’est à eux d’instaurer des régulations.
Nous sommes désormais à l’heure où la démocratie veut se vivre de façon plus directe, on l’a vu avec la Convention citoyenne sur le climat. Ce qui permet des débats plus transparents, où les stratégies des citoyens, des élus mais aussi des lobbies sont plus rapidement identifiées.
Les réseaux sociaux trouveront une légitimité s’ils s’imposent comme des lieux de débats équilibrés et non une foire d’empoigne où tous les coups sont permis.