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ExpertisesPenser philosophiquement les innovations
Comment expliquer le succès de la notion d'innovation qui s'impose aujourd'hui encore dans tous les secteurs d'activité ? L’innovation est-elle un concept post progressiste servant à penser la dynamique économique capitaliste avancé ? Progrès et innovations sont-ils toujours synonymes ? Pourquoi les entrepreneurs ont-ils un rôle moteur dans le système de l'innovation ? Quels sont les ressorts du grand récit de l'innovation tel qu'on le connaît au XXIeme siècle ? Ne faut-il pas réfléchir aujourd'hui à une éthique de l'innovation pour échapper aux solutions marketées ?
Ces questions essentielles sont le fil conducteur de l'ouvrage « Innovations, une enquête philosophique » de Thierry Ménissier. Professeur des Universités en philosophie, responsable de la Chaire Éthique et Intelligence Artificielle à l’Université Grenoble Alpes, il est revenu sur les grands axes de son dernier ouvrage lors d’un webinaire organisé par la Société alpine de philosophie. Horizons publics était présent pour vous en restituer les principaux temps forts.
Thierry Ménissier travaille sur des questions d’éthique publique, d’innovation technologique et sociale depuis maintenant plus de dix ans. Profondément inspiré par la pensée de Nicolas Machiavel, il en admire l’originalité méthodique voire méthodologique.
L’innovation un chantier philosophique à penser
Point de départ de l’ouvrage, l’innovation comme chantier philosophique à penser. Trop longtemps laissé aux Sciences humaines, Thierry Ménissier considère qu’il est temps de s’y atteler, à la manière d’un enquêteur machiavélien. « Pour ce penseur de la Renaissance, l’observation, la caractérisation, l’analyse à partir du qualitatif sont plus importants que la mesure quantitative ». Machiavel affronte le problème de la continuité des temps, brisée ce qui rejoint la réflexion de Thierry Ménissier.
Nous continuons à penser la politique comme nos pères fondateurs nous l’ont appris à l’issue des révolutions modernes mais les catégories mentales nous servant à penser et agir n’ont plus la même force d’adhérence tant pour l’idée de République que pour les notions politiques de corruption.
L’enquête s’articule autour de deux axes majeurs: l’héritage des idées modernes, la question du régime institutionnel et du rôle pour la science et la technique dans la constitution des sociétés contemporaines.
La définition des termes
Avant d’entreprendre tout travail, il est essentiel d’en finir les termes. La technologie concerne le développement exponentielle de l’automaticité technique. On parle de société de haute technologie, quand le recours à l’artifice, à l’automatisme et à l’expertise scientifique et technologique devient systémique, que les découvertes scientifiques et les inventions techniques sont largement diffusées dans la société. Les usagers, une notion étroitement liée à celle de l’innovation, disposent d’outils du quotidien sophistiqués mais ils seraient bien en peine de les inventer ou d’en démonter les mécanismes.
Le mot « innovation », du latin « novo », se répand dans les langues européennes à partir du 16e siècle, pour désigner la nouveauté. Son usage massif date des années quatre-vingts. Conçu du point de vue de la science, de la technique et de la théorie économique, il tend à se diffuser largement dans des sphères pour lesquelles il n’a pas été conçu : les institutions, les administrations publiques, l’Hôpital, l’école, la Défense.
La notion d’innovation pourrait se définir comme un changement mélioratif connoté positivement et en cela deviendrait un synonyme lointain de la notion de progrès. Thierry Ménissier émet une première hypothèse dans son livre en assimilant l’innovation à un concept post progressiste servant à penser la dynamique économique capitaliste avancé. Le sens restreint du terme, technique, issu de la théorie économique, l’assimile à l’invention mise en marche. Dans ce cas pour devenir innovation, il faut que la nouveauté fasse preuve de sa rentabilité et nourrisse la croissance. Pour le philosophe, il s’agit d’un paradigme à part entière, d’un modèle explicatif large et cohérent, qui fait système pour des aspects variés de la vie.
Schumpeter, inventeur de la théorie économique de l’innovation
« Entreprendre c’est changer l’ordre existant » résumait Schumpeter dans une formule célèbre mettant en avant la portée démiurgique de l’entreprise et soulignant le rôle de l’entrepreneur dans le système de l’innovation. En réalité il y a des milieux innovateurs et une mythologie individualiste de l’innovation où la parole enthousiasmante du leader évoque une sorte de transfert d’énergie (keynote d’Apple, prises de parole d’Elon Musk, Jeff Bezos).
« Entreprendre c’est changer l’ordre existant » résumait Schumpeter dans une formule célèbre mettant en avant la portée démiurgique de l’entreprise et soulignant le rôle de l’entrepreneur dans le système de l’innovation.
La force de la théorie de Schumpeter repose aussi sur la notion de destruction créatrice qui imprègne d’ailleurs la théorie économique. Les économistes et l’approche réaliste, incarnée par des auteurs allant de Thucydide à Raymond Aron en passant par Machiavel, pensent l’innovation comme une relation entre le désordre et le progrès.
« Dans ce monde de compétition féroce entre les laboratoires, les structures de recherche, les firmes, les États, on parle de souveraineté technologique, numérique et de relations de primauté, de subordination, de pillage ».
La crise de la notion de progrès
Cela mène naturellement à penser la relation entre innovation et histoire. Hannah Arendt évoque notamment la « situation critique » de l’après-guerre où l’on passe d’une socialité plutôt douce à un monde de la consommation qui mime la guerre. Le moins que l’on puisse dire c’est le rapport entre passé, présent, futur n’est pas simple.
Le «progrès» inclut les notions de confort, santé, prospérité et bonheur, en somme une ambition sociale très forte. « Le progrès nous a légué l’idée d’une organisation hyperboliquement rationnelle dans son activité et son espace. Le symbole du progrès, encore aujourd’hui, c’est la grande surface où tous les produits sont référencés, numérisés, alignés, jusqu’à produire une sorte d’ordonnancement parfait. Pour que ce système fonctionne, il faut que les désirs soient conditionnés».
Or nous sommes entrés dans une crise de l’idée de progrès au sein des sociétés de haute technologie. Ne plus croire au progrès c’est se situer en situation d’effroi comme l’explique Etienne Klein dans La brisure de symétrie. La religion du progrès permet d’éclairer l’avenir.
L’injonction à innover
Dans l’économie mondialisée, l’innovation devient même un un leitmotiv de souffrance. Il faut sans cesse se renouveler sous peine de mourir. « Du point de vue du marketing, il s’agit de ranimer l’usager-consommateur-écocitoyen dans ses valeurs profondes dans les marchés généralisés que sont devenues nos démocraties ».
Le ressort des sociétés innovantes est la mutabilité générale. « Tout change tout le temps, tout est possible tout le temps. Energivore et inquiétant, cela comporte un double risque: l’aliénation de l’histoire et l’appauvrissement de l’imaginaire ». L’homme devient étranger à sa propre histoire, l’innovation n’étant pas synonyme de progrès. Les différentes innovations, émergeant de manière sauvage par le biais des marchés, ne sont pas pensées comme des phénomènes mélioratifs de la condition humaine. L’innovation se fait passer pour formidable et nouvelle, ce qui conduit à des imaginaires sans cesse répétés, usés, où les objets sont promus avec un pauvreté d’image, voire des valeurs franchement douteuses d’un point de vue éthique.
Pour Thierry Ménissier cela pose un certain nombre de questions: l’innovation peut-elle réellement se substituer au progrès ? être entendue au-delà ou en dehors du capitalisme? Cela interroge également sur le « grand récit de l’innovation au 21e siècle. « La tâche d’une pensée philosophique de l’innovation consisterait à prendre au sérieux le caractère post progressiste et pourtant structurant du changement innovant, de le sécuriser autant que possible en pensant la relation entre les firmes et les Etats dans le cas d’une éthique publique. C’est bien ce qui se passe d’ailleurs lorsque l’on aborde la taxation des GAFAM. Il s’agit aussi d’inventer un espace temps collectif, cohérent, robuste et doué de sens. »
L’innovation sociale, une nouvelle institution imaginaire de la société
Pour l’auteur l’innovation sociale peut être considérée comme une nouvelle institution imaginaire de la société. Elle concerne l’ensemble, très varié des démarches collectives de génération de la nouveauté pour créer du sens pour un collectif via une pratique commune. Elle n’est ni technologique ni industrielle, ni capitaliste, ni managériale, ni organisationnelle. Elle rassemble au sein de projets d’innovations des communautés aux intérêts, formes d’actions et buts hétérogènes: ingénieurs industriels, artistes, designers, acteurs, activistes des médias numériques, des collectifs d’usagers et de citoyens.
L’innovation sociale semble pouvoir apprivoiser l’émergence sauvage de la nouveauté telle que théorisée par Schumpeter tout en ne dégradant pas ce qui en fait la valeur, à savoir sa puissance perturbatrice, dans la capacité à créer de manière imprévisible des solutions ingénieuses et intéressantes grâce à la ressource de la créativité.
En conclusion l’auteur souligne que l’innovation véritablement méliorante ne provient pas du tout technologique. Il estime qu’il est nécessaire de politiser les projets, de recenser les points de vue et de restituer les tensions entre les parties prenantes de toute démarche d’innovation (chercheurs, laboratoires, établissements, financeurs publics et privés, développeurs industriels, usagers, consommateurs, éco-citoyens). Il indique aussi un point de vue qu’il juge essentiel de restituer, celui de l’environnement et de la nature (cf le Parlement des choses de Bruno Latour). « Tout cela permet de reconstituer le paysage des intérêts variés, d’imaginer des narrations collectives en sortant de la fausse évidence que le renouvellement technologique va tout régler".
Quelle éthique pour l’innovation?
Créer de la nouveauté suppose de s’interdire le principe de précaution, de prendre des risques. Mais en période de transition une éthique de l’innovation est nécessaire. Elle doit sortir des solutions « marketées » selon des critères de l’ancien monde, issus de la révolution industrielle puis de la société de consommation.
« L’éthique de l’innovation est possible mais elle passe par un rôle fort de l’usager, elle suppose un engagement personnel. Pour humaniser le monde de l’innovation sauvage , chacun d’entre nous doit repenser ses propre usages, en matière de production et consommation des énergies, de production des déchets, de rapport aux objets (recyclage vs obsolescence programmée), aux mobilités etc ».
L’innovation frugale, les low tech, les civic tech, l’éco conception, font partie des solutions émergentes mais elles ne font pas système aujourd’hui.
Innovations, une enquête philosophique
Se substituant à ce qu’on appelait autrefois le progrès, la notion d’innovation s’est imposée dans tous les secteurs de l’activité humaine. On a pris l’habitude de qualifier d’innovante toute forme de changement qui semble susceptible d’améliorer quelque chose à l’activité humaine, sans pour autant penser philosophiquement la signification de ce changement. Tandis que l’économie industrielle dopée par la technologie a réalisé la prophétie émise par l’économiste Schumpeter, la notion d’innovation a elle-même évolué, devenant protéiforme. En enrôlant massivement les méthodes pour innover, actuellement se multiplient les tiers-lieux destinés à opérer ce changement. Mais progrès et innovation ne sont pas synonymes, et à bien des égards celle-ci dément les promesses affichées par celui-là. Aujourd’hui, les crises qui se produisent sur la toile de fond des transitions en cours conduisent à repenser le rôle dévolu à l’innovation, et invitent à décider si elle peut accompagner le monde qui vient. La difficulté est que ce qui la rend spécifique et intéressante, sa « sauvagerie » même, la rend peu aisée à dépasser. Cet ouvrage éclaire les questions qu’elle soulève, en les traitant sur les plans épistémologique et pratique.