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Prospective et innovation : décider aujourd’hui pour après-demain

Maud Sarda, co-fondatrice et directrice du Label Emmaüs, lors de cette table ronde aux ETS 2022.
©Crédit : P. Bastien – INET.
Le 20 avril 2023

La puissance publique doit se doter des moyens de percevoir les signaux faibles et les marqueurs d’une innovation prometteuse, sous peine de voir cette innovation confisquée vers par le secteur privé. Elle doit être à l’écoute de l’innovation citoyenne et la soutenir, notamment des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Les Entretiens territoriaux de Strasbourg (ETS) 2022 ont organisé une table ronde plénière pour faire le point sur notre rapport actuel au temps, alors que revient constamment aujourd’hui la notion d’urgence. Faut-il décider vite ou prendre le temps ? Décider pour combien de temps ? Quelles décisions prendre pour le futur, à une échéance très lointaine ?

Dans un monde de grande incertitude, la prospective n’a jamais été aussi nécessaire, mais semble quelque peu en panne dans les collectivités territoriales. Il faut pourtant s’écarter de la doxa, casser les silos de pensées qui enferment les esprits et brident l’imagination, ou encore écouter les signaux faibles envoyés par la société. Tels sont les messages délivrés lors d’une session de l’édition 2022 des ETS consacrée à la prospective et à l’innovation, avec trois invités : Maud Sarda, co-fondatrice et directrice de Label Emmaüs, Véronique Balbo-Bonneval, directrice générale des services (DGS) à Cergy Paris université et vice-présidente de l’Association des dirigeants territoriaux et anciens de l’INET (ADT-INET) et Philippe Cahen, prospectiviste et auteur de l’ouvrage Signaux faibles, mode d’emploi1. Un exercice en soi indispensable2 mais complexe que les défis d’ordre environnemental, démographique, énergétique, sanitaire, géopolitique, etc., qui s’accumulent et se combinent, rendent encore plus complexe. S’ajoute à cela un contexte budgétaire des plus tendus pour les collectivités territoriales sur fond de grande incertitude généralisée dans toute la société.

Un sondage réalisé en début de session auprès des participants – par voie électronique – montre bien la difficulté éprouvée par les décideurs publics territoriaux à se projeter : certes, 43 % des sondés jugent la prospective indispensable pour orienter l’action publique, mais 46 % estiment qu’elle devient de plus en plus difficile à mener dans le contexte d’urgence et de crise. Pour 11 % des répondants, la prospective a même carrément disparu des priorités !

Une véritable innovation : lier intelligence émotionnelle et rationnelle

Il faut dire que les sujets à aborder sont vastes, transverses et nécessitent autant – voire davantage – d’intelligence émotionnelle que rationnelle alors que cette dernière est aujourd’hui privilégiée : « L’innovation ne se situe pas dans les outils informatiques, mais dans les modalités de construction de la décision publique. Imaginer la réalité de demain fait appel à l’intelligence émotionnelle, un moteur pour poser les bonnes questions et éclairer les élus et les équipes. La véritable innovation réside dans la capacité à lier cette intelligence avec l’intelligence rationnelle », pense Véronique Balbo-Bonneval. De son côté le prospectiviste, Philippe Cahen a insisté sur la nécessité de « casser les silos de pensées dans lesquels nous sommes enfermés pour nous obliger à penser l’inverse de ce qui est dit, l’inverse d’une affirmation afin de prendre des décisions plus ouvertes, qui prennent en compte d’autres points de vue que ceux de la doxa ». Penser autrement c’est aussi aller à rebours de notre éducation, de nos pratiques professionnelles où règne bien souvent l’individualité. Or, dans la réalité, les nouveaux besoins, par exemple, pour faire face au dérèglement climatique, font essentiellement appel à du collectif. L’exemple de l’eau s’inscrit tout à fait dans cette philosophie du vivre ensemble : en cas de fortes précipitations l’eau n’arrose pas seulement une commune, mais aussi la (ou les) communes voisine(s). Par des actions collectives en faveur de l’agroécologie sur un ensemble de parcelles agricoles qui visent notamment à permettre à l’eau de mieux s’infiltrer dans la terre, un collectif d’agriculteurs, accompagné par la municipalité, a ainsi contribué, à son niveau, à diminuer le risque d’inondation à l’échelle d’un territoire.

Toutefois, la remarque vaut aussi pour la gestion des forêts, la définition à l’échelle d’un bassin de vie – et non d’un tracé administratif – d’une politique de transports, de mobilité douce, la mutualisation des besoins des collectivités pour leurs équipements plutôt que la concurrence ou encore en matière d’innovation sociale, la création de monnaie locale ou de monnaie de services pour ceux qui n’ont pas les moyens de se payer des besoins vitaux. Ce retour du collectif, tant dans la réflexion que dans l’action, ce partage des biens communs ne sera pas de trop si nous voulons faire face, dans les meilleures conditions, aux défis qui nous attendent et exigent une approche transverse et interdisciplinaire.

Avec quel système de pensée aborder la prospective alors que la population mondiale devrait croître de 25 % en seulement vingt ans pour atteindre 10 milliards d’habitants vers 2045 et que le sable n’est tout simplement pas disponible en quantité suffisante pour construire des écoles, des hôpitaux, des universités, etc. ? Faut-il développer de nouvelles filières de construction utilisant des matériaux anciens tels que la paille et le bois comme certaines collectivités (Rosny-sous-Bois, Clermont-Ferrand, etc.) ont commencé à le faire pour édifier des bâtiments publics ? Car, contrairement au béton, responsable de 10 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) dans le monde – soit plus que les émissions de l’ensemble de l’Union européenne ou de l’Inde –, la paille, elle, n’en rejette pas et est disponible en quantité abondante en France ! Comment penser plus vite les conséquences du réchauffement de l’océan Arctique alors que ses températures montent 4 fois plus rapidement que prévu ? La France est une terre agricole, mais il y a de moins en moins d’agriculteurs : faut-il, par exemple, développer les fermes verticales en zones urbaines dont le rendement serait bien supérieur aux surfaces au sol ? Comment créer les conditions propres à une réindustrialisation dans les territoires, notamment en instaurant une taxe carbone et une taxe de recyclage sur des produits importés afin de favoriser les produits fabriqués localement plus durables, réparables et recyclables ? Quelles réponses apporter pour réduire les temps de transport en milieu rural entre les habitations et les lieux de travail ? Comment favoriser le développement de l’innovation sociale dans les territoires, facteur de cohésion sociale et aussi pourvoyeur d’emplois éthiques ? En termes d’organisation faut-il créer, au sein des collectivités territoriales, des directions « recherche et innovation » capables d’insuffler un esprit pionnier, d’autres manières d’aborder les problèmes au sein des collectivités territoriales ?

Des questions à se poser sans attendre, car les panélistes de cette session ont souligné que, quel que soit le terrain où l’on se trouve, la réalité dans trente ou quarante ans sera radicalement différente de celle d’aujourd’hui que l’on prenne le vivant (la biodiversité s’écroule à un rythme 100 à 1 000 fois supérieur à son rythme naturel), les nappes phréatiques ou encore la disponibilité des minéraux. Des évolutions qui touchent nos besoins vitaux, à savoir se nourrir, se chauffer, s’éclairer : remettre les réflexions et actions en la matière serait ainsi la pire des décisions ! Il faut donc réussir à croire ce que l’on sait, le faire partager autour de soi, qu’il s’agisse des élus ou des équipes, afin d’éclairer les décisions : « Nous avons un devoir de prospective garant du long terme pour le bien public. Il nous faut anticiper ces évolutions dans l’ensemble des politiques publiques et les inscrire en tant que critères de décision dans toutes nos actions », a estimé Véronique Balbo-Bonneval.

Maud Sarda, co-fondatrice et directrice du Label Emmaüs, lors de cette table ronde aux ETS 2022.

Prêter attention aux signaux faibles

Une autre façon de penser implique également, pour le dirigeant public, de prêter attention aux signaux faibles envoyés par la société, c’est-à-dire à l’invisible3 et à ce qui ne fait pas ou peu de bruit. Pour Dominique Valck, co-président du conseil de développement durable de la métropole du Grand Nancy, à l’initiative de la plateforme Métamorphose4, « le praticien doit être capable d’explorer les choses les plus sensibles et les moins visibles de la société, par exemple, l’importance dans la ville des odeurs, des sons et du genre. Développer une “une ingénierie du sensible” permettra de susciter l’envie et l’adhésion des citoyens à la conception des politiques publiques locales ».

Faute de quoi la défiance actuelle entre élus et citoyens se cristallisera encore davantage comme c’est le cas, par exemple, dans le domaine des énergies renouvelables ou de la végétalisation des villes. Certains justifient d’ailleurs l’immobilisme par crainte des réactions des populations : « Tout dépend de la question posée », fait remarquer Véronique Balbo-Bonneval. Il est certain que la mise en avant de création d’emplois dans un projet d’installation d’une plateforme logistique en lieu et place de terres agricoles emportera l’adhésion des habitants. En revanche, si, face au même projet, les élus présentent un projet d’autosuffisance alimentaire du territoire qui implique précisément la conservation des terres agricoles alors la réponse ne sera pas la même : « En remontant à des questions politiques qui interrogent nos standards de vie, on modifie l’angle de perception. J’ai totalement confiance dans le jugement de nos concitoyens si on sait poser les bonnes questions. Ce qui n’efface pas les rapports de forces entre les différents acteurs concernés », a rappelé Véronique Balbo-Bonneval.

Pour Philippe Cahen, « un signal faible, c’est un fait paradoxal par rapport à la doxa du moment qui inspire réflexion. D’une manière générale ce qui est intéressant ce sont les 90 % cachés de l’iceberg, pas l’évidence émergée par rapport à laquelle on doit pouvoir penser autrement. La voiture électrique, par exemple, prônée par les États et les industriels, est une aberration technologique qui, de plus, ne solutionne pas les bouchons ».

Le développement des marchés de Noël dans tout l’Hexagone à partir de 1998 – alors que cela existe depuis quatre cent ans à Strasbourg –, et ce, sans études de marché préalables, fait partie de ces signaux faibles qui indiquent un retour à des valeurs sûres, tout comme le choix du nom « Les vieilles charrues », a priori antinomique pour un festival rock ! Tout comme le temps passé en voiture dans les territoires ruraux pour aller au supermarché. Autre signal faible dû à l’évolution des villes qui s’est faite dans le sens d’un étalement géographique de leur attractivité, autour de 30, voire 50 kilomètres aujourd’hui : « Dans ces conditions un seul hypermarché ne suffit plus pour desservir de telles zones. Il faut, en complément, des supermarchés et des supérettes. Mais en cas de fermeture, les habitants des villages se retrouvent à devoir faire de longs trajets en voiture pour se nourrir. Outre le prix de l’essence, c’est également la disparition des commerces locaux d’alimentation qui a suscité la colère des Gilets jaunes et pourtant cela n’a pas été suffisamment souligné. En général, un signal fort est, en effet, accompagné de signaux faibles. Bon nombre de jeunes couples éprouvent ainsi de grandes difficultés à payer logement et voiture, voire sont dans l’impossibilité de le faire. Pas de voiture, plus de supérettes : comment se nourrir ? Les pistes pour résoudre ces problèmes sont forcément locales », a observé Philippe Cahen qui a également souligné l’importance de prendre en compte le facteur temps dans les politiques publiques : « Le temps, qui avec la connaissance et le savoir, a connu l’évolution la plus importante ces vingt à trente dernières années, est un élément absolument déterminant aujourd’hui pour comprendre comment les gens vivent, ce qu’ils font de leur temps. J’ajouterai que, dans les réponses à apporter à ces problèmes, les critères à prendre en compte ne sont pas forcément des évidences mathématiques, mais des éléments, des chiffres nouveaux. »

Nouveaux imaginaires, nouveaux récits, nouveaux mots

Différente manière de penser, prise en compte de signaux faibles, mais aussi de mots nouveaux : les travaux de conscientisation, d’intériorisation, d’imagination afin d’être en mesure de décider aujourd’hui pour demain doivent pouvoir prendre corps à travers un vocabulaire qui reste à inventer. Les panélistes ont d’ailleurs lancé un appel en ce sens, par exemple, concernant les mots « innovation » ou « croissance », chargés de vieux récits, afin de sortir des cages idéologiques dans lesquelles nous sommes enfermés et qui nous empêchent de penser. « “Innovation” est très connoté : on lui associe sans hésiter “nouvelles technologies”, puis “progrès” qui renvoie lui-même à “nouvelles technologies”. “Croissance” est un terme positif. Écarté, c’est immédiatement le déclin qui vient à l’esprit. Idem pour le développement. Stoppé, il devient “récession”, “stagnation”, etc. L’intérêt général est aussi chargé de significations telles que “court terme”, “attractivité dans les territoires”, “développement économique”, “emploi”, a observé Véronique Balbo-Bonneval. Il faut inventer de nouveaux mots afin de penser l’avenir et les politiques publiques ce qui impliquent de décoloniser nos imaginaires pour les libérer. »

Dans un tableau d’ensemble qui peut paraître sombre, l’invention est justement ce qui rend joyeux et casse cette morosité : « La joie d’inventer quelque chose de nouveau est très épanouissante. Cela rend heureux tant sur le plan individuel que collectif », a témoigné Maud Sarda. Cette militante de la recherche et développement (R&D) sociale a ainsi pris le temps d’écouter des signaux faibles avant de se lancer dans l’aventure et fait œuvre de beaucoup de pédagogie : « Nous avons créé un contre-modèle d’Amazon et prouvé que cela fonctionnait. Dans nos deux entrepôts, nous employons 5 fois plus de personnes au mètre carré que dans des entrepôts classiques, l’écart des salaires se situe de 1 à 3. Nous reversons 100 % des bénéfices dans l’outil de travail et nos clients nous notent 9,2 sur 10. En outre, notre centre de formation accueille des personnes qui n’ont pas le bac et qui, au bout de six mois, ressortent avec un diplôme d’état d’équivalence bac+3. Contrairement aux idées reçues, nous prouvons que des personnes très éloignées du numérique peuvent tout à fait s’insérer dans ce monde », a souligné Maud Sarda. Cette dernière a, par ailleurs, fait remarquer que le modèle de Label Emmaüs était applicable sur le territoire et a regretté la frilosité des collectivités territoriales à s’engager dans les SCIC : « Pourquoi ne pas transformer les subventions en parts sociales ? Qu’est-ce que cela change pour la collectivité ? D’autant plus qu’elles pourraient récupérer leurs parts lorsque la santé économique de la coopérative le permettra, ce qui n’est pas le cas avec une subvention. Alors que pour la SCIC qui ne peut pas bénéficier de levée de fonds cela change tout ! L’engagement des collectivités pourrait ainsi être décisif dans le changement d’échelle des coopératives. »

Un appel et un dynamisme de l’innovation sociale qui a fait réagir dans la salle Bruno Paulmier, DGS de la ville de Niort et président d’ADT-INET qui a affirmé que l’on sous-estimait grandement les espaces de liberté à reconquérir. Il a ainsi appelé ses collègues à investir des espaces de créativité et à accomplir un important travail pour accompagner les innovateurs sociaux, d’où qu’ils viennent, quels que soient leurs projets afin de rendre possibles toutes ces alternatives au système actuel où l’on peut se sentir enfermé par le sentiment d’absence de solutions.

Joie d’inventer, dynamisme certes, mais le fait est que nous ne savons pas où nous allons : « Va-t-on trouver la voie pour arriver à faire vivre les choses ensemble ? Serons-nous capables de résoudre le problème du changement climatique », a questionné Philippe Cahen qui estime que nous sommes depuis, la crise sanitaire, rentrés dans les « trente années terribles » et que les réponses à ces questions viendront avant la fin de ces trente années. Mais le mot de la fin est toutefois revenu à un intervenant dans la salle : « Avec la joie, il y a peut-être l’espérance… »

  1. Cahen P., Signaux faibles, mode d’emploi. Déceler les tendances. Anticiper les ruptures, 2010, Éditions Eyrolles, Livres outils.
  2. « Prospective territoriale : construire l’avenir des territoires », Horizons publics hiver 2021, hors-série.
  3. Marsollier C., L’attention aux vulnérabilités des élèves, 2023, Berger-Levrault, Au fil du débat - Essais.
  4. Guichardaz P., « Dominique Valck : “Faire de la prospective sans prendre en compte le ’sensible’ ne mènera pas très loin” », Horizons publics hiver 2021, hors-série, p. 44-50.
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