Revue
DossierQuelle place pour le genre dans les politiques publiques ?
Pionnière depuis les années 1990, Vienne (Autriche) intègre le genre dans l’aménagement urbain, notamment à Aspern Seestadt. À Grenoble, la majorité écologiste agit pour une cité plus égalitaire. Ces deux villes ont intégré la démarche sensible au genre, ou gender mainstreaming, dans l’urbanisme, les transports et l’espace public.
Vienne, ville pionnière en matière d’égalité femmes-hommes
À Vienne, tout commence dans les années 1990 par une exposition intitulée « Qui possède l’espace public ? ». Les femmes se réjouissent de constater qu’elles ne sont pas les seules à trouver la ville difficile à utiliser. En revanche, les responsables de l’urbanisme et du design de la ville n’apprécient pas vraiment le sujet, s’indignent et osent même dire avec ironie que la prochaine exposition portera sur la place des chiens dans l’espace public. À l’époque, on ne comprend pas vraiment en quoi la ville est complexe à appréhender pour les femmes évoluant avec des bébés dans des poussettes ou encore pour des personnes âgées.
« À la suite de cette exposition, des discussions s’engagent, des argumentaires se bâtissent, puis on fait des essais sur un quartier pilote emmené par une femme maire particulièrement pugnace. On énumère les obstacles dans l’espace public et l’on commence à proposer des solutions », raconte Julia Girardi-Hoog, planificatrice en chef de la ville de Vienne en matière d’égalité entre les femmes et les hommes. Les résultats des premiers projets pilotes s’avèrent convaincants. « On s’est rendu compte qu’il n’était pas dangereux de faire de l’urbanisme féministe, que cela pouvait bénéficier à tout le monde : aux personnes âgées, aux hommes d’affaires, aux piétons », précise Julia Girardi-Hoog.
Les projets urbanistiques sensibles au genre se développent en relation avec les différents groupes cibles : les enfants, les adolescents, les seniors. Il peut s’agir de projets visant à avoir un meilleur éclairage, une meilleure accessibilité, un accès aux toilettes afin qu’un parc soit mieux utilisé par tous, les personnes âgées notamment. Les interventions peuvent être petites et peu couteuses ou concerner des programmes d’envergure.
Dans la capitale autrichienne, Aspern Seestadt est l’un des projets de développement urbain les plus ambitieux d’Europe. Dès la planification on introduit la notion de genre. Très tôt, on étudie la manière dont les personnes peuvent se déplacer à pied et accéder aux transports publics. Tout doit se trouver à quinze minutes. Ici, écoles, entreprises, logements cohabitent. Cette partie de la ville est autosuffisante, les personnes qui s’y installent n’ont pas besoin de se rendre en centre-ville. « Nous voulions une structure holistique et multi-fonctionnelle », précise la responsable. Si les rues sont destinées aux voitures, des parkings ont été créés, la marche à pied est privilégiée, tout comme les espaces pour s’arrêter et s’asseoir le long du chemin. Dans ce quartier, encore en phase de développement, vivent aujourd’hui près de 10 000 personnes. Les rues, places et squares portent le nom de femmes, une mesure « hautement symbolique », précise Julia Girardi-Hoog. Autre point important du projet : l’apprentissage et l’évaluation continue. Au départ, il compte peu d’arbres et, quelques années après, la ville décide d’en planter davantage pour pallier le changement climatique. « Cela fait partie de la planification du genre d’être toujours critique », ajoute la responsable.
Dans la capitale autrichienne, Aspern Seestadt est l’un des projets de développement urbain les plus ambitieux d’Europe.
Pour prendre en compte les besoins spécifiques des femmes, la ville leur a posé des questions en ligne et hors ligne il y a deux ans. « Chaque fois que nous planifions un parc, nous dressons une liste de dix critères qui doivent être mis en œuvre, parmi eux la sécurité, l’accessibilité, la variété des choix, les possibilités de s’asseoir, le chemin pour se promener. L’ajout de tables de pique-nique permet aux plus modestes de se restaurer dans un cadre agréable. Pour les adolescentes, la table de ping-pong devient un lieu de réunion, au-delà de son aspect ludique. Il faut expérimenter. Ce qui fonctionne à un endroit ne fonctionne pas nécessairement ailleurs », explique la responsable.
La construction de logements sociaux inclut, elle aussi, de nombreux critères de sensibilité au genre. Souvent des laveries communes au rez-de-chaussée permettent aux personnes et aux femmes de se rencontrer ; des pièces avec un accès jardin deviennent des endroits pour célébrer les anniversaires des enfants.
Dans la planification de ses politiques publiques, la ville de Vienne intègre largement les femmes. Julia Girardi-Hoog est à la tête d’un réseau de planification de genre comprenant seize départements opérationnels et un délégué chacun. Principalement ce sont des femmes ingénieures qui se réunissent, discutent, échangent sur les projets pilotes, les évaluent ensemble. « J’essaie de les relier, de renforcer le réseau. Nous construisons des argumentaires ensemble pour améliorer la coopération entre les départements », confie-t-elle. Il s’agit en quelque sorte d’un effort commun mené dans des départements différents.
Actuellement, la ville de Vienne travaille sur les vagues de chaleur. Ces dernières sont particulièrement néfastes aux personnes disposant de peu de ressources. Plus exposées à la chaleur, elles risquent davantage de mourir. D’ailleurs, en Europe, on recense chaque année entre 50 000 et 70 000 décès, dont les 2/3 sont des femmes. Sur-représentées parmi les personnes âgées, elles vivent avec de faibles pensions, car elles se sont occupées des autres et ont gagné moins d’argent pendant leur carrière. Pour répondre aux besoins de ces personnes, la ville propose des endroits où l’on peut passer du temps sans dépenser d’argent, des lieux équipés d’air conditionné, offrant des boissons gratuites ou encore la possibilité de s’asseoir à l’ombre des arbres. Comme les enfants souffrent aussi de la chaleur, la ville met à disposition des points d’eau dans différents quartiers afin que les mères célibataires puissent faire le tour du pâté de maisons avec leur progéniture en rentrant du travail et se rafraîchir.
L’éclairage constitue un autre sujet d’actualité. Certains écologistes souhaitent éteindre les lumières la nuit. Mais la ville choisit de maintenir allumées les voies piétonnes. « Nous voulons que les gens marchent en toute sécurité la nuit. La nuit les hommes sont plus en danger et les femmes ont davantage peur. En revanche, nous éclairons uniquement les voies principales. Nous sommes très vigilants à la pollution lumineuse qui provient à 80 % d’éclairages privés », ajoute la responsable. Autre défi pour la ville : le vieillissement de la population. « Nous manquons de personnel pour les baby boomers, un groupe qui vieillit de plus en plus vite. Nous travaillons sur la manière de maintenir les gens en sécurité, heureux et en bonne santé chez eux le plus longtemps possible », précise Julia Girardi-Hoog.
Grenoble, une ville pour tous ?
« Grenoble, une ville pour tous », tel était le slogan des Écologistes lors de leur arrivée à la mairie en 2014. « Nos politiques publiques ne sont pas pensées uniquement sous le prisme du genre, mais elles osent une ambition autour de l’accueil et l’hospitalité », affirme d’emblée Margot Belair, adjointe à l’urbanisme. Lorsque son service conçoit des espaces, ils doivent pouvoir accueillir plusieurs pratiques, permettre aux usagers de se sentir bien, en sécurité, quel que soit leur âge, leur genre ou leur handicap. L’urbanisme doit favoriser l’échange et la rencontre sans devoir passer par des valeurs marchandes. On doit pouvoir s’asseoir sur un banc gratuitement sans nécessité d’aller au café, proposer des parcs accessibles aux enfants librement.
Le projet des places aux enfants consiste à sécuriser les rues devant les écoles de la ville. Mais cela va bien au-delà, puisqu’on imagine des espaces où s’installer pour prendre le goûter et que les parents puissent échanger dans des lieux à la fois chaleureux et sécurisants. On pense ainsi un tiers lieu entre le travail et le domicile propice à la rencontre. Cela peut être un hall de musée accueillant pour les familles, doté de mobilier spécifique, ou encore une bibliothèque avec des équipements à hauteur d’enfants.
À Grenoble, les cours d’école récemment rénovées sont plus intimistes, elles permettent de libérer l’imaginaire des garçons et des filles. L’espace a été repensé pour plusieurs usages : des endroits pour l’aventure (se promener sur des jeux d’équilibre, dans des buissons pour se cacher), des endroits cocons plus adaptés à la discussion et au calme. Quand on installe ce type de mobilier – des éléments de construction, de cuisine pour jouer à faire des mélanges avec de la boue, de la terre, des cailloux –, on constate que l’usage est plus mixte, contrairement aux traditionnels terrains de football.
Hors des cours d’école, dans l’espace public, le maître mot est la multiplicité des usages. « Dans les projets qui nous sont proposés, la plupart incluent du mobilier hybride avec des formes organiques. On peut s’asseoir, s’allonger, monter, jouer dessus. On retrouve cette idée que le banc doit permettre d’autres usages », précise l’adjointe. L’espace public est pensé de façon ludique : une colline avec de la terre devient une montagne pour un enfant, une poutre un terrain de jeux. Le mobilier acceptant plusieurs usages s’adapte à différents besoins et différents publics.
Dans les opérations d’urbanisme transitoire, il s’agit de prendre en compte la parentalité, et plus spécifiquement les mamans qui s’occupent encore aujourd’hui en majorité des enfants. Leur besoin consiste à savoir qu’elles peuvent laisser les enfants évoluer librement dans un espace sécurisé. D’ailleurs, un programme d’urbanisme tactique avec un restaurant, un café, des espaces pour des associations, baptisé la Correspondance, est très apprécié des familles car il est fermé et sécurisé. On constate que les familles se l’approprient, alors qu’avec le bar il devrait attirer naturellement davantage les jeunes.
Nos politiques publiques ne sont pas pensées uniquement sous le prisme du genre, mais elles osent une ambition autour de l’accueil et l’hospitalité.
« Dans nos programmes immobiliers, l’hospitalité fait partie des critères majeurs », affirme l’adjointe. « Cela paraît simpliste, mais certaines communes ont volontairement créé des espaces inhospitaliers pour faire fuir les gens et les rencontres. Nous prenons le contrepied de cela. Nous créons des espaces où jouer, où s’asseoir pour discuter avec un voisin, des halls baignés de lumière naturelle pour donner envie d’y passer un peu de temps », ajoute-t-elle. Dans le projet paysager, on évite les recoins, les fameux « coupe-gorges », on propose à la place des espaces bien éclairés, en visibilité.
Pour remettre les femmes au cœur de la cité, la mairie féminise les noms de rues et de places. « Lors du premier mandat, nous avons surtout travaillé sur la nomination de nouveaux espaces. Depuis 2020 nous féminisons des places, des rues pas encore nommées. Chaque nouvel équipement, nouvelle rue, nouvel espace public porte le nom d’une femme, à quelques exceptions pour des raisons particulières », explique Margot Belair. Elle donne l’exemple des bibliothèques qui, jusqu’alors, portaient le nom du quartier. La bibliothèque Saint-Bruno devient Gisèle Halimi au mois de juin dernier. Dans le quartier Flaubert, le nouveau parc s’appellera Simone Veil, l’ensemble des espaces porteront eux aussi des noms de femmes.
De plus, au sein de l’exécutif, l’équipe est 100 % paritaire. « On a une répartition équivalente sur les questions régaliennes. L’adjointe à la sécurité est une femme, l’adjoint au social est un homme. Et l’équipe administrative est assez féminine. C’est par la représentativité qu’on amène les changements de comportements », affirme l’adjointe. La conception des politiques publiques est donc le fruit d’un travail conjoint d’hommes et de femmes.
La ville de Grenoble a également créé une mission égalité avec des agents dédiés à ce sujet. Elle organise conférences thématiques, formations contre les violences sexuelles et sexistes. Ces dernières sont dispensées aux agents qui recueillent la parole des victimes, notamment les policiers municipaux.
En matière de sécurité, la ville a noué un partenariat avec les établissements de nuit. Le dispositif Angela permet de former les établissements pour ensuite devenir un réseau de lieux refuges pour toute personne en difficulté dans l’espace public de nuit. La ville maintient l’éclairage public la nuit pour que l’espace public continue à être hospitalier. Côté mobilités, le dispositif d’arrêt à la demande des transports publics rassure les femmes qui doivent voyager de nuit. « Sur les déplacements, on constate que favoriser la pratique du vélo permet l’émancipation des femmes. Elles se sentent à la fois en sécurité et libre », raconte Margot Belair. D’ailleurs, l’école municipale du vélo, une formation à l’apprentissage du vélo, est fréquentée à 90 % par des femmes.
Quant au fait d’accorder davantage de place aux espaces verts, cela favorise une politique publique plus égalitaire. Les espaces verts sont des lieux chaleureux, on peut s’y poser, discuter, prendre le temps, à l’ombre, cela favorise la mixité, tout comme des activités autour du jardinage ou des forêts comestibles.