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Retour d’expérience : Rennes se dote d’une instance du numérique citoyenne et pionnière

Pierre Janin
Le 3 avril 2024

La capitale bretonne a créé un conseil citoyen du numérique responsable (CCNR) fin 2021 avec un objectif : se doter d’une instance citoyenne pérenne pour éclairer la ville dans la mise en œuvre de sa politique numérique. Pierre Jannin, conseiller municipal de la ville de Rennes, délégué au numérique et à l’innovation, revient sur cette initiative pionnière pour tendre vers un numérique choisi plutôt que subi.

Le CCNR est composé de 20 citoyens tirés au sort, représentatifs de la population rennaise. Il a déjà travaillé sur trois enjeux majeurs : la dématérialisation des démarches administratives, l’impact du numérique sur la santé mentale des jeunes et l’impact de l’intelligence artificielle (IA) dans la vie quotidienne des habitants.

Comment est née l’idée de ce conseil ?

Conseiller municipal de la ville de Rennes, délégué au numérique et à l’innovation, mon premier mandat en tant qu’élu a débuté en septembre 2020. Dans l’engagement municipal figurait l’organisation d’un débat public, sur la technologie de la 5G et son implémentation sur le territoire de Rennes. Entouré d’une quinzaine d’experts de la participation citoyenne, j’ai également demandé à la Commission nationale du débat public (CNDP) un encadrement méthodologique de ce débat local. La consultation de quatre mois a mobilisé 20 citoyens et citoyennes de la ville, tiré·es au sort, en respectant les caractéristiques du territoire (parité, catégorie socio-professionnelle, quartiers, etc.). Nous avons suivi une démarche assez classique comprenant trois étapes : un diagnostic, l’identification des enjeux puis des recommandations. Les citoyen·nes ont étendu leur réflexion au numérique en général. En parallèle, un groupe d’élu·es a travaillé sur cette même problématique pour renforcer leur investissement dans cette démarche participative. Ce travail a débouché sur la publication d’un document comprenant 54 propositions dont la pérennisation d’une instance citoyenne sur le numérique et la nécessité d’une stratégie du numérique responsable. En conseil municipal et métropolitain, nous avons voté cette stratégie soulignant que le numérique est une politique publique sectorielle à part entière, distincte des problèmes d’ordinateurs, de connexions, de logiciels. Le numérique soulève des enjeux politiques, sociaux, écologiques, démocratiques, économiques et d’usage, éthiques, de gouvernance, de qualité de service public.

Le contrat passé avec les citoyen·nes est clair, il s’agit d’une structure pérenne visant à aborder des sujets liés au numérique et à éclairer la ville dans la mise en oeuvre de sa politique numérique.

Comment ce CCNR a été choisi et quel est son mode de fonctionnement ?

Dans un fichier de 40 000 personnes, nous avons tiré au sort 2 000 numéros de téléphone, nous en avons appelé plus d’une centaine et parmi les personnes intéressées, nous avons sélectionné les 20 citoyens et citoyennes afin qu’ils·elles correspondent aux critères représentant la population rennaise (genre, âge, localisation géographique, etc.). Ils·elles sont élu·es pour une période de deux ans, renouvelable une fois.

Le contrat passé avec les citoyen·nes est clair, il s’agit d’une structure pérenne visant à aborder des sujets liés au numérique et à éclairer la ville dans la mise en œuvre de sa politique numérique.

Nous avons travaillé avec le CCNR de la même manière qu’avec la mission 5G, adoptant une approche ouverte. La structure peut s’autosaisir ou être saisie par la ville. Début 2022, nous avons commencé par des auto-saisines, les premiers travaux du CCNR ont consisté à réfléchir au numérique responsable puis à définir les principaux sujets sur lesquels il voulait se concentrer. Il a identifié deux sujets majeurs : la dématérialisation des démarches administratives et l’impact du numérique sur la santé mentale des jeunes. Le second a été formulé de la manière suivante : « Comment la ville de Rennes peut-elle accompagner chacun et chacune vers des usages du numérique compatibles avec la bonne santé mentale (des jeunes) ? » Pendant un an et demi, le CCNR a travaillé sur ces deux sujets.

En termes de méthodologie, nous alternons entre des phases d’éclairage et d’acculturation avec des experts, des associations locales ou nationales, des universitaires, des entreprises qui parlent de sujets divers, répondent à des questions et des phases où le CCNR travaille en sous-groupes ou réfléchit en interne en groupe complet. La fréquence des réunions peut être soutenue (jusqu’à deux par mois), pourtant le taux de participation est élevé. Les rares absences sont justifiées (maladies ou examens pour les étudiant·es). De plus, nombreux sont les membres qui lisent entre les réunions. J’ajoute que nous avons aussi réalisé des fresques du numérique et des systèmes de porteurs de parole permettant aux citoyen·nes d’engager le débat avec d’autres. Je participe à toutes les réunions techniques et celles avec le groupe citoyen, mais je ne prends pas part aux débats, je suis là en tant qu’observateur.

Pour chaque sujet, un rapport a été émis avec un diagnostic, des enjeux et des recommandations très concrètes. Le premier sujet est représentatif des difficultés rencontrées par un nombre croissant de Français. Au départ 1/3 de la population était en difficulté face aux démarches en ligne, puis 50 % et aujourd’hui le chiffre atteint les 60 %, et les études soulignent qu’il ne s’agit pas d’une histoire d’âge. Des propositions ont été émises par les citoyen·nes consistant à travailler sur la formation, le suivi, une assistance, etc.

Sur le deuxième avis, à savoir l’impact du numérique sur la santé mentale des jeunes, le groupe a émis 17 propositions dans différentes catégories, la communication, la prévention dans les écoles, les événements de sensibilisation, le soutien des associations travaillant sur le sujet, la création d’espaces ressources, la transmission du message à l’Éducation nationale.

Quels sont les retours des membres du CCNR ?

L’ambiance est porteuse pour tous, pour les experts, les agents du service public et les citoyen·nes qui sont à 100 % unanimes et positifs. Ils ont l’impression d’inventer un mode démocratique de demain qui tarde à venir et qui « sauvera » nos démocraties.

Tous les ans, on demande aux membres s’ils veulent continuer à faire partie du CCNR et ce qu’ils voudraient changer dans le mode de fonctionnement. Parmi les participant·es de la consultation sur la 5G, trois ont intégré le CCNR. Les mandats durent deux ans et sont renouvelables une fois. Aujourd’hui, plusieurs membres ont décidé de partir pour laisser la place à de nouveaux arrivants. Nous allons prochainement tirer cinq ou six nouveaux noms au sort. C’est une bonne chose, il est important de renouveler les points de vue.

À l’issue de cette première année, la ville a saisi le CCNR sur un autre sujet : l’IA.

Effectivement nous avons pensé qu’il était important que la ville démontre l’intérêt qu’elle porte à cet outil. C’est pourquoi nous avons saisi le CCNR avec une question volontairement ouverte : quel pourrait être l’impact de l’IA sur vos vies de Rennais et de Rennaises ?

Nous avons saisi le CCNR avec une question volontairement ouverte : quel pourrait être l’impact de l’IA sur vos vies de Rennais et de Rennaises ?

Si le sujet n’intéresse pas le CCNR, il a la possibilité de refuser de le traiter. En l’occurrence, les membres ont été séduits par ce sujet et ils ont commencé à travailler début février 2023. Nous avons invité des experts de l’IA de différents univers pour un premier cycle de compréhension des enjeux techniques, politiques, éthiques. Parmi eux figuraient le sociologue Dominique Boullier, spécialiste des usages du numérique et des technologies cognitives, un professeur de l’INRIA ainsi que des représentants d’entreprises. L’objectif était d’identifier les principaux enjeux puis de les prioriser pour aller vers une deuxième phase, une phase de focalisation. En juillet 2023, le CCNR a publié un rapport d’étonnement qui a identifié trois axes, trois enjeux principaux : la mise au service du territoire, l’impact sur le monde du travail, les enjeux en matière de liberté et de sécurité. Nous avons suivi une approche SWOT (pour « strengths, weaknesses, opportunities et threats », en français « forces, faiblesses, opportunités et menaces »), distinguant les avantages et inconvénients (avérés) ainsi que les opportunités et risques (projetés) afin de rester dans une démarche nuancée. Le groupe a ensuite choisi de se focaliser sur le dernier axe, l’axe éthique, il s’est réuni pour la première fois en septembre 2023 et finaliseront sous peu un rapport d’étonnement.

En parallèle du travail réalisé par le CCNR sur l’IA, les élus du numérique se réunissaient et ils identifiaient les trois mêmes axes prioritaires. Cela démontre qu’avec un éclairage technique de qualité, les démarches citoyennes obtiennent des résultats de grande qualité.

Comment garantissez-vous que ce travail citoyen débouche sur une décision politique ?

La CNDP assure un suivi très rigoureux du processus. Dans le cas de la mission 5G sur laquelle nous avons plus de recul, la CNDP a émis un rapport méthodologique très poussé et critique, nous avons fait des points de reddition réguliers, à l’issue des six premiers mois, puis un point à trois ans pour identifier, parmi les 54 propositions, ce qui avait été implémenté, ce qui était en cours et ce qui avait été abandonné. Tout est expliqué dans des infographies et des documents en open source. Sur les 54 propositions, nous en avons réalisé 50 et quatre ont été abandonnées, car elles n’étaient pas du ressort de la ville. Courant 2024, nous effectuerons ce même travail pour les deux premiers avis émis par les citoyens du CCNR.

La qualité des propositions citoyennes est incroyable, que ce soit en termes d’identification des enjeux ou de recommandations. Elles ne sont jamais délirantes puisqu’elles proviennent, entreautres d’un travail d’acculturation.

Pour le CCNR, nous sommes en train de mettre en place ce processus d’instruction des avis. Contrairement à la 5G, cette démarche pérenne nécessite une instruction régulière.

J’ajoute que la qualité des propositions citoyennes est incroyable, que ce soit en termes d’identification des enjeux ou de recommandations. Elles ne sont jamais délirantes puisqu’elles proviennent, entre autres d’un travail d’acculturation. Si elles ne nourrissaient pas à 100 % la feuille de route politique du numérique responsable, une grande partie d’entre elles pourraient être reprises en intégralité.

Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées ?

Dans une grosse métropole avec 7 000 agents comme Rennes métropole, les modes d’organisation sont similaires à ceux des grandes entreprises, parfois difficilement compatibles avec ces systèmes de démocratie participative. L’administration n’est pas formée à ces approches et modes de fonctionnement. Ce type de démarche se construit « en faisant », rien n’est écrit. Il faut être souple, s’adapter aux nouvelles demandes pour être très réactif. D’ailleurs, nous avons abordé l’IA avec les citoyen·nes avant même que cela ne soit abordé par les élu·es du numérique.

Autre difficulté, propre à ce genre de démarche, les élu·es redoutent d’être submergé·es par les demandes citoyennes. De plus, les élu·es ont une responsabilité non seulement envers les électeur·rices, mais aussi une responsabilité pénale. Certaines expérimentations peuvent s’avérer difficiles à mener, car elles sont incompatibles avec la législation, les contraintes de marché ou encore administratives. Elles ne sont pas toujours connues par les citoyen·nes. Parfois, les mesures proposées requièrent des investissements importants. Or, les budgets des collectivités locales sont restreints, elles doivent donc effectuer des choix politiques, prioriser les actions à réaliser. Dans tous les cas, nous veillons à transmettre ce résultat, et à partager l’information à l’échelon pertinent (département, région, État). Nous nous positionnons comme une force de la collectivité à faire émerger l’avis citoyen et le partager aux acteurs du territoire publics et privés.

Enfin, ce type d’initiative repose sur une structure fragile. Il y a un mode de fonctionnement à trouver, à réinventer pour s’assurer que cette participation citoyenne mène à des recommandations, des actions concrètes sur le territoire. Cela requiert donc un soutien politique fort de l’élu·e, de la maire et de la présidente de la métropole, mais aussi une adhésion des services, notamment des DGS et DGA. Cela nécessite aussi de la transparence et une reddition de comptes régulière.

Comment pourrait-on aller encore plus loin dans cette démarche de démocratie participative ? Quel pourrait être la suite avec ces citoyen·nes ?

Cette démarche est intéressante, car elle encourage à débattre et crée un lien entre le citoyen et la science. Idéalement, j’aimerais que les membres du CCNR développent eux-mêmes leurs propres projets issus de leurs recommandations, qu’ils les mettent en œuvre, qu’ils créent des espaces de décision et d’action indépendants.

Ce type d’initiative repose sur une structure fragile. Il y a un mode de fonctionnement à trouver, à réinventer pour s’assurer que cette participation citoyenne mène à des recommandations, des actions concrètes sur le territoire.

De quelle manière partagez-vous votre expérience, notamment auprès d’autres villes françaises ?

Nous veillons à adopter une transparence totale envers les citoyen·nes, mais aussi les élus des autres villes françaises pour partager notre expérience et faciliter la mise en œuvre d’initiatives similaires dans d’autres communes. En l’occurrence, cela se fait notamment via la commission numérique de France urbaine, les Interconnectés, dont je fais partie. C’est aussi l’occasion de faire remonter les avis citoyens qui ne sont pas du ressort de la ville, mais du département, de la région ou de l’État. J’ai d’ailleurs été auditionné par des commissions sénatoriales ou intergouvernementales où je me suis positionné en porte-parole de la voix citoyenne. En étant dans le conseil d’administration des Interconnectés, j’en ai fait mon cheval de bataille.

De plus, je trouve cela intéressant de réconcilier un numérique qui semble inaccessible, incontrôlable, hyper technique, dérégulé, virtuel, international avec l’échelon local, la commune, la ville, le terrain, le citoyen, l’humain et la prise de décision. Les élu·es municipaux·ales, à portée de poignée de main, nous sommes certainement les mieux placés pour faire le lien entre les enjeux techno-politiques et le citoyen, l’humain.

Au sein des Interconnectés, j’ai créé un groupe de travail sur le numérique et la participation qui a donné lieu au rapport Promouvoir une société civile du numérique citoyenne1. Nous travaillons également à la création d’un groupe de travail sur l’IA et la participation citoyenne. Il s’agit de remettre le citoyen dans la boucle pour un numérique choisi et pas subi, un numérique répondant aux crises sociale, climatique et démocratique auxquelles est confrontée notre société.

Quel écho ce CCNR a-t-il dans d’autres villes françaises ?

C’est très variable. Parmi les villes intéressées, je l’ai présenté notamment à Angers, Montpellier et Nancy. Des régions comme la Bretagne ont fait des rapports portant sur les espaces de consultation. De manière générale, les élu·es locaux·ales et les villes sont plus proches des citoyens que les départements et les régions. Je serais pour la mutualisation des résultats de ces démarches. Nous aimerions créer une convention citoyenne décentralisée sur l’IA dans laquelle chaque territoire porterait sa démarche puis on mutualiserait les résultats afin que chaque région puisse se servir. Bien sûr, elle intégrerait un processus de reddition de comptes et une obligation de transparence.

Ces démarches nécessitent des moyens humains importants, du temps et de la formation. Pour favoriser la participation citoyenne, l’État doit donner les moyens aux collectivités locales.

  1. Les Interconnectés, Promouvoir une société civile du numérique. Pour faire société numérique : réunissons les conditions du dialogue et de la participation citoyenne, rapport, mars 2023, France urbaine et Intercommunalités de France.
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