Romain Pasquier : « L’innovation publique sera territoriale ou ne sera pas »

Romain Pasquier
Le 21 septembre 2022

Directeur de recherche au CNRS et responsable de la Chaire "Territoires et mutations de l'action publique" (TMAP) de Sciences Po Rennes, Romain Pasquier a organisé durant l'été 2022 un colloque de recherche-action sur les « Transitions, gouvernance territoriale et solidarités ». Il nous livre son analyse des transitions à l’œuvre aujourd’hui dans les territoires, mais aussi les conditions pour qu’elles réussissent, tout autant que les projets de sa Chaire.

Quels étaient les objectifs du 58e colloque international « Transitions, gouvernance territoriale et solidarités », qui a eu lieu à Sciences Po Rennes du 29 juin au 1er juillet dernier ?

Ce colloque était organisé par l'Association de science régionale de langue française (ASRLF) qui regroupe 350 universitaires, chercheurs, enseignants-chercheurs, doctorants, lesquels abordent tous dans leurs travaux le fait territorial (1). Ce sont des économistes, géographes, urbanistes, sociologues, politologues, etc. Pour la première fois, le colloque annuel de l’association avait lieu dans un Institut de sciences politiques, c’est une reconnaissance du travail de notre Chaire « Territoires et mutations de l’action publique » à Sciences Po Rennes.

Ce colloque était donc dédié aux transitions (énergie, agriculture, écologie…), à la gouvernance territoriale (articulation entre les différents acteurs, du local à l’Europe en passant par les institutions internationales type ONU, FAO…) et aux solidarités (avec en filigrane la question des inégalités). Ce sont les trois piliers représentant d’énormes enjeux à venir dans les politiques publiques.

Une quinzaine de sessions thématiques ont eu lieu : alimentation, gouvernance en matière de biodiversité, inégalités de développement dans les régions européennes, enjeux de la réindustrialisation des territoires, métropolisation, etc. Le colloque a regroupé 300 participants venus de France (à 80 %), mais aussi de Belgique, Suisse, Québec, Roumanie, Maghreb, Afrique noire (Cameroun, Congo) : des chercheurs et enseignants-chercheurs, mais aussi des hauts fonctionnaires et praticiens de l’action publique (opérateurs parapublics, fonctionnaires…). 

Quelles sont les transitions que vous avez évoquées au nom de votre Chaire « Territoires et mutations de l’action publique » ?

J’ai animé lors du colloque une session sur les tiers-lieux comme nouvelle forme de production de solidarités territoriales.

Les tiers-lieux sont en effet déjà connus et étudiés comme des espaces de développement économique (coworking) et d’innovation culturelle, mais portent-ils aussi la question sociale, la solidarité ? Tel est notre questionnement.

Dans de grandes villes comme à Paris, des tiers-lieux (Les Grands Voisins, le Plateau urbain…) se sont emparés de sujets comme l’accueil des immigrés ou le bien vieillir. Certains tiers-lieux ont ainsi ajouté à leurs activités un Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) (2), un centre d’hébergement social (ndlr : par exemple Les Cinq toits à Paris), etc. En secteur rural ou périurbain, des actions de solidarité, notamment auprès des jeunes commencent à poindre aussi, notamment avec l’association Bretagne Tiers-lieux ou la coopérative tiers-lieux en Nouvelle Aquitaine, notamment en valorisant des initiatives artistiques, culturelles ou entrepreneuriales de ces jeunes en direction des personnes âgées.

Dans le Grand Ouest, j’identifie deux transitions très fortes. D’abord la transition agricole, avec une confrontation entre une économie agricole productiviste et une agriculture plus durable et écologique : c’est, pour résumer, l’agriculteur industriel contre le paysan cultivateur. Il est difficile de trouver une ligne de crête entre les deux, comme l’illustrent la question des algues vertes, non résolue à ce jour (3), ou bien encore la question des usages de l’eau entre agriculteurs, touristes et habitants en période de sécheresse. Autre transition : sur les littoraux, la pression foncière devient très forte de sorte que les jeunes ménages n’arrivent plus à se loger. Le phénomène est plus ancien dans les hypercentres des grandes villes (Nantes, Rennes…), mais il arrive aussi désormais à Brest, Vannes… C’est un gros sujet qui a été abordé lors des élections régionales de 2021. Le débat a été porté par le courant régionaliste en Bretagne, avec la proposition que les résidents principaux puissent louer en priorité certains logements. Saint-Malo est par exemple la première ville moyenne à réguler les locations Airbnb, avec au maximum deux mois par an (4).

D’autres transitions ont aussi été abordées lors de ce colloque : lesquelles ?

André Torre, directeur de recherche en économie à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) de Corse et président de l’Association européenne de science régionale a abordé la méthanisation à base de déjections animales, avec les enjeux de gouvernance et d’acceptabilité sociale. Il a montré que la méthanisation était par exemple mieux acceptée en Europe du Nord. L’une des raisons est sans doute à rechercher dans la plus grande capacité des démocraties du Nord de l’Europe, notamment en Scandinavie de produire des compromis dans des démocraties parlementaires composites où les coalitions sont la règle. L’économiste Hélène Rey-Valette a, elle, abordé la question de l’acceptabilité sociale du recul du trait de côte.

Les stations balnéaires vont reculer de plusieurs dizaines de mètres, c’est déjà un enjeu sur les côtes en Nouvelle-Aquitaine. Plusieurs modèles de gouvernance pourraient alors émerger : ceux débouchant sur des conflits, ceux privilégiant le consensus.

Il faudra donc planifier à travers les Schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (Sraddet), les Schémas de cohérence territoriale (Scot) et les Plans locaux d’urbanisme (Plu), rendre acceptable pour les maires et présidents d’intercommunalités certains choix, tout en évitant les passe-droit et en permettant un réensauvagement du littoral (respect des barrières naturelles, zones tampon…) et un développement différent.

Quelles sont selon vous les conditions pour que les transitions territoriales identifiées par votre Chaire ou lors du colloque puissent réussir ?

Trouver des pistes passe nécessairement par un jeu pluri-acteurs, des controverses, des visions opposées. Deux questions se posent alors. Comment construire un compromis acceptable ? Et comment inclure un maximum de parties prenantes ? Pour ce faire, il faut développer des processus participatifs, ce qui signifie que le consensus ne suffit pas. Il faut en effet aussi une évolution des mentalités en la matière et enfin qu’on accepte d’échanger sur des données scientifiques fiables. Ces échanges doivent être les plus larges possibles et ne pas simplement concerner les décideurs et quelques experts.

Il faut faire vivre la démocratie écologique, sanitaire et sociale dans les territoires. Sinon, nous courons le risque d’un rejet croissant des initiatives et/ou d’une défiance de plus en plus massive vis-à-vis de l’autorité, d’où qu’elle vienne.

Pour réussir, les processus participatifs doivent se faire dans une logique remontante, il vaut mieux éviter les conventions à des échelles trop grandes, type convention climat ou grand débat national réalisés dans une logique trop descendante : venir écouter la « bonne parole » du président de la République, cela ne fonctionne pas. Il faut, à rebours, que la participation recherchée colle aux enjeux de transition territoriale : trait de côte, transports, logement, etc. Aujourd’hui, dans les villes et agglomérations, l’élaboration de budgets participatifs ne dépasse guère l’inauguration de bacs à fleurs ou des bribes de politiques déchets par exemple : cela ne va pas réorienter massivement l’utilisation des crédits en faveur des transitions. On peut mieux faire en mêlant des dispositifs participatifs à des referendums locaux comme en Suisse (5), ce qui aura pour effet de mieux préparer élus, fonctionnaires et citoyens à des changements qui arrivent plus vite que prévu. Par exemple, la ville de Paris ou le Département de la Gironde ont lancé des stratégies de résilience, avec des adaptations et réorientations de politiques publiques en matière de matériaux utilisés ou façons d’entretenir les voiries (6).

Les politiques publiques ont ainsi été passées au crible de la résilience. On peut en outre associer l’action publique à de nouvelles manières de faire, en intégrant les jeunes par exemple, comme le fait la Breizh COP (ndlr : démarche initiée par la Région Bretagne pour mobiliser le territoire sur le climat).

La participation des territoires sera également obtenue par une décentralisation plus forte, notamment sur les questions d’énergie. La France a pris du retard avec un modèle vertical qui a privilégié le nucléaire. Les villes, les régions devraient pouvoir se saisir de ces questions de manière autonome, d’autant plus quand de grands chocs exogènes peuvent nous priver de nos ressources habituelles (gaz, électricité avec la crise ukrainienne par exemple). C’est possible au-delà du Sud de la France qui a une grosse capacité photovoltaïque ou de la façade maritime qui se dote d’une filière éolien offshore.

Quelle est votre vision de l’innovation publique territoriale et du rôle des territoires dans l’innovation parmi ces transitions ?

De mon point de vue, l’innovation publique sera territoriale ou ne sera pas. Pour faire face aux défis du siècle (réchauffement climatique, croissance des inégalités), l’innovation, en tout cas notre capacité à trouver des solutions, devra se situer à tous les étages de la gouvernance.

Mais les échelles locales et régionales constituent des écosystèmes de proximité qui vont être particulièrement précieux pour programmer et ajuster les politiques publiques à venir. On le voit d’ores et déjà à l’échelle des villes et des régions européennes où nombre d’acteurs cherchent à penser autrement les mobilités, la biodiversité ou l’alimentation de demain, comme à Londres par exemple, où un plan de réensauvagement de la ville est mis en œuvre à partir des grands parcs londoniens, avec de nouvelles connexions écologiques.

Quels sont les futurs chantiers de votre Chaire « Territoires et mutations de l’action publique » et vos projets d’ouvrage?

La chaire TMAP s’organise autour de trois axes de travail : l’expérimentation et la différenciation territoriale ; l’accompagnement des transitions dans les territoires et enfin la gouvernance des solidarités humaines et territoriales. Avec ses partenaires publics et privés, la chaire mettra à nouveau en place en 2022-23 une série de « Rendez-vous » sur les questions de l’économie territoriale, des formes urbaines et des nouvelles ruralités (7). Elle organise comme chaque année son école d’été internationale du 21 au 23 septembre prochain à Saint-Brieuc sur le thème « Distance et proximité dans l’action publique », avec des étudiants, élus, professionnels de l’action territoriale réunis autour des thématiques de la décentralisation, de la démocratie locale et de la gouvernance multi-niveau (8).

(1) Cette association française s’inscrit elle-même dans une association européenne et mondiale : Regional Studies Association

(2) La Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie en partenariat avec France tiers-lieux, a lancé par exemple pour 2022-2024 un appel à projets « Un tiers-lieu dans mon EHPAD », avec 2,5 millions d’euros, et 25 tiers-lieux déjà financés en 2021. Voir : https://www.cnsa.fr/outils-methodes-et-territoires/projet-immobilier-en-esms/un-tiers-lieu-dans-votre-etablissement

(3) La qualité de l’eau de mer en Bretagne est menacée par la prolifération d’algues vertes dues à des pollutions agricoles (nitrates, phosphates…). Malgré plusieurs plans algues vertes, la qualité n’est toujours pas optimale dans les baies bretonnes, si bien que le Tribunal administratif de Rennes avait ordonné en juin 2021 au préfet de Bretagne de prendre des mesures réglementaires renforcées.

(4) En 2019, la ville de Saint-Malo exigeait le paiement d’une taxe de séjour aux locataires de courte durée de meublés touristiques via les propriétaires à qui elle demandait de déclarer le changement d’usage pour ceux qui louaient auparavant en location longue durée. La nouvelle municipalité a instauré des quotas par quartier, avec changement d’usage limité à un seul logement par personne physique pour une durée de trois ans, à l’exclusion des sociétés. (voir : https://actu.fr/bretagne/saint-malo_35288/saint-malo-combien-de-logements-sont-autorises-a-faire-du-airbnb_49143730.html)

(5) En France, on peut citer l’exemple de la commune des Molières (1 874 hab., Essonne)  qui a utilisé à plusieurs reprises le referendum : sur les rythmes scolaires votés à 4 jours et demi, sur l’adhésion au Parc naturel régional de Haute-Vallée de Chevreuse (votée à 82 %), sur des propositions d’envergure nationale à l’occasion des élections présidentielles de 2017. La mairie insiste sur la préparation nécessaire : si la votation sur les rythmes scolaires avait eu lieu sans dix-huit mois de débat, concertation et travail, elle aurait sans doute débouché sur une adoption des 4 jours.

(6) Le conseil départemental de la Gironde collecte par exemple depuis 2020 avec l’association Coquilles les coquilles d’huîtres à la période des fêtes pour les réutiliser pour combler des carrières souterraines sous des voiries menaçant de s’effondrer ou bien comme amendements agricoles.

(7) Voir : https://economix.fr/seminaires/rendez-vous-de-leconomie-territoriale/

(8) Voir : https://www.sciencespo-rennes.fr/files/sciencepo/media/Diaporama/programme_ecole_ete_2022_vf.pdf. L’an dernier, l’évènement avait rassemblé une soixantaine de participants.

 

Encadré – A sortir prochainement

Un numéro spécial de la Revue d’Economie régionale et urbaine reprendra bientôt un ensemble d’articles emblématiques de la thématique du colloque « Transitions, gouvernance territoriale et solidarités » du 29 juin au 1er juillet dernier. Voir : https://reru.fr/. Il sera également possible de télécharger les articles sur https://www.cairn.info/.

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