Romain Pierronnet, chercheur-consultant et élu local

Le 10 juillet 2021

Romain Pierronnet est chercheur-consultant, docteur en sciences de gestion, et membre du Conseil français de l’intégrité scientifique. Ses travaux portent sur les organisations universitaires, les politiques de recherche et d’enseignement supérieur ainsi que sur les éco-systèmes territoriaux d’innovation. Élu à Nancy, il était auparavant adjoint chargé de l’éducation et du numérique, conseiller métropolitain délégué à la recherche, l’enseignement supérieur et à la vie étudiante et administrateur de l’association des villes universitaires de France.

1 – La suppression de l’École nationale d’administration (ENA) dans un mouvement plus large

Cette décision du président de la République peut être lue de deux manières : une lecture politique et une lecture structurelle. La première lecture est articulée autour de la réponse à la crise des Gilets jaunes mais avait déjà été évoquée par Emmanuel Macron au début de son mandat. François Bayrou s’est également prononcé en ce sens régulièrement depuis 2007. Il faut reconnaître que L’ENA est une cible traditionnelle et toute désignée lorsque l’on parle d’élitisme, de fossé entre l’administration, ses hauts fonctionnaires et les citoyens !

Cette seule lecture politique serait toutefois très incomplète. La nécessité de replacer la décision de suppression de l’ENA dans le temps long nous amène à une lecture structurelle qui porte cette fois sur notre capacité à réformer notre administration. L’ENA a été créée au sortir de la Seconde Guerre mondiale afin de redoter l’appareil d’État français de fonctionnaires loyaux et compétents. La culture économique dominante était, par exemple, au plan plutôt qu’à l’initiative locale et à l’agilité. Toutefois, à la manière de l’aristocratique faubourg Saint-Germain sous la Restauration, ses pourfendeurs estiment qu’elle n’a pas su, ou voulu, voir que les institutions ont leurs années climatériques1 où selon Balzac2 : « Les mêmes mots n’ont plus les mêmes significations, où les idées prennent d’autres vêtements et où les conditions de la vie politique changent totalement de forme […]. »

Outre l’école, la réforme questionne également la notion même de « haut fonctionnaire ». Historiquement, il s’agit des personnes qui appartiennent aux grands corps de sortie de l’ENA tels que le Conseil d’État, l’inspection générale des finances, etc., avec des fonctions ensuite exercées, par exemple, dans des agences comme l’Agence régionale de santé (ARS) ou dans les préfectures. Cet esprit d’interchangeabilité ignore néanmoins une évolution qui fait progressivement passer l’administration française d’une logique de corps à une logique de métier, du seul statut de fonctionnaire à une cohabitation avec celui de contractuel dont le nombre est en augmentation régulière. En fait, la réforme de l’ENA, si elle est symbolique en raison de la position et de la visibilité de cette institution au niveau national, s’inscrit dans une réforme beaucoup plus globale de l’administration française, dynamique, qui bénéficie d’un consensus assez large parmi les partis républicains. On pense, par exemple, à la loi organique relative aux lois de finances de 20013, avec son principe de recherche d’efficacité dans les finances publiques. Sans que cela soit totalement juste, l’apparition du fameux new public management en France est souvent assimilée à cette loi de 2001 qui introduit la notion de performance, accorde du pouvoir pour l’usager, s’arrime à la décentralisation. De là découlent pour autant de nouveaux mécanismes de gouvernement à distance, avec la création d’agences nationales ou locales, par exemple, en matière de santé ou de recherche. C’est également ainsi que peut être comprise la libération des données de l’État et des collectivités territoriales, en faisant de l’open data un outil d’empowerment pour les citoyens.

La nécessité de replacer la décision de suppression de l’ENA dans le temps long nous amène à une lecture structurelle qui porte cette fois sur notre capacité à réformer notre administration.

La suppression de l’ENA n’a donc rien d’un acte isolé mais peut être replacée dans un vaste mouvement de réformes de l’ensemble de notre appareil public, qui doit s’adapter aux réalités de son temps et notamment face à une pandémie qui a montré les limites de cet appareil – maintes fois évoquées à juste titre – tout en témoignant pourtant de sa capacité à laisser faire des initiatives privées, par exemple en matière de tracking du covid-19 tout en rappelant, face à la crise, l’importance de disposer de fonctionnaires permanents et garants de la continuité du service public. Le tout doit se faire en préservant l’esprit de service public, car n’oublions pas que la bureaucratie contre laquelle il est de bon ton, particulièrement en ce moment, de s’insurger renvoie aussi à un modèle de décision fondé sur « une légitimité rationnelle légale », selon les propos de Max Weber. Voilà qui garde du sens en démocratie.

2 – L’Institut du service public : mais encore ?

L’Institut du service public (ISP), cette nouvelle organisation devant succéder à l’ENA est censée témoigner d’une évolution dans notre capacité à former les hauts fonctionnaires de notre appareil public – qui par ricochet concerne aussi le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) – au regard de la réalité de notre pays en 2021. De ce point de vue il est permis d’espérer, compte tenu de la crise des Gilets jaunes et de la pandémie, que les enseignements qui y seront dispensés prôneront la réflexivité, l’apprentissage du doute, le management de la complexité, le refus des solutions simplistes et standardisées, l’étude des usages plutôt que les certitudes attachées à l’élitisme. Dès 1940, à la suite de la « débâcle » 4, l’historien Marc Bloch appelait dans L’étrange défaite5 à confier la formation de nos fonctionnaires à nos universités, avec une volonté d’ouverture sociale conforme à l’idéal de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen que : « Tous les citoyens [soient] admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » (art. 6). De telles évolutions devront bien évidemment s’appuyer sur des enseignants capables de véhiculer d’autres approches et compétences. Le même Marc Bloch estimait que : « Pour faire du neuf, il faut d’abord s’instruire » et donc humblement admettre son ignorance. Pierre Bourdieu, quant à lui, appelait à se référer plutôt à des « penseurs qui nous désapprennent tout ce que nous savons ou croyons savoir » 6.

École ou institut, peu importe. Le véritable changement se mesurera à l’aune de ceux qui y enseigneront (quels seront les modes et critères de recrutements ?), de ce qu’ils y enseigneront et comment ils l’enseigneront. Les réflexions pour avancer ne manquent pas. Saurons-nous en profiter ? Mais ce ne sont pas là les seules questions dont les réponses permettront de mesurer les changements réels apportés par la suppression de l’ENA. Que vont advenir les grands corps de l’État ? Seront-ils fusionnés et réorganisés tels que l’État le prescrit pour ses autres corps de fonctionnaire, avec pour objectif la diminution de leur nombre ? Comment sera alors structurée la carrière des hauts fonctionnaires ?

À peine née, l’ISP essuie déjà les critiques de ceux qui pensent qu’il ne s’agit pas de changement mais de continuité car il a, encore une fois, été fait le choix d’une école dédiée qui sera soupçonnée, comme son aînée, de favoriser l’entre soi. La prédiction de Balzac à propos du pouvoir « qui sera toujours en France plus ou moins faubourg Saint-Germain » se révélerait-elle exacte ? Il y avait pourtant une voie de rupture : la formation des hauts fonctionnaires dans les universités comme cela se pratique dans de nombreux pays. En fait de pseudo-solutions toutes faites, c’est de capacité à appréhender des problèmes divers et complexes dont le pays a besoin. La tradition pluridisciplinaire, d’ouverture, de brassage, de réflexivité des universités, la qualité et la diversité tant des enseignements que des laboratoires de recherche concourraient à former des hauts fonctionnaires tissus (noués par entrelacement de fils) dans le pays, au fait des problèmes réels de la population. Et peut-être ainsi, à renouveler la confiance indispensable au contrat social et démocratique.

3 – L’enseignement, la recherche et la crise sanitaire

En tant que fait social total, pour reprendre un concept forgé par Marcel Maus7, la pandémie que nous connaissons depuis un an a eu des conséquences non seulement pour les étudiants mais aussi pour les enseignants, les chercheurs, et ne l’oublions pas les personnels d’appui des établissements tout aussi indispensables à la qualité du service public. Or, malgré la détresse et les souffrances – ainsi que l’a montré récemment cette copie d’une étudiante qui contenait un appel à l’aide8 – le système a tenu face à une succession de confinements ce qui prouve la compétence et l’engagement des personnels afin que le service public de l’enseignement et de la recherche soit malgré tout assuré. Mais pour mieux appréhender les effets de ces temps extraordinaires, au sens littéral du terme, sur la vie quotidienne des enseignants, des chercheurs et des personnels supports, j’ai participé avec mes collègues Tarik Chakor et Hugo Gaillard, à la conception et la réalisation de deux enquêtes9 sur les impacts du premier et du deuxième confinement sur les travaux de recherche d’une part, et l’activité d’enseignement d’autre part, qui mettent en jeu la relation avec les étudiants. Nous avons tout d’abord été surpris par le nombre inhabituellement élevé de réponses et par leur teneur, qui nous remerciaient pour l’occasion de prise de parole dans un contexte de confinement. Pour la quasi-totalité des répondants l’activité professionnelle a été maintenue au moins partiellement grâce aux diverses solutions mises en place (réunions plus fréquentes et plus courtes, nouveaux logiciels, activités pédagogiques basculées à distance, etc.).

Toutefois cette adaptation qui a permis d’assurer la continuité du service public que nous louons aujourd’hui s’est faite à marche forcée et au prix d’une fatigue psychique et d’une inquiétude chez beaucoup de répondants. S’agissant de l’impact sur les travaux de recherche, les situations sont très hétérogènes. Ceux nécessitant des protocoles expérimentaux, des observations sur le terrain ont beaucoup pâti de la crise sanitaire. Les doctorants contractuels, par exemple, ont exprimé une inquiétude légitime quant à la prolongation de leurs contrats, les périodes de confinement repoussant d’autant la remise du travail. Le dispositif de pérennisation financière annoncé sera-t-il suivi d’effets ? D’une manière générale certains projets de recherche ont pu rebondir, d’autres pas. Il ressort ainsi de notre seconde enquête que 56 % des enseignants-chercheurs interrogés estiment que leur activité de recherche a souffert de la crise tandis qu’un tiers trouvent que leur activité de recherche a pu être à peu près maintenue.

Pour ce qui est de l’enseignement, si l’activité a pu se poursuivre, 80 % des enseignants-chercheurs ont observé le bouleversement dans la relation avec les étudiants : dépersonnalisation de l’enseignement, isolement des élèves, anonymat rendant difficile pour l’enseignant la compréhension de son exposé par les étudiants, défaut d’une relation pédagogique directe gage d’interaction enseignants-étudiants et entre élèves, etc. : la liste des problèmes engendrés par le tout numérique, trop souvent présenté comme la panacée, est longue. Sans oublier l’inquiétude des étudiants sur la valeur des diplômes acquis dans de telles conditions ! Cette angoisse, outre la détresse psychologique, sociale et éducative des élèves, affecte bien évidemment les enseignants-chercheurs. Toutefois cette « expérience » forcée du passage au tout-numérique aura eu une vertu : celle de nous rappeler combien l’échange dialectique de la pédagogie, le lien social, la proximité entre les enseignants et les étudiants sont indispensables, tant au niveau individuel que collectif, et ce, quels que soient les contextes, crise sanitaire aujourd’hui ou progrès technique hier. Je rappellerai à cet égard ce qui s’est passé il y environ dix ans au moment de l’arrivée des MOOC (massive open online course ou cours ouverts en ligne et massifs) où on nous annonçait la fin des cours en amphithéâtre. Ce n’est pas vraiment ce qui est advenu depuis. La technologie ne compense pas (ou peut-être pas encore) le niveau d’interaction sociale dont nous avons besoin pour apprendre, et pour nous épanouir. C’est ce que l’effet de rareté de cette relation engendré par la crise sanitaire est venu nous rappeler.

4 – Le monde d’après a-t-il fait long feu ?

Sommes-nous « dans un état de perplexité durable » pour reprendre l’expression du philosophe et historien Marcel Gauchet10 alors que nous n’en avons toujours pas fini avec la pandémie ? Ou bien sommes-nous résilients, ou même « anti-fragiles » (pour rependre le terme de Nicholas Nassim-Taleb11) c’est-à-dire capable de nous améliorer ? La « méta-question » est de savoir si tout, ou une partie, des initiatives rendues possibles pendant les confinements en raison de l’urgence due à la crise sanitaire vont perdurer ou bien si c’est la fameuse phrase de Coluche qui va s’imposer : « Circulez y’a [plus] rien à voir ! » 12

En mars 2020, la mise en télétravail forcée et du jour au lendemain de millions de salariés et d’agents publics pose des questions fondamentales : le télétravail qui n’est pas applicable dans tous les métiers, interroge la division des tâches, la cohésion des équipes, l’autonomie ou le contrôle des salariés, remet en cause le sens d’un métier, le lien social en entreprise, heurte l’équilibre vie privée-vie professionnelle notamment pour ceux qui logent dans de petites surfaces, en particulier avec des enfants à domicile. Il ressort de nombreuses enquêtes menées à propos du vécu du confinement par les salariés que bon nombre des sondés (parfois la moitié du panel) ne veulent plus du tout entendre parler du télétravail, tandis que d’autres souhaitent au contraire poursuivre voire amplifier le dispositif. Il en est d’ailleurs de même des dirigeants et des managers. Si cette perplexité ne date pas de la crise sanitaire, cette dernière a néanmoins réinterrogé des décisions, des représentations et des pratiques.

Dans le cas particulier des hôpitaux, quid des marges de manœuvre dont disposaient à nouveau les personnels soignants ? Les solutions pragmatiques trouvées pour répondre à l’urgence vont-elles perdurer si un retour progressif à la normale est amorcé ? La fameuse T2A (tarification à l’activité) dont les effets pervers sont pourtant connus et documentés, sera-t-elle remise en cause ? Comment le Ségur de la santé se traduira-t-il vis-à-vis de la question de l’autonomie des personnels soignants ?

Dans les deux domaines que je viens d’évoquer – comme dans beaucoup d’autres – le travail de recherche doit être poursuivi car les premiers résultats des études menées à « chaud » demandent des approfondissements et un effort de long terme. La richesse des apports des sciences humaines et sociales pour les politiques publiques est certaine et fondamentale. Mais au-delà de cet indispensable travail de compréhension du pragmatisme et de l’agilité qui ont prévalu durant les douze derniers mois en France, il faudra faire des choix éthiques et politiques pour inscrire ces changements dans la durée.

5 – Le dialogue collectivités territoriales-chercheurs

Tout comme en science, les organisations publiques gagnent à faire dialoguer leurs parties prenantes et à croiser les regards, y compris à mobiliser celui de la recherche pour faire évoluer les pratiques. Ainsi instruits, qu’allons-nous construire à présent à partir des solutions qui ont été trouvées durant la pandémie pour nous améliorer durablement et devenir anti-fragiles ou disons, pour résumer, meilleurs qu’avant la crise ?

J’observe, par exemple, que notre pays manque terriblement de lieux et de moments de connexions entre le monde de la recherche et celui des décideurs publics. Ces échanges ne peuvent se résumer à la seule présence d’un élu dans tel ou tel organe de gouvernance de telle ou telle université. Les lieux, les processus opérationnels et les occasions d’échanges sont fondamentaux pour mieux se connaître et œuvrer ensuite ensemble. Faute de quoi, les décideurs publics se privent ainsi des apports méthodologiques des chercheurs, de leur expertise, de leurs capacités d’analyse, de leurs aptitudes à la comparaison, de leurs prises de recul.

J’observe, par exemple, que notre pays manque terriblement de lieux et de moments de connexions entre le monde de la recherche et celui des décideurs publics.

Remédier à cette lacune n’a pourtant, en théorie, rien de complexe : on peut, par exemple, accroître la mobilité entre l’Université et le reste de la fonction publique, organiser des rencontres entre praticiens et universitaires, favoriser le dialogue entre les collectivités territoriales et la recherche par les discussions informelles, point très important afin de fluidifier les processus et habitudes de travail. Rien de titanesque donc, mais cela requiert du temps et de nouvelles habitudes. Je citerais deux exemples de ce type de dialogue fécond : la métropole de Rouen avec l’université de Rouen Normandie dont l’un des instituts a développé un projet de recherche sur l’analyse des effets sociaux et politiques de l’incendie de l’usine Lubrizol, ou encore le soutien financier de la région Grand Est au projet de recherche Renouvellement du management hospitalier et adaptabilité des organisations (ReMHAO). Conduit par l’université de Lorraine dans le cadre du projet Résilience ANR-Grand Est, ReMHAO vise à repérer, analyser et modéliser les innovations organisationnelles et managériales développées lors de la crise sanitaire afin de les diffuser dans les établissements hospitaliers de la région et produire des connaissances et des compétences. Un colloque en 2022 doit réunir praticiens et universitaires sur ce projet, ce qui représente déjà une posture intéressante. Espérons que cette initiative fera école...

  1. Qui appartiennent à un âge de la vie regardé comme critique.
  2. de Balzac H., La duchesse de Langeais, 1834.
  3. LO n2001-692, 1er août 2001, relative aux lois de finances.
  4. « L’exode de 1940 en France est une fuite massive de populations belges, néerlandaises, luxembourgeoises et françaises en mai-juin 1940 lorsque l’armée allemande envahit la Belgique, les Pays-Bas et la majorité du territoire français pendant la bataille de France, après la percée de Sedan. Cet exode est l’un des plus importants mouvements de population du xxe siècle en Europe », Wikipédia, « L’exode de 1940 » (consulté le 14 juin 2021).
  5. Bloch M., L’étrange défaite, 1990, Gallimard.
  6. Bourdieu P., Sociologie générale. Cours au Collège de France (1981-1983), vol. I, 2015, Seuil.
  7. Mauss M., Sociologie et anthropologie, 2013, PUF.
  8. Hetsch T., « “Ayez pitié de nous”, le cri du cœur d’une étudiante lorraine dans une copie émeut les réseaux sociaux », France bleu 27 mai 2021.
  9. https://education.newstank.fr/article/view/172347/vivre-travailler-confine-esri-premiers-resultats-etude-news-tank-adoc-metis.html
  10. Gauchet M., « La crise du coronavirus montre que “nous ne jouons plus dans la cour des grands” », Le Monde 6 juin 2020.
  11. Nassim-Taleb N., Antifragile. Les bienfaits du désordre, 2013, Les belles lettres.
  12. Coluche, « La publicité à la télévision », 1979.
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