Revue
DossierContractuels/fonctionnaires: qui porte l'action publique ?
Dans les trois fonctions publiques le nombre de contractuels est aujourd’hui largement minoritaire. Est-ce que cela pourrait changer dans les années à venir ? La question est en tout cas posée dans un contexte de réforme de la fonction publique.
« On peut très bien avoir des services publics gérés par des entreprises privées à condition qu’ils restent contrôlés par la puissance publique ». La phrase, prononcée par le commissaire européen Pierre Moscovici, au micro de France Inter en août dernier, est presque passée inaperçue. Elle n’en recèle pas moins un changement de paradigme de taille quant au fonctionnement de nos services publics. Mais avant de poser les termes du débat, rappelons les chiffres : le nombre de contractuels dans la fonction publique territoriale (FPT) s’élève à 24 % (hors contrats aidés FPE 16,4 %, FPT 18,9 % et FPH 18,20 %), 21 % dans la fonction publique hospitalière et 19 % dans la fonction publique d’État. Des proportions stables depuis dix ans, selon Vincent Potier, directeur général du CNFPT. Oui mais voilà une réforme de la fonction publique a été lancée début 2018 par le Gouvernement, avec en ligne de mire un projet de loi annoncée pour le 1er semestre 2019. Même si les concertations sont encore en cours, les grandes lignes du projet sont connues. Parmi elles : l’élargissement du droit de recours aux contrats pour des besoins locaux (en cas notamment de difficultés de recrutement) et la création de contrats de mission permettant aux employeurs publics d’embaucher des profils d’agents, et des compétences, le temps de la réalisation d’un projet sans engagement à long terme. À noter que, dans sa décision du 4 septembre, le conseil constitutionnel a censuré les trois articles de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel qui autorisaient le recrutement direct sur des postes de directions générales de l’État, de l’hospitalière et surtout des collectivités territoriales. Le texte étant essentiellement dédié au secteur privé, les dispositions concernant la fonction publique n’avaient, pour le Conseil constitutionnel, aucun lien direct avec l’objet de la loi. C’est ce qu’on appelle un cavalier législatif.
Et ce n’est donc que partie remise car n’oublions pas que le président de la République et le Premier ministre ont lancé en octobre 2017 le programme de transformation Action publique 2022 (AP2022), qui affiche trois ambitions : améliorer la qualité de service en développant la relation de confiance entre les usagers et l’administration ; offrir un environnement de travail modernisé aux agents publics en les impliquant pleinement dans la définition et le suivi des transformations ; accompagner la baisse de la dépense publique.
Derrière ces mots s’en cachent d’autres : souplesse, mobilité, compétences nouvelles, etc. Des mots qui à leur tour interrogent : est-ce que la règle pour travailler au sein de la fonction publique doit rester les concours et le statut ? Est-ce que pour se moderniser la fonction publique doit assouplir son mode de fonctionnement ? Est-ce que les employeurs publics n’ont pas déjà à disposition les outils législatifs dont ils ont besoin pour mener à bien leur mission ?, etc. De fait, il est déjà prévu, par la loi no 84-53 du 26 janvier 1986, différents cas de figure où l’embauche de contractuels est possible pour remplacer un agent absent ou renforcer des équipes lors de pics d’activité ou pour recruter des cadres (catégorie A) – cette disposition ne concerne que les collectivités de plus de 40 000 habitants, les départements et les régions – en contrat de mission sur une durée de trois ans maximum, renouvelable une fois, avec une transformation possible en CDI au bout de six ans.
Concrètement, les contractuels sont les plus présents dans les départements (en 2015, ils représentaient 22 % des effectifs), dans les communes de 20 000 à 39 999 habitants (25 % des effectifs) et dans les centres communaux d’action sociale (31 % des effectifs). Dans la territoriale, certains métiers sont, par ailleurs, majoritairement occupés par des contractuels : il s’agit des agents familiaux (100 %), des masseurs-kinésithérapeutes (près de 91 %), des médecins de prévention (77,4 %) mais aussi des animateurs éducatifs (67,5 %), des directeurs de la communication (53,7 %) ou encore des directeurs d’établissement culturel (51,3 %).
« On décompte 233 métiers dans la FPT, un spectre bien plus important que dans la fonction publique d’État et l’hospitalière. Les compétences décentralisées sont donc vastes et les employeurs territoriaux ont parfois besoin d’expertises particulières qui nécessitent d’engager des contractuels. C’est vrai pour les ingénieurs car il y a une pénurie de titulaires dans ce domaine. Autre cas de figure : la collectivité a des défis particuliers à relever – la création d’un équipement culturel par exemple – et embauche des profils singuliers », explique Vincent Potier.
Sujet idéologique ?
Ça, ce sont les faits. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que le sujet est sensible. Pas facile, en effet, d’aborder ces questions sans évoquer les valeurs inhérentes à la fonction publique et les risques de dérives possibles en cas d’embauche massive de contractuels. L’idéologie n’est donc jamais loin. La peur de la fronde anti-fonctionnaires non plus. C’est ce que pointe Michel Lestienne, secrétaire fédéral en charge des questions juridiques à UNSA territoriaux : « Les débats du moment participent d’une approche idéologique qui vise à accuser les fonctionnaires de tous les maux dont souffre la société. Or, sans eux, le pays s’effondre. Et ce sont les seuls à porter les valeurs de la fonction publique et la culture de l’administration qui s’acquiert avec le temps. » Il ajoute : « Le statut des fonctionnaires est réglementé. Mais, si on augmente le nombre de contractuels, les risques de dérives de type embauche par copinage, conflit d’intérêt, etc., sont démultipliés. On ne peut pas confier le fonctionnement des administrations à des personnes recrutées dans des conditions non réglementées. »
À la métropole européenne de Lille (MEL), on entend le même son de cloche. Sur les 2 850 agents qui y travaillent, 95 % sont des fonctionnaires titulaires et 5 % des contractuels. « C’est une situation exceptionnelle au regard de notre taille et ça résulte d’un choix. Dans la logique des services publics, les administrations sont composées de fonctionnaires. Nous appliquons l’esprit et la lettre du Code de la fonction publique », affirme Bruno Cassette, directeur général des services de la MEL. Privilégier les titulaires relève donc d’une politique cohérente qui s’inscrit également dans le contrôle de la légalité effectué par la préfecture : à compétences égales, le choix des fonctionnaires s’impose aux collectivités territoriales. Sauf que, selon Vincent Potier, « ce contrôle est effectué de façon inégale selon les territoires. Et certaines collectivités font plus appel à des contractuels par idéologie car elles considèrent que les fonctionnaires ont des lacunes et parent de vertu les expertises du privé. Elles apprécient également la souplesse des contrats, facteur de dynamisation à leurs yeux, une autre croyance idéologique. »
Oui mais voilà, l’évolution de la société sur le plan technologique notamment a rebattu les cartes. Bruno Cassette l’admet : « En ce qui concerne l’open data, par exemple, qui est un sujet important, il est aujourd’hui difficile de recruter des fonctionnaires avec une expertise adéquate. D’où l’embauche de contractuels. La situation était similaire, il y a quelques années, dans les secteurs de la communication. Mais au bout d’un certain temps, le CNFPT propose les formations ad hoc. Et aussi les fonctionnaires, en côtoyant les contractuels, accompagnent le mouvement. Il y a un rayonnement de l’innovation externe qui devient une réalité interne de la fonction publique. Par exemple, le design des politiques publiques était au départ réservé à des contractuels et aujourd’hui nous pouvons embaucher les premiers fonctionnaires compétents sur cette question. La question clé, c’est celle de la formation. »
Ainsi pour s’adapter aux besoins, le CNFPT fait régulièrement évoluer son offre de formation. Certaines prestations sont même réalisées sur-mesure, ce qui nécessite de la part des collectivités d’anticiper les besoins. « Or, ce n’est pas toujours le cas. Elles manquent parfois d’une stratégie de développement et d’une anticipation des compétences articulées à une vision politique », constate Vincent Potier. La marge de progression est donc possible. Et elle peut prendre la forme d’un assouplissement des textes de loi suscités. Michel Lestienne n’en disconvient pas : « Si les élus expriment des besoins, c’est le rôle des fonctionnaires de réfléchir à la meilleure façon d’y répondre. Pourquoi ne pas étendre et mieux définir la notion de contrat de mission qui pourrait par ailleurs concerner également la catégorie B ? La fonction publique a besoin d’évoluer et de respirer. Ainsi, l’externalisation de certains services peut être très profitable pour les collectivités et les usagers par exemple ».
Les entreprises publiques locales
L’externalisation, c’est tout l’objet des entreprises publiques locales (EPL) au nombre de 1 254 aujourd’hui représentant 63 000 emplois (des contractuels et des fonctionnaires détachés ou mis à disposition). Les EPL peuvent prendre des formes différentes : les sociétés d’économie mixtes (SEM), les sociétés publiques locales (SPL) et les SEM à opération unique (SEMOP). Les SEM sont des sociétés anonymes dont les capitaux sont majoritairement publics (85 % maximum). Au moins une personne privée doit participer au capital.
Les SEM, créées en 1966, doivent répondre à des appels d’offres ; elles peuvent agir pour le compte de ses actionnaires mais développer également une activité en propre. C’est le cas notamment des SEM dédiées au logement social. On en décompte 929 aujourd’hui, principalement dans les domaines de l’aménagement et du logement. En 2006, puis en 2010, une nouvelle EPL a vu le jour, il s’agit des SPLA puis des SPL au nombre de 318. Ces sociétés anonymes ont un capital 100 % public détenu par au moins deux collectivités locales.
« Les collectivités peuvent ainsi se doter d’un opérateur de droit privé sans devoir s’associer à un acteur privé. Les SPL, qui sont dispensées de mise en concurrence, ne peuvent travailler que pour leurs actionnaires et leur territoire. Beaucoup se sont créées dans le domaine du tourisme. L’objectif pour une intercommunalité, c’est d’optimiser la gestion et de tirer des bénéfices de ses activités ; c’est également de procéder à des économies d’échelle car les SPL se gèrent comme des entreprises privées », explique Sabine Callies, juriste au pôle collectivités locales de la fédération des EPL.
Enfin, en 2014, le législateur a donné naissance aux SEMOP au nombre de 16 aujourd’hui. Leur capital est mixte et modulable. Créées pour exécuter un contrat unique, les SEMOP sont particulièrement présentes sur les marchés concernant l’eau et l’assainissement. « Les SEMOP correspondent à un besoin exprimé par les élus de « remunicipaliser » certains services. Ils sont élus au conseil d’administration et peuvent ainsi beaucoup mieux contrôler leur opérateur. C’est également un gage de transparence », précise Sabine Callies. Autant d’arguments qui ont convaincu la ville de Dôle dans le Jura de créer les deux premières SEMOP de France en 2015 dans le domaine de l’eau et de l’assainissement. Autrefois géré par délégation de service public à Suez, le contrat a été confié à ce même opérateur une fois les SEMOP créées. « Nous n’avions pas les moyens de revenir à la régie sur le plan humain et technique. La SEMOP, c’est l’outil idéal, à mi-chemin entre la régie et la délégation de service public car elle permet un portage politique et une forte mobilisation des élus », explique Anaïs Dell, directrice générale adjointe des services de Dôle et du grand Dôle. La collectivité a depuis créé également deux SPL dans le secteur du tourisme et de l’événementiel afin de développer le tourisme d’affaire mais aussi « mettre en cohérence les politiques et les projets sur le territoire. L’objectif, c’est que les SPL s’auto-financent de plus en plus », précise Anaïs Dell. Sur le plan des ressources humaines, les 17 salariés des SPL sont tous des contractuels (dont deux agents mis à disposition devenus des salariés de droit privé). « C’est leur choix de changer de statut car leur salaire est plus important mais cela n’a pas eu d’effet levier, ni généré des revendications particulières.
Les SPL sont des entités à part avec des métiers spécifiques », précise Anaïs Dell. Les deux SEMOP sont-elles constituées de dix salariés en contrat de droit privé et deux agents mis à disposition par la ville. « La question des valeurs ne se pose pas. Notre souci, c’est de gagner en efficacité et en contrôle sans rien céder aux principes de la fonction publique. Nous avons préféré nous appuyer sur les connaissances du secteur privé plutôt que de faire monter en compétence des agents ce qui aurait nécessité un temps de formation trop long. Passer par le privé nous apporte une expertise, notamment en matière de recherche et développement, dont nous ne disposons pas en interne. En ce sens, nous sommes favorables à l’emploi des contractuels tout en défendant le statut des fonctionnaires. Comme on nous demande d’être polyvalents, c’est bien de faire appel à tous types de profils. On nous demande aussi d’être rentables. Pour y parvenir on a besoin d’expertises issues du privé car dans les collectivités l’objectif de rentabilité passe après le service rendu au public. Or, augmenter les recettes et réduire les déficits, c’est une nécessité aujourd’hui », dit Anaïs Dell.
À enjeu commun, réponse différente. Ainsi Bruno Cassette affirme : « Même sans un nombre important de contractuels, on a fait évoluer notre administration dans ses process, sa culture, sa façon de travailler pour mener à bien cette transformation qui est essentielle car nous devons relever le défi de la performance. » Vous avez dit idéologie ?
Et en Europe, comment ça se passe ?
En Europe, la plupart des pays ont fait le choix d’un système unilatéral pur (en Espagne, l’intégration dans la fonction publique s’opère uniquement par voie de concours et le recrutement est géré au niveau central) ou prédominant (les deux statuts cohabitent mais les fonctionnaires sont majoritaires). Des nuances sont cependant à apporter. En Wallonie, par exemple, l’emploi contractuel est devenu majoritaire dans les communes. Selon le président de la Fédération wallone des directeurs généraux communaux, cité dans la Gazette des communes, environ 80 % du personnel des petites et moyennes communes est aujourd’hui sous contrat et leur part progresse dans les grandes communes. Selon lui, « le contrat offre la facilité du licenciement, tandis que certaines procédures liées au statut sont assez lourdes (notamment en cas de congés maladie) ».
Certains pays ont fait le choix du droit commun prédominant. C’est le cas en Lettonie, Pologne, Danemark, au Royaume-Uni, en Suède ou en Italie depuis la réforme de la fonction publique de 1993 qui a instauré une contractualisation des relations entre les employés publics et l’État. Objectif affiché : mettre fin à certains privilèges et au clientélisme et étendre l’application des règles de droit commun à l’administration publique. Les agents publics sont donc majoritairement soumis au droit privé du travail ; seuls 15 % d’entre eux (magistrats, professeurs des universités, militaires, etc.) ont le statut de fonctionnaires.
Enfin, des pays comme la Slovénie ou la République tchèque ont opté pour un système combinant fonction publique de carrière et d’emploi. Dans ce dernier cas, l’intégration dans la fonction publique s’opère par le biais d’un concours mais les offres d’emploi sont ouvertes en interne comme en externe. Il n’existe pas de statut spécifique pour les agents de la fonction publique.