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« L’automatisation doit rendre du temps d’accompagnement social disponible pour les agents et les travailleurs sociaux. »

Le 10 octobre 2023

Concernant les prestations sociales, le mot « automatisation » devrait rester encore quelques années à une échelle assez réduite. Dans un premier pas, à partir de 2025, le Gouvernement souhaite que les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RAS) et de la prime d’activité puissent voir leur formulaire pré-rempli. Une étape importante dans la lutte contre le non-recours au droit. Même si celle-ci devra être accompagnée de mesures de terrain. Horizons publics a proposé une interview croisée à Fabrice Lenglart, directeur de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) au ministère des Solidarités et de la Santé, et Nicolas Duvoux, sociologue spécialiste des questions d’inégalités sociales.

Est-ce que l’automatisation des droits va permettre de lutter plus efficacement contre le phénomène du non-recours au droit ?

Fabrice Lenglart (F. L.) – Il faut s’entendre exactement sur ce que l’on appelle « automatisation des droits ». Le projet aujourd’hui sur la table, porté par les pouvoirs publics et le Gouvernement, est le fait de pré-alimenter la déclaration trimestrielle de ressources faite par les personnes qui cherchent à bénéficier du RSA ou de la prime d’activité. Mais, d’une part, il s’agit bien pour les personnes d’aller valider ces informations, et éventuellement de les corriger. Et, d’autre part, les prestations doivent toujours être demandées par les individus. Nous ne nous dirigeons pas vers un versement automatique. C’est un pas vers une forme d’automatisation et une aide au remplissage d’un questionnaire qui reste quand même assez complexe à compléter pour un certain nombre d’individus. Donc, une fois qu’on a dit ça, ma réponse est « oui », cela aidera probablement à lutter contre le non-recours, mais le non-recours est un phénomène multiple. On peut espérer que le calcul du droit soit rendu plus exact et donc que cela diminue les difficultés du quotidien.

Nicolas Duvoux (N. D.) – Dans le mot « automatisation », il y a l’idée d’un droit que vous n’avez pas besoin de demander pour qu’il soit effectif. Quelles que soient les démarches qu’on aurait pu faire. Je crois qu’il faut garder à l’esprit que même s’il y a des évolutions qui simplifient et limitent les démarches, il y a toujours cette dimension de droit quérable. Il faut demander pour qu’il soit effectif. Et donc l’automatisation n’est jamais absolue. Elle n’est jamais totale. L’automatisation doit chercher à limiter le frottement entre la situation d’éligibilité et l’effectivité de l’accès aux droits. Il faut donc bien conserver un espace aussi pour l’accompagnement, et tout le travail de médiation avec les institutions, qui peut être fait par des travailleurs sociaux. La diminution du nombre d’erreurs de calcul est bénéfique aux individus pour éviter notamment les indus. Mais aussi pour l’administration des coûts de gestions…

L’automatisation des démarches ne remplira l’ensemble de ces objectifs que si elle est déployée en complémentarité d’un accompagnement humain.

Le non-recours est un phénomène important en France…

F. L. – La question du non-recours est maintenant dans le débat public depuis une bonne quinzaine d’années. Elle est devenue très prégnante. Elle a d’abord été portée par des universitaires. L’Observatoire des non-recours aux droits et aux services (ODENOR) à Grenoble a été assez pionnier sur ces sujets. C’est une question compliquée, et les solutions trouvées jusqu’à présent l’ont été via des enquêtes de terrain. La France a avancé sur ce sujet. Des travaux ont été menés à DREES. Nous utilisons, pour la première fois, des outils de micro-simulation. L’idée est de recueillir des données auprès d’un certain nombre de ménages : on collecte leur mode de vie et leur configuration familiale, puis, on les apparie avec les données socio-fiscales détenues par l’administration. On construit alors un modèle qui nous permet d’estimer l’éligibilité de ces personnes à des prestations et le comparer au fait qu’elles ont, ou non, été chercher ces prestations. Cela paraît simple, mais il y a un travail technique qui est considérable. Beaucoup de difficultés se dressent. Récemment, nous avons trouvé une forme d’aboutissement, principalement sur les bénéficiaires du RSA. Paradoxalement, le résultat montre que nous arrivons à des résultats très semblables aux enquêtes de terrain réalisées depuis dix ans. Le non-recours pour les bénéficiaires du RSA est de l’ordre d’un tiers. Mais, au-delà, la méthode nous permet de distinguer un non-recours très ponctuel et un non-recours durable. Pour la deuxième catégorie, je trouve cela impressionnant, nous sommes autour de 20 % des bénéficiaires. Enfin, un troisième chiffre a été mis en valeur par mes équipes, celui du non-recours au minimum vieillesse parmi les personnes qui vivent seules. Une personne sur deux n’irait pas chercher cette aide. Cela montre que c’est un phénomène important. Les pouvoirs publics vont donc s’en préoccuper et faire leur possible pour lutter contre ce phénomène.

C’est une question complexe et ancienne ?

N. D. – Sur la question du non-recours, de nombreux chiffres dataient d’une dizaine d’années. Les chiffres publiés récemment confortent l’ordre de grandeur. Mais c’est très important d’avoir des données qui permettent de structurer un débat public. Il y a des règles qui, mécaniquement, imposent le non-recours, mais plus généralement, c’est tout aussi important d’avoir une compréhension des mécanismes. Je n’oppose pas les méthodes quantitatives et qualitatives. Elles sont complémentaires. Toutefois, derrière les ordres de grandeur, il y a sans doute une pluralité de situations et de déterminants de ce phénomène. Le premier, c’est l’absence d’informations. Il y a aussi la crainte de la stigmatisation à la suite de la mauvaise image de l’éligibilité à certains droits ; c’est le cas chez les particuliers, mais aussi chez les professionnels qui accompagnent. Un élément très important est de mettre la problématique du non-recours en la cadrant non pas individuellement, mais collectivement. Il y a un environnement collectif et institutionnel qui va rendre possible l’accès au droit. C’est important d’imaginer des trajectoires infructueuses, fragmentées ou réversibles. Le non-recours à un instant t est une information qui doit être remise dans la trajectoire de l’accès au droit. C’est pour cela que la mesure du non-recours durable est très importante. Enfin deuxième chose, il y a une distinction sémantique à faire entre le non-recours et l’accès au droit. C’est une responsabilité collective de créer le moins de barrières possible à l’accès au droit. Le Défenseur des droits a travaillé sur cette question. Il y a un éloignement des services publics. En tant que question d’ordre public, si nous allons sur de l’automatisation, il y aura forcément des dimensions d’accompagnement de terrain et humain. Ce sera la contrepartie ou la complémentarité d’une réforme plus organisationnelle.

Est-ce que l’automatisation vient apporter quelque chose en plus ou est-ce un réel changement ?

F. L. – Je pense que c’est un changement assez profond. Les déclarations de ressources dont nous parlons ne sont pas simples à remplir pour les individus. La réforme qui est en train d’être mise en place consiste à pré-remplir un certain nombre de cases. Il faut insister sur ce point. L’administration n’aura pas toutes les informations. Mais sur des éléments de ressources, nous nous apercevons que la manière de déclarer le salaire perçu occasionne un certain nombre de déclarations non correctes par rapport à la législation. Il y a donc un élément important : très prochainement, sur les bulletins de salaire, vous allez voir apparaître une notion de « salaire de référence ». On vous dit : « C’est ce salaire qu’il faut déclarer aux impôts. » C’est le premier pas vers ce que j’aimerais voir apparaître : le revenu social de référence. Au-delà du pré-remplissage de telle ou telle prestation, il s’agirait d’arriver à simplifier le système des prestations sociales de solidarité. Le pré-remplissage va aussi s’appuyer sur une aide des individus pour comprendre le montant de revenus à déclarer. Cela participe d’une meilleure définition du droit.

Cela rejoint l’idée que l’automatisation va devoir être complétée par de l’accompagnement…

N. D. – On évoque une réforme en cours, celle sur la solidarité à la source. La politique d’accès aux droits du Gouvernement comporte cet aspect « automatisation », mais aussi d’autres mesures. Il y a, par exemple, toute une partie travaillée autour d’une expérimentation : les territoires zéro non-recours (TZNR). C’est le volet de conception, à l’échelle locale ou très locale d’écosystèmes de partenariat rendant possible une mobilisation pour aller chercher l’ensemble des « non-recourant ». C’est la mise en place d’une ingénierie d’action publique au niveau local pour faire de « l’aller vers ». Ne pas se contenter d’attendre la demande, mais permettre aux usagers éligibles d’identifier leurs droits. C’est un diagnostic transversal, à 360 degrés, sur l’ensemble des prestations auxquelles chaque ménage a le droit. Pour cela, il faut sortir les institutions en dehors des murs pour leur permettre d’assurer un maillage diffus de l’information. Idéalement, il y a des liens entre les deux volets : la restructuration des systèmes informatiques permettant une certaine automatisation, et les observations de terrains nourrissant les bureaucraties, dans le sens noble du terme, de l’État social. Je pense que c’est très important de ne pas dissocier ces aspects : l’automatisation des démarches ne remplira l’ensemble de ces objectifs que si elle est déployée en complémentarité d’un accompagnement humain. Elle doit rendre du temps d’accompagnement social disponible pour les agents et les travailleurs sociaux. Ils pourraient être plus disponibles dans le cadre d’une automatisation de certaines de leurs actions pour identifier les freins ou faire du lien avec les partenaires. Trois territoires font partie de l’expérimentation TZNR : Bastia, Venissieux et le Xe arrondissement de Paris. C’étaient les trois premiers territoires pilotes. Une nouvelle vague de territoires expérimentateurs rejoint actuellement la démarche1.

Cette vision est partagée du côté de la DREES ?

F. L. – Nicolas a exprimé très clairement un principe important pour nous. Derrière le terme d’« automatisation », il faut distinguer ce qui relève de la technique comme le pré-remplissage et le travail mené en « front office ». Ces deux éléments doivent agir dans la même direction et se complètent l’un et l’autre. Plus on arrivera à construire un système dans lequel la prestation est plus facile à demander, et plus les barèmes seront lisibles et compréhensibles, plus l’accompagnement de terrain se fera facilement. La bonne nouvelle, c’est aussi que si tout se met en place, nous augmenterons notre capacité de mesure.

Plus que la solution, l’automatisation va donc participer à améliorer les dispositifs ?

N. D. – Dans l’ensemble, une fois que l’on a cette architecture à l’esprit avec les deux volets. Il faut bien avoir en tête que l’on reste dans la facilitation d’accès au droit. Cela ne résout pas tout. L’automatisation ne se substituera pas à des réglages plus précis. Nous devons déconstruire un imaginaire techno-solutionisme qui peut être présent dans le vocable « automatisation ». Même si le système est plus dans l’adaptation aux situations évolutives, il faut mettre des mécanismes qui assurent une certaine stabilité. On le voit régulièrement sur la reprise d’emploi où, si la situation est trop compliquée, la personne abandonne. Il faut donc réussir à ajouter un petit peu de prévisibilité et d’anticipation. Techniquement cela semble jouable, mais il est impératif de garder en tête que ce n’est pas quand on aura automatisé que l’on se sera affranchi de la nécessité d’une réflexion sur les principes qui régulent le système. L’automatisation est un moyen, mais ne peut pas dire quelles sont les règles les plus légitimes.

F. D. – La question du non-recours n’est pas un débat franco-français. Nous avons publié un document de travail2 de comparaison européenne sur des prestations du même type, et non seulement nos partenaires européens sont confrontés aux mêmes problèmes, mais quand ils mènent des actions de terrain, ils arrivent à des ordres de grandeur similaires. Il ne faut donc pas donc laisser croire que le modèle social français pêche particulièrement. C’est une question difficile et complexe.

  1. NDLR : 39 territoires ont été sélectionnés depuis l’interview ().
  2. « Qualifier le non-recours aux minima sociaux en Europe. Un phénomène d’ampleur qui peine à susciter le débat », Les dossiers de la DREES mars 2022, no 94.
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