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Les consultants à l’hôpital, un phénomène structurel ?

Le 25 janvier 2019

L’irruption massive des consultants dans le secteur hospitalier doit être replacée dans le contexte plus général de la réforme de l’État à l’œuvre depuis une trentaine d’années. Cette dynamique a également tendance à se renforcer car le recours aux consultants devient un réflexe pour la certification des comptes des hôpitaux ou encore pour opérer le « virage ambulatoire » et déployer les nouvelles technologies.

Résumé

L’avènement d’une consultocratie hospitalière à laquelle nous assistons depuis les années 2000 est-il est un effet de mode comme l’action publique en connaît périodiquement ou, au contraire, est-il l’une des facettes d’une transformation profonde et durable de l’État et de la fabrique de l’action publique ? Des politistes nord-américains avaient inventé ce terme de « consultocratie » pour désigner, au début des années quatre-vingt-dix, l’entrée massive des cabinets de conseil, et en particulier les plus grands et renommés d’entre eux, dans des États saisis par ce qu’il est convenu d’appeler le nouveau management public. Le politiste canadien Denis Saint-Martin avait remarqué que ce phénomène était le propre d’États « libéraux », faiblement différenciés, dont les frontières avec le secteur privé sont traditionnellement très poreuses2.

 À l’inverse, en France, emblématique d’un État « fort », centralisé, jacobin, fortement différencié de la « société civile » et de l’économie, les consultants semblaient voués à la marginalité par rapport au quasi-monopole des grands corps sur l’élaboration des politiques publiques et à une fonction publique très structurée sur leur mise en œuvre. Toutefois, depuis les années quatre-vingt-dix, cette opposition idéal-typique entre États libéraux, supposés (à tort) faibles, et États forts semble passablement obsolète. Le néolibéralisme reaganien et le nouveau management public, théorisé dans l’Amérique clintonienne, ont traversé l’Atlantique pour s’implanter durablement dans des écosystèmes étatiques a priori peu accueillants. Certes, cette normalisation s’est faite selon des voies et une intensité variable selon les pays. Il n’empêche : tous les États ont réduit leur périmètre d’intervention (privatisations), se sont efforcés de réformer leurs bureaucraties dans le sens de la « souplesse » et de « l’agilité » (agences), mais aussi de la concurrence et de l’entrepreneuriat, se sont mis à pratiquer le benchmarking et à déployer des indicateurs de performance. Nous traiterons ici d’une facette de cette mue néolibérale et régulatrice des États occidentaux : l’association croissante des cabinets de conseil internationaux à l’élaboration et la conduite de l’action publique, laquelle renvoie à un phénomène structurel, à savoir le brouillage croissant des catégories du « public » et du « privé ».

Dans un premier temps, nous verrons comment s’est opéré cette mue de l’État français, à un niveau global, pour, dans un second temps, saisir comment cette dynamique transversale s’est répercutée dans le secteur hospitalier.

 Enfin, nous insisterons sur l’omniprésence des cabinets de conseil dans les politiques hospitalières. En effet, la présence de consultants dans les hôpitaux n’est pas nouvelle. Mais ces cabinets étaient souvent de petite taille et étaient le fait d’acteurs hospitaliers. Il s’est opéré un saut quantitatif et qualitatif dans les années 2000, à la faveur de l’accélération de la « néo-managérialisation » des politiques hospitalières. Désormais ce sont les grandes firmes internationales du conseil qui sont sollicitées de façon systématique, et ce aussi bien au niveau de l’élaboration que de la mise en œuvre des réformes. Nous serons alors en mesure de répondre à la question posée au début de cette introduction : l’omniprésence des consultants à l’hôpital est bien un phénomène structurel, appelé à s’intensifier dans les prochaines années.

 « Modernisation de l’État » et obsolescence programmée de l’opposition sacrée du « public » et du « privé »

Les profondes recompositions des États depuis trente ans, que certains politistes qualifient de « mue néolibérale et régulatrice », ont considérablement brouillé la frontière, sacralisée depuis la Seconde Guerre mondiale, du « public » et du « privé ». Les vagues de privatisation ont contracté du périmètre de la sphère publique. La gestion publique a perdu de sa superbe laissant aux méthodes de la gestion du privé l’occasion de subvertir les règles du droit public. Pour autant, contrairement aux idées reçues, le néolibéralisme ne signifie en aucune façon moins d’État ; il appelle au contraire un activisme étatique – ou des instances supranationales comme la Commission européenne – d’une autre nature que celui de l’État social d’après-guerre, consistant à créer et réguler des marchés concurrentiels. Cet impératif de « régulation » a débouché notamment sur la prolifération de formes organisationnelles nouvelles comme les agences, au point que certains politistes ont pu parler d’« agencification » des États occidentaux. En résumé, tant la morphologie de ces derniers que les finalités et les modes de leurs interventions ont été considérablement remaniés.

Ainsi que le remarquent Pierre France et Antoine Vauchez, « la mue libérale et régulatrice de l’État a fait naître un nouveau système de relations collusives marqué par une imbrication étroite et une dépendance mutuelle des grandes entreprises et des grands corps “régulateurs” »3. L’on a vu se former un champ hybride de l’intermédiation entre mondes de l’économie, de la politique et de l’administration où s’exerce une « politique de l’influence ». Nous en prendrons deux exemples, pour nous arrêter ici sur l’un d’entre eux : le monde du conseil.

En premier lieu, on a vu se multiplier les lieux d’échanges entre élites économiques, politiques et administratives, tel le « Club des acteurs de la modernisation » étudié par la politiste Julie Gervais4. Ce club, créé en 2008 par un patron de presse qui se définit lui-même comme un « entremetteur de la modernisation », organise des petits-déjeuners et des tea parties réguliers ou encore, une fois l’an, des « rencontres de la modernisation de l’État », qui sont autant d’occasions pour les grands cabinets de conseil, de grandes entreprises privées, des hauts fonctionnaires, d’anciennes personnalités politiques et des membres de cabinets ministériels d’échanger non seulement leurs analyses sur les transformations conjointes de l’économie et de l’État mais aussi (et peut-être surtout) de nouer des liens qui pourront déboucher sur des contrats ou des « chantiers ».

Depuis que, au tournant du XXIe siècle, la réforme de l’État est passée en « mode industriel », avec l’acculturation de la très haute fonction publique aux préceptes du new public management et la conversion du « souci de soi » de l’État en enjeu politique, les cabinets de conseil sont devenus des acteurs de plus en plus centraux de la fabrique et de la mise en œuvre des politiques publiques. En d’autres termes, les années 2000 voient le cas français perdre de son exceptionnalité et s’aligner sur la configuration anglo-saxonne. La haute administration, par ailleurs de plus en plus poreuse, a perdu son monopole historique d’expertise sur la conduite de l’action publique.

Deuxième exemple : l’essor de l’activité de conseil en France. L’espace du conseil est à la fois hétérogène et hiérarchisé5 : à côté des fameux « Big » issus du commissariat au compte anglo-saxon, on trouve des cabinets de conseil en stratégie qui ont pour clients les directions générales d’entreprise et les administrations centrales de l’État, mais aussi des cabinets spécialisés dans les systèmes d’information (SSII), en ressources humaines, en marketing et communication (ou relations publiques). Certaines sociétés sont des industries multinationales tandis que d’autres regroupent très peu de personnes et opèrent à un niveau essentiellement national ou local. Pour aller vite, les Big, polyvalents et dotés d’une réputation internationale solide, et les cabinets de conseil en stratégie dominent cet espace.

Nous avons mentionné que les multinationales du conseil étaient omniprésentes dans les nombreux cercles de sociabilité et d’échange entre élites privées et publiques. Mais ces cabinets sont eux-mêmes des sas d’incubation et/ou de transition6. Y travaillent de jeunes hommes, et plus rarement de jeunes femmes, familialement très proches du monde de l’entreprise, ayant effectué une scolarité brillante au sein d’écoles privées puis de grandes et sélectives écoles de commerce, et qui y complètent leur formation initiale avant de rejoindre des fonctions dirigeantes dans les entreprises (même si certains peuvent y effectuer toute leur carrière et accéder à la position convoitée de partners). Ils y côtoient de plus en plus de jeunes et ambitieux polytechniciens et énarques (voire même désormais des normaliens !) qui quittent très précocement le monde de la haute fonction publique où les carrières sont désormais plus lentes, moins attractives et moins rémunératrices. Enfin, on y trouve aussi des énarques plus âgés, passés par les cabinets ministériels, terminant leur carrière dans des cabinets de conseil en stratégie, pour le compte desquels ils monnaient leurs réseaux politiques et administratifs.

Depuis que, au tournant du xxie siècle, la réforme de l’État est passée en « mode industriel »7, avec l’acculturation de la très haute fonction publique aux préceptes du new public management et la conversion du « souci de soi » de l’État en enjeu politique, les cabinets de conseil sont devenus des acteurs de plus en plus centraux de la fabrique et de la mise en œuvre des politiques publiques8. En d’autres termes, les années 2000 voient le cas français perdre de son exceptionnalité et s’aligner sur la configuration anglo-saxonne. La haute administration, par ailleurs de plus en plus poreuse, a perdu son monopole historique d’expertise sur la conduite de l’action publique.

Car il ne faut pas s’y tromper. L’état des rapports de force entre le « public » et le « privé » dans ce nouvel espace d’intermédiation est dissymétrique : « […] le développement d’un champ de l’intermédiation favorise en somme une forme d’outsourcing de l’intérêt général qui bénéficie avant tout aux professionnels de l’influence et aux grands groupes privés. »9 En effet, les trente dernières années ont été marquées par l’inversion du rapport de force entre élites économiques et élites publiques lato sensu. Alors que les secondes avaient eu la prééminence sur les premières depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, désormais les hauts cadres de la fonction publique de même que les hommes politiques en voie de reconversion se dirigent vers le monde des affaires. Les activités de l’industrie, du commerce (parmi lesquelles le conseil) et, bien sûr de la finance, ont vu leur étoile de plus en plus briller tandis que les fonctions publiques et politiques se dépréciaient tant sur le plan symbolique que pratique. Les possibilités de mener une carrière rapide, brillante et lucrative dans le public se sont taries et ne tiennent plus guère la comparaison avec les postes offerts dans le monde économique. Une analyse statistique lourde a récemment mis en évidence l’ascendant retrouvé des élites économiques : « Dans la France contemporaine où, à bien des égards, l’ordre économique se présente comme l’ordre institutionnel dominant, c’est le contrôle des moyens de production qui différencie le plus nettement les élites. »10 Et plus un agent est intégré à l’ordre économique, plus il occupe une position dominante au sein des « élites » qu’elles soient économiques, administratives, politiques, associatives, médiatiques, etc.

On mentionnera ici les nombreux risques que le développement d’un tel espace hybride ou interlope, fait peser, non seulement en termes de conflits d’intérêts ou de « capture » des régulateurs publics par les intérêts privés, mais aussi sur le plan démocratique car sa clôture sociale et professionnelle est forte (le coût d’entrée y est élevé). Même la Cour des comptes s’en inquiète et la prolifération des « affaires » récentes atteste que ces risques sont bien réels. Enfin, l’externalisation d’un nombre croissant d’activités, notamment d’expertise, vers le privé affaiblit considérablement la capacité des pouvoirs publics, nationaux et locaux, à discuter d’égal à égal avec les sous-traitants, par exemple dans le cas des fameux partenariats public-privé. Ces risques ne sont d’ailleurs pas seulement nationaux : ils sont étroitement connectés avec des dynamiques homologues observables au niveau européen11.

La consultocratie, cheval de Troie de l’État hospitalier12

Le secteur hospitalier a été affecté plus tardivement que d’autres secteurs d’action publique, historiquement liés aux nationalisations, par l’irruption massive des consultants. Si des cabinets de conseil, souvent « franco-français », de taille modeste (Bossard Consultants, racheté en 1997 par Capgemini) et/ou spécialisés (Sanesco), interviennent depuis trente ans dans un secteur hospitalier en réforme permanente, notamment pour aider les établissements à construire leur projet d’établissement (calqué sur le projet d’entreprise), les années 2000 ont vu s’opérer un saut à la fois quantitatif et qualitatif13.

Cette conversion du champ hospitalier à la consultance est d’abord une conséquence de la transformation des politiques publiques hospitalières : accélération des restructurations à partir de la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, durcissement de la maîtrise des dépenses hospitalières conduisant à la recherche de gains de productivité et, partant, volonté des pouvoirs publics d’industrialiser les prises en charge hospitalières, souci de « l’État hospitalier »14 d’affermir son gouvernement à distance des établissements hospitaliers.

Quantitatif : l’artisanat laisse place à l’industrie du conseil. Qualitatif : l’intervention des consultants se diversifie. Cette conversion du champ hospitalier à la consultance est d’abord une conséquence de la transformation des politiques publiques hospitalières : accélération des restructurations à partir de la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, durcissement de la maîtrise des dépenses hospitalières conduisant à la recherche de gains de productivité et, partant, volonté des pouvoirs publics d’industrialiser les prises en charge hospitalières, souci de « l’État hospitalier »14 d’affermir son gouvernement à distance des établissements hospitaliers. Le sociologue Nicolas Belorgey a très finement décrit l’émergence de la consultocratie à l’hôpital15. Le « plan Hôpital 2007 », élaboré en 2003, peut figurer comme point de départ. Ses objectifs sont triples : rénover le parc hospitalier, très vétuste, via des PPP ; commencer la tarification à l’activité (T2A) appelée à se substituer en cinq années à la dotation globale de financement pour tout ce qui relève du financement de la médecine, de la chirurgie et de l’obstétrique ; instaurer une « nouvelle gouvernance » hospitalière faisant des pôles médico-gestionnaires les cellules de base des organisations hospitalières. Afin de faciliter la mise en œuvre de cette réforme d’ampleur est mise sur pied la Mission nationale d’expertise et d’audit hospitalier (MEAH), structure souple comportant très peu de fonctionnaires et faisant appel massivement à des consultants recrutés sur appel d’offres. Une quinzaine de chantiers, chacun comportant trois vagues (« pilote », « approfondissement » et « déploiement ») sont lancés, que les établissements peuvent rallier sur la base du volontariat (du moins en théorie) : blocs opératoires, dossier du patient, « centres 15 », temps d’attente et de passage aux urgences, temps de travail des soignants, comptabilité analytique hospitalière, etc. L’analyse de la place de la MEAH dans la division du travail administratif, mêlant continuité et innovation est éclairante : « Contrairement à une administration classique, elle [la MEAH] n’intervient pas directement sur ses administrés. Elle externalise cette fonction de contrôle à des auditeurs privés. En outre, elle tente d’opérer une évaluation financière détaillée de son action, un peu sur le mode d’une comptabilité analytique. En revanche, elle n’est pas très originale en ce qui concerne les relations entre les tutelles, particulièrement le ministère, et les établissements de soin. Il s’agit toujours de faire accepter aux seconds la volonté du premier. […] Ainsi, l’externalisation de la fonction de contrôle n’empêche pas une étatisation accrue de la délivrance des soins, bien au contraire.»16 Autrement dit, à travers les consultants, l’État hospitalier central cherche à « gouverner sans en avoir l’air » des établissements qui, historiquement, ont toujours cherché à contourner ses injonctions. En outre, le sociologue souligne l’évolution de la stratégie rhétorique de cette agence afin de neutraliser les résistances soignantes : initialement focalisée sur l’identification et la mobilisation de gains de productivité, elle pousse ses consultants à investir très rapidement le discours de la « qualité » des soins, beaucoup plus recevable par les mondes professionnels.

Ce premier moment d’acclimatation du monde de la consultance à l’hôpital va être amplifié dans les années suivantes. L’acclimatation du « management par la performance » et de ses batteries d’indicateurs permet alors à des firmes comme McKinsey-Accenture, Capgemini-Boston Consulting Group ou encore Ernst & Young de décrocher de juteux contrats dans le cadre des « audits de modernisation » mis sur pied à partir de 2006 : ces derniers associent étroitement consultants et très hauts fonctionnaires (des finances, en particulier). Le lancement en 2007 de la révision générale des politiques publiques consacre la position que les consultants ont conquise au cœur de la réforme de l’État. Le chef d’orchestre qu’est la Direction générale de la modernisation de l’État (DGME) est, de façon symptomatique, confiée François-Daniel Migeon, X-Ponts passé par McKinsey dont il a été « associate partner » pendant huit années. Depuis les années 2000 donc, l’intervention des consultants dans les réorganisations des services publics est devenue courante, pour ne pas dire banale. La Modernisation de l’action publique (MAP), qui a succédé à la RGPP, s’inscrit de ce point de vue dans la continuité du quinquennat de Nicolas Sarkozy.

Les moyens insuffisants d’un État sanitaire « sous-administré » auraient donc contraint donc à sous-traiter une partie du travail à des cabinets de conseil, en l’occurrence le Boston Consulting Group pour la stratégie et Capgemini pour la logistique, deux cabinets ayant l’habitude de travailler avec la Direction générale à la modernisation de l’État (DGME) pour le compte de la RGPP.

Les grands cabinets de conseil ont ainsi joué un rôle clé dans la réforme dite « Hôpital, patients, santé, territoires » (HPST), laquelle s’est retrouvée « annexée » au dispositif RGPP. La MEAH s’est
retrouvée fusionnée dans une nouvelle Agence nationale d’appui à la performance (ANAP), placée directement – et de façon très symbolique – sous la tutelle des ministères de la Santé et du Budget. Cette nouvelle agence reprend le dispositif de la MEAH mais cette fois dans un cadre beaucoup plus vertical et contraignant du point de vue des établissements. Il faut dire que la montée en charge de la T2A a fait plonger dans le rouge les finances de nombreux établissements, en particulier les plus grands d’entre eux (les CHU), et qu’après 2010, la réduction des déficits publics est en haut de l’agenda gouvernemental. L’alternance de 2012 accentue la pression budgétaire : l’heure est plus que jamais aux gains de productivité et, en cette matière, les cabinets de conseil sont présumés bénéficier d’une expertise incontestable. L’ANAP évite de recourir aux nombreux petits cabinets spécialisés dans la santé17, jugés « peu compétents », leur préférant pour ses chantiers des grands cabinets ayant l’habitude de travailler pour l’industrie, telle la filiale consulting d’Air France pour la « modernisation » des services de radiothérapie. L’agence a donc pour principaux interlocuteurs quelques firmes internationales de conseil : Deloitte, le Boston Consulting Group, Kurt/Salmon (anciennement Ineum Consulting) et McKinsey. Néanmoins, ces grands cabinets de conseil sous-traitent, en pratique, nombre de leurs activités « santé » à de petits cabinets spécialisés.

Cependant, la présence des consultants ne limite plus à la réorganisation des établissements hospitaliers : elle s’étend désormais à leurs tutelles appelées à fusionner au sein de nouvelles agences régionales de santé (ARS)18. Suite au rapport rédigé à leur sujet dans le cadre de la RGPP a été mis en place un « groupe de projet » visant à opérationnaliser les options retenues19. Son chef, le nouveau secrétaire général du ministère des Affaires sociales recruté pour l’occasion, Jean-Marie Bertrand, explique que le recours aux consultants a été « dicté par la nécessité car il fallait aller vite, avec seulement une dizaine de personnes disponibles au sein du secrétariat général pour travailler sur ce chantier de grande ampleur, avec une grosse construction GRH puisque les ARS ont pour vocation de réunir des personnels de statut public et de droit privé. » Ce que confirme, en des termes moins euphémisés, une directrice générale adjointe d’ARS : « L’équipe de Bertrand était tellement pauvre en moyens matériels que Capgemini leur faisait le secrétariat ! Ils étaient très dépendants en fait. » Les moyens insuffisants d’un État sanitaire « sous-administré » auraient donc contraint donc à sous-traiter une partie du travail à des cabinets de conseil, en l’occurrence le Boston Consulting Group pour la stratégie et Capgemini pour la logistique, deux cabinets ayant l’habitude de travailler avec la Direction générale à la modernisation de l’État (DGME) pour le compte de la RGPP. Cette faiblesse en matière de ressources humaines, source de la dépendance à l’endroit des cabinets de conseil, est aussi la conséquence des réticences des administrations centrales à mettre à disposition les compétences nécessaires à l’élaboration d’un nouveau format administratif qu’elles ne voyaient pas forcément d’un bon œil.

Certains consultants ont été sollicités pour leur expérience et leur carnet d’adresses dans le secteur. Le chef de projet ARS sollicite, par exemple, Agnès Audier qui, diplômée de l’IEP Paris, normalienne (Ulm) et ingénieure au corps des Mines, a effectué de nombreux allers et retours entre des postes politico-administratifs et le secteur privé (compagnie financière Edmond de Rothschild, Vivendi, Havas, etc.) avant son recrutement en 2007 en tant que directeur associé au Boston Consulting Group, cabinet de conseil très impliqué dans l’élaboration du programme du candidat Nicolas Sarkozy. Agnès Audier ainsi a capitalisé une expérience et un réseau lors de son passage, comme conseiller technique, dans les cabinets des ministres des Affaires sociales et de la Santé entre 1993 et 1995.

D’autres firmes sont, par contre, sollicitées pour leurs savoir-faire généralistes et « tout terrain ». Pour le secrétaire général du ministère, cherchant peut-être à faire de nécessité vertu, l’intérêt d’un cabinet comme Capgemini est ainsi sa « polyvalence » : il permet d’accéder à un « package » de compétences en matière de systèmes d’information, de GRH et de conduite de projet, autant de domaines où celles de l’administration « classique » laisseraient grandement à désirer. Les entretiens réalisés avec d’autres membres de l’équipe et certaines directions générales préfiguratrices en région ont souligné le caractère assez formel de l’intervention de ce type de consultants par ailleurs enclins à « inonder » les directions régionales en cours de constitution en documents divers (diaporamas, guides méthodologiques, etc.). L’impact de l’intervention des cabinets de conseil sur les réformes se révèle finalement difficile à apprécier : est-il purement formel ou bien, au contraire, par le biais de leurs outils méthodologiques, les consultants parviennent-ils à infléchir le fond ? Difficile de trancher d’une façon générale.

Aussi, la présence de très nombreux consultants est loin de faire l’unanimité. Leur plus-value est souvent mise en cause, notamment rapportée au prix de leurs services, par les hauts fonctionnaires du secteur. L’un des principaux artisans du groupe projet ARS distingue volontiers ceux qui connaissent le monde de la santé des autres, dont l’apport est ténu même s’ils font de « beaux powerpoints, et que c’est utile les powerpoints ». Ainsi, bien qu’ils se présentent comme apportant des méthodes radicalement nouvelles et non hiérarchiques, en pratique les consultants s’insèrent surtout dans une division préexistante du travail administratif, en faisant travailler les agents qui s’y trouvent placés au-dessous d’eux dans le sens voulu par leurs donneurs d’ordre20.

Malgré les réticences et critiques dont elle a été l’objet de la part de certains hauts fonctionnaires, la sollicitation des consultants lors de la phase d’élaboration et de mise sur pied des ARS a été confirmée avec la décision du chef de projet de recourir à un fameux cabinet de recrutement parisien (Salmon & Partners) pour sélectionner les candidats au poste de « préfigurateur » – directeur général – d’ARS : une petite annonce est alors rédigée et publiée dans Le Monde et Le Figaro, qui n’exige aucune connaissance spécifique du secteur de la santé au profit d’une expérience managériale de haut niveau, que celle-ci ait été acquise dans le public ou le privé. Si la sélection finale, faite par un comité ad hoc présidé par l’ex-PDG de Peugeot SA, s’est révélée assez prévisible – un peu moins des deux tiers des préfigurateurs viennent de l’État, un quart de l’Assurance maladie, seuls deux d’entre eux viennent du secteur privé21 –, du fait des susceptibilités à ménager dans une phase critique de création institutionnelle, le recours à un cabinet de recrutement « très pro » a permis d’écarter des individus lacunaires sur le plan technique mais poussés par les acteurs politiques. Il a, en d’autres termes, servi à dépolitiser, dans une certaine mesure, le recrutement des premiers directeurs généraux.

La réforme HPST a consacré la montée en puissance des multinationales du conseil, déjà amorcée avec l’adoption de la T2A et la création de missions d’appui du type de la MEAH : désormais étroitement associées à l’élaboration des réformes, les grandes firmes généralistes et internationales du conseil en profitent pour s’ouvrir des marchés en aval, dans la phase de mise en œuvre des réformes, selon une logique d’auto-consolidation.

Une dynamique d’auto-renforcement de la consultocratie hospitalière

La montée en puissance des consultants dans un secteur hospitalier en réforme permanente est donc en partie explicable par la reconfiguration plus générale des relations entre secteur privé et secteur public, depuis les années 2000. En un sens, la sous-traitance d’une partie des réformes aux grands cabinets de conseil est devenue un réflexe chez des élites étatiques qui elles-mêmes sont de plus en plus porteuses d’un ethos économique (dans les grands corps, il n’est plus rare de cumuler une scolarité à l’ENA et dans une business school type HEC, sans parler des pratiques de pantouflage). Cependant, une fois enclenchée, cette dynamique s’alimente d’elle-même.

L’accent mis par les pouvoirs publics sur « l’innovation » à l’hôpital constitue une illustration exemplaire de cette tendance. « L’Innovation », désormais célébrée à longueur de discours ministériels et administratifs, est comme Janus : à la fois générateur de surcoûts appelant à redoubler les efforts de rationalisation de l’organisation hospitalière (par exemple, en optimisant l’utilisation des blocs opératoires et des plateaux techniques) et facteur de croissance et de compétitivité de l’économie française22. « À l’image de la médecine de ville, les hôpitaux, publics comme privés, devront nécessairement se saisir des outils du numérique pour proposer des services plus performants et efficients, écrivent deux “experts” écoutés des décideurs […] Le monde des start-up est en ordre de bataille pour accompagner les hôpitaux dans leur révolution digitale. Les outils proposés sont de plus en plus performants et couvrent une grande diversité de fonctions. Il s’agit à la fois d’améliorer la gestion des flux de patients, le suivi médical à distance, la communication des équipes, l’information et l’éducation des patients ou encore l’organisation administrative des établissements. »23 Dans les deux cas, la redéfinition de la place et de l’activité de l’hôpital dans l’offre de soins dans les années à venir conduit à expulser l’hôpital de son extra-territorialité par rapport au monde économique. Dit autrement, la porosité des frontières entre industries, sociétés de conseil et établissements hospitaliers est appelée à s’accentuer. Partant, les consultants y seront des acteurs de plus en plus incontournables même si leur (coûteuse) présence est fortement contestée par des soignants qui doivent faire face à la baisse de leurs effectifs et à la dégradation de leurs conditions de travail.

 

1. Pierru F., (coll.) Juven P.-A. et Vincent F., Pire que le mal. Réformes et faillites de l’hôpital public, 2019, Paris, Éditions Raisons d’Agir.
2. Saint-Martin D., “The New Managerialism and the Policy Influence of Consultants in Government : An Historical-Institutionalist Analysis of Britain, Canada and France”, Governance 1998, 11(3) ; « Les consultants et la réforme managérialiste de l’État en France et en Grande-Bretagne : vers l’émergence d’une “consultocratie” ? », Revue canadienne de Sciences Politique 1999, 32(1).
3. France P. et Vauchez A., Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage, 2017, Paris, Les Presses de Sciences Po.
4. Gervais J., « Les sommets très privés de l’État. Le “Club des acteurs de la modernisation” et l’hybridation des élites », Actes de la recherche en sciences sociales 2012, no 194.
5. Thine S., Lagneau-Ymonet P., Denord F. et Caveng R., « Entreprendre et dominer. Le cas des consultants », Sociétés contemporaines 2013, no 89.
6. Ibid.
7. Bezès P., Réinventer l’État, 2009, Paris, PUF.
8. Gervais J. et Pierru F., “Management consultants as policy actors”, in Halpern C. et a. (dir.), Policy Analysis in France, 2018, Palgrave.
9. France P. et Vauchez A., Sphère publique, intérêts privés, op. cit.
10. Denord F., Lagneau-Ymonet P. et Thine S., « Le champ du pouvoir en France », Actes de la recherche en sciences sociales 2011, no 190, p. 36 ; Denord F. et Lagneau-Ymonet P., Le concert des puissants, 2016, Raisons d’agir Éditions.
11. Laurens S., Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucraties à Bruxelles, 2015, Marseille, Agone.
12. Nous reprenons partiellement dans cette partie les développements de notre article coécrit avec Nicolas Belorgey, « Une “consultocratie” hospitalière ? Les consultants courtiers de la réforme du système de santé », Les Tribunes de la santé 2017, no 55.
13. Pour un récit « indigène », voir Georges-Picot A., « Les consultants ont-ils fait évoluer le management à l’hôpital ? », Gestions hospitalières 2016, no 554.
14. Gay R., L’État hospitalier : réformes hospitalières et formation d’une administration spécialisée en France : (années 1960-années 2000), thèse pour le doctorat de Sciences Politiques, 2018, Grenoble.
15. Belorgey N., L’hôpital sous pression. Enquête sur le nouveau management public, 2010, Paris, La Découverte.
16. Ibid., p. 52.
17. Georges-Picot A., « Les cabinets de conseil et la réforme de la santé en France », Sociologies pratiques 2002, no 6.
18. Pour plus de détails, voir Pierru F., « Le mandarin, le gestionnaire et le consultant. Le tournant néolibéral de la politique hospitalière », Actes de la recherche en sciences sociales 2012, no 194.
19. Mentionnons que le conseiller technique en charge du dossier ARS au cabinet de Mme Roselyne Bachelot était issu lui-même de McKinsey où il est d’ailleurs retourné après l’adoption de la loi.
20. Belorgey N., L’hôpital sous pression, op. cit.
21. En réalité, un seul a une trajectoire qui s’est faite exclusivement dans le privé (la Générale de santé puis la fondation Rothschild), l’autre étant un X-Mines passé par les cabinets ministériels et l’industrie agro-alimentaire.
22. Juven P.-A., Pierru F. et Vincent F., Pire que le mal. Réformes et faillites de l’hôpital, op. cit., chap. 4.
23. Marques C. et Bouzou N., « Hôpital : libérer l’innovation », Note de la Fondation pour l’innovation politique févr. 2017.

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